Un tour d'horizon de la situation socioéconomique du Brésil, dont les faiblesses sont mises en exergue par la Coupe du Monde 2014. (Article personnel via le site Revue Regain)
C’est le Brésil dans mon jardin. Chaleur et maillots de bain. On se prélasse sur de faux airs de samba. Voilà pour les clichés. Car en cette période de Coupe du Monde, la véritable situation socio économique du pays est bien méconnue du supporteur lambda, dont souvent - et pour son plus grand bonheur - on attire l’attention à coups de ballons de foot, de cocktails verts et jaunes et de danses endiablées. Las ! Bientôt les joueurs rentreront dans l’arène et beaucoup auront oublié les rares articles faussement indignés publiés par certains journalistes bien pensants pour se donner bonne conscience ; les mêmes qui, le lendemain à la même page (pour ne pas dire dans le même exemplaire...) ne manqueront pas de faire l’apologie des festivités à venir, investisseurs étrangers et mondialisation obligent.
Comme tout pays organisateur d’un tel évènement, le Brésil se doit de faire bonne figure. Alors on s’active, on nettoie, on fait briller le sol par tous les moyens. Et vlan ! Poussière envoyée sous le tapis d’un revers de balai. La statue du Christ Rédempteur a des allures de M. Propre. Officiellement : des stades luxueux, du gazon bien vert et des joueurs qui rivalisent d’expérimentations capillaires (la « coupe » du monde porte bien son nom...). Officieusement : un squelette démocratique, dénoncé dans les années 80 par la démocratie corinthiane de Sócrates bien au-delà des clubs de foot, un soupçon de corruption et une armada UPPienne pas si pacificatrice que ça, financée à la fois par l’Etat et plus ou moins directement par les grands groupes d’investisseurs, tous partisans du « nettoyage social ».
Justice (a)sociale.
La Coupe du Monde au Brésil, ce sont plus de 10 milliards d’euros (comparé au milliard investi par la France en 1998, petits joueurs que nous sommes !) dépensés par un Etat classé premier en termes d’inégalités riches-pauvres parmi les pays émergents. Et contrairement aux idées reçues, l’arrivée du Parti des Travailleurs de Lula et de Dilma Rousseff n’a pas mis un terme à cette fracture sociale : si certains progrès ont été constatés au plan économique, l’écart riches-pauvres est sans précédent ; idem pour celui entre capital et revenus du travail. A l’origine de ces dichotomies on retrouve notamment l’augmentation astronomique des intérêts versés aux détenteurs de titres de la dette publique (36% du budget brésilien en 2009 soit 380 milliards de reais selon Courrier International).
Le Mondial, ce sont aussi plus de 250.000 personnes expulsées de force de leur logement la plupart du temps sans contrepartie financière, des chantiers aux conditions de travail déplorables, des victimes de balles (parfois) perdues (celles des fusils d’assaut de l’UPP, pas de Fernando Torres qui s’efforce de viser le but), bref autant d’actions rédhibitoires, illégales et anticonstitutionnelles orchestrées par l’Etat et les investisseurs gringos au nom de la gentrification, autant d’éléments symptômes du manque d’influence de l’ONU face au monstre financier aux accents mafiosos qu’incarne la FIFA.
Pas étonnant que le "bas-peuple" se révolte, donc, lorsqu’il voit ses impôts affectés au financement d’un événement auquel il ne pourra assister et dont la construction se fait au détriment des populations locales, sur fond de refrain habituel : les riches s’enrichissent et les pauvres... s’appauvrissent !
Dans un pays classé à la 85ème place du développement humain, où une personne sur dix est analphabète, où la durée moyenne de scolarisation est de 7 ans et où le manque de personnel médical se fait sentir - entre autres choses - on comprend que le contribuable s’arrache les cheveux en voyant qu’il participe - avec son salaire souvent durement gagné - au financement d’une Coupe dont il ne tirera a priori aucun bénéfice.
