Mise au point de Nouvelle-France
David Gaeber et David Wengrow nous proposent une « Nouvelle Histoire de l'humanité ». Les auteurs sont deux savants, un anthropologue et un archéologue. Leur livre est très impressionnant, ne serait-ce que par son nombre de pages : 700. Comme leur livre s'ouvre sur les jésuites de Nouvelle-France et le grand philosophe huron kAndiaronk, il se mérite bien une petite mise au point.
Mise au point de Nouvelle-France
Vient de paraître, à Londres et à Paris, un gos ouvrage populaire qui se présente comme Une nouvelle histoire de l'humanité. Le livre est de David Graeber et de David Wengrow, deux savants, respectivement anthropologue et archéologue. La rhétorique éditoriale est impressionnante, avec un flot continue de notes en bas de page et une impressionnante bibliographie de 65 pages.
Le premier chapitre du livre présente la thèse et la méthode d'analyse. Le style, qui sera celui de tout l'ouvrage, est léger et souvent amusant. Graeber et Wengrow comptent rassembler les données qui se sont accumulées, au fil des dernières décennies, en archéologie, ethnologie, anthropologie, géographie, sociologie, histoire, etc., pour enfin dire ce que les savants de ces disciplines n'ont pas le courage d'exposer. Quoi donc ? C'est très simple, car il s'agit de refaire les dissertations de Rousseau et de Hobbes qui seraient toujours, malheureusement, les fondements de notre conception de l'histoire de l'humanité. Depuis eux, pourtant, nos connaissances ont beaucoup évolué et il est temps d'exposer sur sept cents pages ce que les « chercheurs spécialisés » se refusent à faire, « contredire la thèse de l'évolution » qui a conduit aux inégalités et au monde proprement sauvage qui est actuellement le nôtre, où l'on ne connaît plus aucune liberté. Justement, le vocable « sauvage » est ici tout à fait approprié, car personne d'autre que nos deux savants ne sait encore, ce qui tombe pourtant sous le sens, que notre pensée moderne ne vous vient nullement des philosophes français du XVIIIe siècle, de la Révolution française qu'ils ont largement contribué à produire et de la révolution des États-Unis qui a suivi. Non. Notre pensée nous vient des philosophes indigènes, philosophie d'ailleurs toujours édulcorée, car pour l'Europe et maintenant tout l'Occident, les Amérindiens étaient des sauvages et, qui plus est, stupides.
Donc, oubliez les philosophes du Siècle des Lumières et mettez-vous enfin, après plus de trois cents ans, à l'écoute des Amérindiens de la Nouvelle-France. C'est l'objet de tout le second chapitre de l'ouvrage où se trouve appliquée clairement la forme d'analyse qu'on retrouvera jusqu'à la fin. Ce serait un régal d'en faire un compte rendu critique, un chapitre après l'autre, mais on s'en tiendra ici, et ce sera assez pour des raisons évidentes, au chapitre 2, sur la Nouvelle-France.
Car, contrairement à Graeber et Wengrow, je vous écris de Nouvelle-France et je sais donc de quoi je parle. Bien entendu, la Nouvelle-France n'est plus ce qu'elle a été. Mais si elle n'est plus très nouvelle, elle reste bien française et, au Québec, la littérature française traditionnelle sur l'Amérique fait partie de la culture, même de la culture populaire (Cartier, Champlain, Sagard, etc.). Et c'est normal, puisque ces textes et ces documents du XVIIe et du XVIIIe siècles nous parlent encore de ce qui est resté bien vivant pour nous. Le territoire, c'était l'Amérique, qui est encore nôtre aujourd'hui ; les Montagnais et leur langue, l'innu, sont toujours et de plus en plus vivants sur toute la côte nord du Québec (et leur littérature d'actualité), comme les Cris de la Baie James ou les Iroquois des villages de la région de Montréal. Or, je peux en parler d'autant mieux que j'ai étudié durant plus de quarante ans cette littérature française sur la Nouvelle-France et j'étais bien placé pour le faire. Aussi, voir deux savants en faire magiquement le point de départ de leur nouvelle histoire de l'humanité, me surprend beaucoup et il me semble que je peux m'autoriser de leur adresser une petite mise au point. Elle ne concernera pourtant que les deux pierres sur lesquelles ils installent en équilibre instable une thèse forcément chambranlante (et je suis désolé que ce vocable courant en Nouvelle-France ne se trouve pas dans les dictionnaires du français). Ce sont d'abord les Relations des jésuites et ensuite la philosophie qu'ils croient exemplaire de « Kandiaronk », qu'ils présentent comme un chef wendat.
Les Relations des jésuites
De quoi s'agit-il ? De quarante livres publiés en 1616 et en 1626, puis annuellement de 1632 à 1672, treize d'entre eux comprenant deux relations, l'une du Saint-Laurent (rédigée par le supérieur de Québec), l'autre de Huronie, tandis que six autres relations, rédigées ensuite, sont restées inédites. Pourquoi ? Parce qu'il devenait, avec le temps, très gênant de continuer à publier de telles niaiseries. Manifestement Graeber et Wengrow n'en ont jamais lu aucune. « Au XVIIIe siècle [sic], écrivent-ils, vous aviez toutes les chances de trouver sur les étagères d'une famille bourgeoise d'Amsterdam ou de Grenoble un exemplaire des Relations des jésuites ». Or, cela est tout simplement impossible, surtout en France, où ces livres étaient publiés à Paris, chez l'éditeur Cramoisy. Je vais vous dire la stricte vérité. Les jésuites publiaient annuellement ces relations missionnaires pour tenter d'obtenir des aumônes ; ces livres étaient distribués d'abord dans les couvents de religieuses où ils étaient pieusement lus au réfectoire ; ensuite dans leurs collèges, où ils étaient très peu lus, puisque aucun de leurs élèves n'en a jamais fait état ; enfin, auprès des parents des missionnaires, des fonctionnaires et des ministres, qui en lisaient le premier chapitre, sur l'état de la colonie, avant de les jeter après les avoir vaguement feuilletées. L'important est d'enregistrer un fait très simple : aucun intellectuel français n'a jamais fait état de ces relations missionnaires, s'agissant pour eux d'inqualifiables bondieuseries ; aucun philosophe (Montesquieu, Diderot, d'Alembert, Condillac, etc.), les rédacteurs de l'Encyclopédie, surtout pas Rousseau (!), n'en a jamais lue, utilisée ou citée aucune. Ah ! sauf Voltaire qui prend une fois plaisir à s'en moquer (dans la Défense de mon oncle, je crois).
Ces relations ne seront rassemblées qu'au milieu du XIXe siècle, en 1858 à Québec, puis éditées magistralement par R. G. Thwaites au tournant du XXe siècle. Et ce sont des savants qui vont les dépouiller pour en tirer des informations historiques, géographiques, ethnographiques, linguistiques, religieuses aussi en ce qui concerne l'apostolat jésuite. Mais au Siècle des Lumières, on n'en est évidemment pas là et l'hypothèse y trouvant une « critique indigène » de l'Europe ayant nourri la philosophie française relève d'un pur délire. Voyons cela.
Graeber et Wengrow découpent une quinzaine d'extraits de ces relations, toujours cités hors contexte. Il s'agit de fragments pris des relations de Pierre Biard, Paul Lejeune et Jérôme Lallemant. D'abord les textes sont pris au pied de la lettre et ensuite les auteurs y projettent leurs propres idées. Le premier exemple, très simple, suffira à l'illustrer. Biard fait dire aux Micmacs, parlant des Français, « vous ne cessez de vous entrebattre et quereller l'un l'autre, [tandis que] nous vivons en paix ». Et d'ajouter, « chose difficile à croire », ces pauvres gens s'estiment « plus riches que nous ». Interprétation : « Biard semblait particulièrement irrité de les entendre répéter [sic] que toutes ces qualités les rendaient en fait plus "riches" que les Français. Ils n'avaient peut-être pas autant de possessions matérielles, mais disposaient d'atouts autrement précieux : la quiétude, le confort et le temps ». Cette interprétation oublie complètement le sens du texte qui forme la conclusion de la relation, sur les difficultés que les missionnaires auront à convertir ces nomades, au mode de vie précaire et très difficile, qui s'estiment pourtant supérieurs aux Français, en dépit de leurs défauts (longue énumération), « ni plus ni moins que vous voyez en notre France les dévoyés de la foi s'estimer et se vanter être meilleurs que les catholiques ». Avec cette citation brute, les auteurs oublient deux choses, d'abord la leçon servie au lecteur français, à la lumière d'une critique amérindienne administrée à dessein, et ensuite l'humour de cette pensée de supériorité de pauvres nomades, qui culmine avec cette anecdote : un Micmac, ayant appris que le jeune roi de France n'était pas encore marié, propose de lui donner sa fille, mais à la condition qu'il se soumette aux coutumes du pays « et lui fît de grands présents, à savoir quatre ou cinq barriques de pain, trois de pois ou de fèves, un de pétun, quatre ou cinq chapots de cent sols pièce, avec quelques arcs, flèches et harpons ». Bref, comme on le voit, les Micmacs ne négligeaient pas les « possessions matérielles » !
Ces découpages aléatoires et les projections idéologiques de Graeber et Wengrow conduisent à un exposé doublant la liberté et la non-propriété, un « communisme primitif », produisant l'égalité américaine, qui deviendra l'idéal européen, du moins sous forme de débat. Et c'est alors qu'entre en scène Kondiaronk, « philosophe et chef politique wendat dont les vues sur la nature de l'homme et des sociétés humaines connurent une seconde vie dans les salons européens des Lumières ».
Kondiaronk
La phrase qu'on vient de lire accumule tant de faussetés que ce sera amusant de les énumérer.
D'abord, « Kandiaronk » s'écrit Kondiaronk et cela ne fait aucun doute puisqu'il s'agit d'une pure invention de Charlevoix. Dans toute la littérature de la Nouvelle-France, ce nom n'apparaît que deux fois. Et jamais avant l'Histoire de la Nouvelle-France de l'historien jésuite, parue en trois volumes en 1744. J'en donne les références précises pour fin de vérification (sur Gallica ou Recherche de livre de Google, par exemple). La première fois que l'on trouve son nom, c'est dans le texte du premier volume, page 535 : il s'agit du chef « kondiaronk, plus connu de nos relations sous le nom de le Rat ». Au second volume, page 277, lorsqu'il est question du discours de le Rat, lors des discussions menant à la paix de Montréal en 1701, on lit en marge cette note éditoriale, « discours de Kondiaronk ». Jamais aucun autre document narratif ou administratif ne porte ce nom et c'est normal, s'agissant d'une pure invention de l'historien jésuite.
Charlevoix nous fait pourtant un formidable éloge de ce chef huron qu'il désigne toujours de son surnom français, le Rat. Il nous présente un diplomate et chef de guerre vraiment astucieux, compétent et très efficace, aux services des Hurons de Michillimakinac, dont il est sans conteste le plus intrépide guerrier. D'ailleurs, écrit-il, il sera la seule personne en Nouvelle-France à pouvoir tenir tête au gouverneur Frontenac. Et de glorifier son rôle lors de la Paix de 1701 à Montréal, en faisant pour finir rien de moins qu'un saint.
Mais pourquoi donc cette affabulation du nom de « Kondiaronk dit le Rat » ? Tout simplement parce que tout ce que je viens de résumer est simplement un plagiat du jésuite qui copie la correspondance, les mémoires et les dialogues de Lahontan au sujet du Hurons dont le « vrai » nom est Adario dit le Rat. Si le jésuite avait donné son nom, tout le monde aurait su que non seulement il avait démarqué Lahontan, mais qu'il avait considérablement transformé son texte « historique » en faisant du personnage un grand héros et un saint homme. Il faut savoir que le baron de Lahontan était un ennemi juré des jésuites, un anticlérical et un athée, comme c'était le cas des libertins de la seconde moitié du XVIIe siècle, Cyrano de Bergerac, par exemple. Comme il n'y a rien de plus jésuite qu'un membre de la Compagnie de Jésus, Charlevoix était autorisé à maquillé son plagiat et sa réécriture de Lahontan pour la plus grande gloire de Dieu. C'était de bonne guerre.
Il faut dire que Lahontan n'était pas en reste, car son Adario dit le Rat, puis son Adario tout court de ses Dialogues avec un sauvage, n'en était pas moins une pure fabulation. Mais avec une différence considérable : le baron de Lahontan, dans les trois volumes de ses Voyages en Nouvelle-France, en 1702 et 1703, n'a jamais eu l'intention de tromper personne. Sauf pour quelques naïfs, n'importe quel lecteur comprend qu'Adario est un « personnage », qui sert de faire-valoir à l'auteur dans sa correspondance et ses mémoires, devenant petit à petit son porte-parole, avant de devenir le bon sauvage parfaitement fictif des Dialogues, exprimant les idées anarchistes (et nullement philosophiques) de Lahontan
Ce Huron, originaire des tribus du Pétun, a été un des nombreux chefs du village des Hurons de Michillimakinac. Lahontan l'a très vaguement connu lors de ses deux brefs passages au poste français en 1688 et 1689, mais il ne s'est jamais entretenu avec lui, puisque Soiaga, car voilà son nom, ne parle pas français et que Lahontan ne parle pas huron. Il a surtout entendu les responsables du fort lui parler de l'épouvantable trahison du supposé stratège, qui a ignominieusement attaqué une délégation iroquoise se dirigeant vers Montréal à la demande du gouverneur Denonville, tuant plusieurs ambassadeurs, contre les lois élémentaires de la diplomatie amérindienne. Et Soiaga, dont le nom huron signifie « rat musqué » et que les Français surnomment le Rat, est très souvent nommé (par son nom ou son surnom) dans la correspondance coloniale avec Paris et Versailles, et pas souvent en son honneur. En revanche, il aura une longue destinée qui s'achèvera, comme c'est souvent le cas dans la vie, par ses funérailles. Elles ont été amérindiennes, militaires et chrétiennes, car il avait été baptisé par les jésuites de Michillimakinac, et son inhumation à la cathédrale Notre-Dame de Montréal enregistre son décès le 3 août 1701, sous son nom complet, Gaspard Soiaga. Alors exit Adario, aussi bien que Kondiaronk
Cet exposé biographique était essentiel pour évaluer la supposée philosophie américaine de l'Adario de Lahontan que Graeber et Wengrow nous présentent sous le nom et le personnage de Kondiaronk inventés par Charlevoix. Comme on s'en doute, c'est bien la pensée de Lahontan que les deux auteurs mettent à la source de leur Nouvelle Histoire de l'humanité. Et leur analyse aura encore moins de valeur que celle des extraits découpés au petit bonheur dans les relations des jésuites. Car c'est maintenant le pensée philosophique d'un « authentique » Amérindien qu'ils nous présentent avec le plus grand sérieux, d'abord dans la section consacrée à sa pensée au début de l'ouvrage, et ensuite au fil de pas moins de vingt évocations et invocations du philosophe américain, du début à la fin du livre, pour en faire encore un sujet important du dernier chapitre, avant la conclusion. Il s'agit vraiment de leur vedette principale, avec ensuite Lahontan, son créateur, et Jean-Jacques Rousseau, dont il s'agit de réécrire son « histoire de l'humanité ». Il vaut la peine de recopier ici l'ouverture de leur présentation de sa pensée :
« La critique indigène, cette attaque morale et intellectuelle coordonnée des observateurs amérindiens contre la société de leurs envahisseurs, était donc née. Afin de mieux comprendre son évolution et de mesurer son impact sur la pensée européenne, nous allons maintenant nous intéresser au destin de deux hommes : un aristocrate français ruiné, Louis-Armand de Lom d'Arce, baron de La Hontan, et un chef wendat exceptionnellement brillant, Kandiaronk ».
La vérité est fort simple : il n'y a là qu'un formidable auteur et son personnage, Lahontan et Adario. Dès lors, la lecture de Graeber et Wengrow est fascinante, du point de vue intellectuel. Mais elle est d'abord amusante. Ils croient que les dialogues sont « authentiques ». « Nous avons également toutes les raisons de penser que Kandiaronk s'était bien rendu en France », car c'est ce voyage diplomatique qui permet d'expliquer « sa connaissance et sa compréhension extrêmement fines des affaires et de la psychologie des Européens ». Mais ce n'est pas tout, car Kondiaronk est rompu à la rhétorique, « ce qui lui permettait d'avoir très souvent le dessus dans les débats ». Et en effet, si sa philosophie américaine a été si souvent débattue dans les salons français, il faut savoir que cela était déjà le cas dans le salon littéraire et philosophique de Frontenac à Québec ! « Montréal [sic, pour Québec] abritait un salon annonciateur des Lumières, tenu par le gouverneur de la Nouvelle-France et où Kandiaronk apparaissait périodiquement pour débattre des sujets précis traités dans les Dialogues, en endossant le rôle du sceptique rationnel ». Nous sommes, évidemment, en plein délire, car l'idée de présenter Kondiaronk à la table de Frontenac pour divertir ses officiers était de Charlevoix et se transforme ici en salon ! On oublie, ce que j'ai appris de sources sûres, que Frontenac avait soin d'avoir aussi à sa table un interprète de la langue huronne qui, à Québec, ne pouvait être qu'un jésuite. Je peux donc vous dire que les discussions philosophiques avec Kondiaronk faisaient beaucoup d'étincelles au salon... Un petit verre de mousseux de Champagne ! avait l'habitude de dire Frontenac, pour apaiser les esprits, ce que l'interprète jésuite ne refusait pas, mais c'était justement l'occasion pour Kondiaronk de dénoncer la frivolité des Français qui se refusaient à entendre la pensée philosophique amérindienne.
Reprenons notre sérieux, car tout cela est déjà assez amusant sans en rajouter. Alors venons-en pour finir au caractère proprement fascinant, dans l'utilisation de la pensée de Lahontan prêtée à Kondiaronk, puisque, du point de vue intellectuel, il s'agit d'un tour de force peu commun, réalisé par deux intellectuels de haut niveau. Car tel n'était pas le cas de Lahontan.
Louis-Armand de Lom d'Arce débarque à Québec en novembre 1683. Il a seize ans. C'est un grand adolescent, un collégien qui a reçu une excellente instruction classique, comme ses textes en feront foi. Mais là s'arrête son parcours intellectuel. Durant plus de dix ans, il se consacre tout entier à une carrière militaire qui le conduira de cadet, c'est-à-dire de sans grade, aux rangs d'officier, de capitaine et finalement de lieutenant du roi, à Plaisance, soit jusqu'en 1693. Mais c'est alors qu'il s'enfuit, est accusé de désertion et condamné à l'exil dans différentes capitales d'Europe. Son séjour en Nouvelle-France est de l'ordre du tourisme ; il ne connaîtra jamais de près les Amérindiens, ses fréquentations se limitant à quelques randonnées de chasse avec les Algonquins, dont il ne parle pas la langue, contrairement à ses prétentions (sa liste de mots, recopiée manifestement de celles qui circulent parmi les commerçants et militaires, prouve qu'il a une très piètre connaissance de la langue). Et son oeuvre prouvera qu'il ne connaît pas grand-chose des Amérindiens, tout juste ce qu'en connaissent les « touristes » européens séjournant une dizaine d'années dans la colonie française, où les indigènes ne se trouvent pas souvent.
Cela dit, dix ans de tourisme en Nouvelle-France, le temps d'une formation militaire qui tourne court, cela lui permet tout de même de torcher un ouvrage populaire en trois volumes, ses Voyages parus en 1702 et 1703, comme on l'a vu plus haut. Il faut les lire pour comprendre que l'auteur n'est pas très savant sur la Nouvelle-France. Mais l'important est de savoir qu'il ne s'agit nullement de l'oeuvre d'un écrivain, mais d'un romancier. Or, il en est un excellent, qui aura un grand succès, bien mérité (surtout dans la réécriture de l'oeuvre par Nicolas Gueudeville). Celui qui a le mieux présenté son oeuvre est l'historien de la littérature, spécialiste de l'histoire des idées, Gilbert Chinard, copieusement dénigré par Graeber et Wengrow, probablement parce qu'ils n'ont aucune compétence dans l'analyse littéraire. La conclusion de G. Chinard, dans son essai Sur l'exotisme américain dans la littérature française ou encore dans son édition critique des Dialogues, peut se résumer ainsi, très simplement et surtout justement : Lahontan n'a rien d'un penseur ou d'un philosophe ; en plus de connaître très approximativement les Amérindiens, il leur prête ses « idées », qui sont bien loin de la pensée subversive et articulée de ses contemporains, les libertins. Il s'agit proprement d'un « anarchiste », de l'anarchisme que l'on connaît tous à l'adolescence, qui consiste à s'amuser en contredisant systématiquement tout ce qu'on entend dire autour de soi. Et dans ses quatre Dialogues avec un sauvage, cela sera une remarquable réussite. D'abord parce que dans une conversation on dit n'importe quoi sur un sujet donné, sans aucune suite logique, et le déboulonnage auquel se livre notre grand adolescent est vraiment d'un comique irrésistible
Alors une double conclusion s'impose. D'abord et c'est l'essentiel, déjà bien connu, l'oeuvre de Lahontan aura non seulement un grand succès populaire, mais elle aura une influence considérable sur les philosophes des Lumières. Non pas dans son contenu, bien entendu, car les penseurs du XVIIIe siècle auront été assez intelligents pour comprendre qu'il n'y avait rien à tirer de la « pensée » de Lahontan, puisqu'il n'en avait aucune. Son influence aura été dans la dynamique géniale de son oeuvre romanesque, soit la création d'un personnage, son Adario, et une forme de rhétorique narrative, généralement le dialogue, où l'on peut s'exprimer avec beaucoup de force et de virulence, mais sans qu'on puisse nous en attribuer la responsabilité. La seconde conclusion est vraiment fascinante. C'est de voir deux intellectuels découper des fragments des improvisations de Lahontan pour les attribuer, rétrospectivement, par l'intermédiaire de « Kondiaronk », aux « philosophes américains » et mettre cette philosophie à la source d'Une nouvelle histoire de l'humanité.
Référence
David Graeber et David Wengrow, the Dawn of everything : a new history of humanity, Londres, MacMillan, 2021. Au commencement était... : une nouvelle histoire de l'humanité, traduction d'Élise Roy, Paris, Les liens qui libèrent (LLL), 2022.
Pour aller plus loin
Les Relations des jésuites et autres documents, the Jesuit Relations and allied documents, édition bilingue de Reuben Gold Thwaites, Cleveland, Burrows, 1896-1901, 73 vol.
Lahontan, OEuvres complètes, édition de Réal Ouellet, avec la collaboration d'Alain Beaulieu, Les presses de l'Université de Montréal, 1990, 2 vol., notamment « Les dialogues entre un sauvage [Adario] et le baron de Lahontan », vol. 2, p. 801-883.
G. Laflèche, Bibliographie littéraire de la Nouvelle-France, Laval, Singulier, 2000. Suppléments de la bibliographie courante, descriptive et critique sur < Singulier.info/nf/ >. C'est là qu'on trouvera les références aux oeuvres citées dans cet article (notamment les travaux de Gilbert Chinard).
G. Laflèche, « Les relations des jésuites de la Nouvelle-France », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 29, no 2, vol. 30, nos 1-3, 1999 et 2000.
G. Laflèche, « Étude littéraire des Dialogues avec Adario », chapitre 11 de l'ouvrage à paraître en 2024, les OEuvres complètes complétées de Lahontan, Laval, Singulier.
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