Beaucoup de Brésiliens déplorent le peu d’importance qu’accorde l’Etat à leurs revendications, qui touchent aussi bien l’éducation que la santé ou encore les transports. Celles-ci concernent des besoins fondamentaux et des droits sociaux pour lesquels la population en quête d’un semblant de justice sociale tente de manifester, mais attention, pas trop près de la pelouse tout de même : tout manifestant qui aurait l’outrecuidance de s’approcher trop près de l’arène se verrait remercié, en des termes moins courtois, bien sûr (cf. les lois d'exception criminalisant le droit à manifester). En effet, d'après Atila Roque, directeur exécutif d’Amnesty International Brésil, « de nouveaux textes de loi antiterroristes à la formulation vague […] menacent le droit à la liberté d’expression et pourraient servir à sanctionner ceux qui prennent part à des manifestations pacifiques. »
Panem et circenses
Pão e circo, en l'occurrence. Le foot, bien que converti en empire financier sous le joug capitaliste, est avant tout une affaire culturelle. Mais trop de jeu tue le jeu. Et le Brésil n’exerce pas ou plus avec brio ce stratagème plébiscité des empereurs romains : le peuple brésilien en a assez d’être diverti, il veut du pain !
Manifestations donc, mais aussi grèves (pour ne citer que quelques catégories : professeurs, personnel hospitalier, chauffeurs de taxi et de métro notamment à São Paulo). Chaque secteur revendique une revalorisation salariale qui selon lui aurait du aller de pair avec l’augmentation du coût de la vie auquel ont fait face les grandes villes du pays ces dernières années. Autant d’entraves donc, au bon déroulement de la Coupe.
« S’ils peuvent attendre un mois avant de faire des éclats un peu sociaux, ben ça serait bien pour la planète football quoi, mais bon après, après on maîtrise pas ».
Platini, président de l’UEFA un peu perché et renommé Platiniare pour l’occasion, demande poliment aux Brésiliens de faire un effort pendant un mois, parce qu’après tout les footeux sont « au Brésil pour leur faire plaisir ». De quoi ravir un grand nombre d'autochtones qui n’auront même pas de quoi assister à cette « Coupe du Monde de la fracture sociale » (pour reprendre les termes de Romário, ancien footballeur brésilien actuellement député) réservée aux élites, inflation du prix des billets oblige.
La FIFA « maîtrise », elle, en prenant soin d’interdire formellement l’accès des stades dans un rayon de 2 km aux vendeurs locaux. Et le gouvernement fait de même avec sa logique répressive au sein des favelas, logique qui devrait s’accompagner d’un programme de transformation urbaine orientée vers le tourisme de masse. Cette dernière bénéficiera aux grands investisseurs étrangers déjà bien présents dans les villes dont ils contrôlent les rues et les espaces publics, et dont la quasi totalité des habitants sont leurs salariés (ex. Rio de Janeiro). Pour traduire en des termes moins politiquement corrects : la ville devient entreprise au nom du néo-libéralisme et des hommes de pouvoir, tous adeptes du saint Marché.
Autre forme de répression, les milices, ces organisations paramilitaires mafieuses qui dominent 45% des favelas de Rio, soutenues par l’UPP et le gouvernement, qui surfent sur la vague de l’insécurité, empêchent les débordements et s’affranchissent de la loi et des règles. Carton rouge.
Hors-jeu.
Il va sans dire qu’un tel évènement reste important, car l’occasion pour les citoyens de beaucoup de pays d’oublier un instant leurs problèmes et de communier autour d'un semblant de cohésion nationale. Souvent à coups de vuvuzela et d’accolades alcoolisées. D’autres s’économiseront le déplacement (jusqu'à l'aéroport ou jusqu'à leur télécommande) pour des raisons éthiques ou morales, ou seulement par désintérêt total. Peu importe.
Il est surtout important de retenir que le cas du Brésil n’est évidemment pas isolé et que la Coupe du Monde, si elle est source de graves tensions, met « seulement » au grand jour les faiblesses d’un Etat qui, comme les précédents pays organisateurs, tente par tous les moyens d’étaler sa puissance et ses richesses face aux autres nations.
Ces faits révèlent aussi un problème bien plus profond que ceux posés par la Coupe du Monde elle-même : un capitalisme et un néo-libéralisme débridés dont les ficelles sont tirées par les hommes de pouvoir (comprendre ceux qui ont de l’argent), qui se servent de la pauvreté comme d’un capital, générant ainsi de plus en plus de laissés-pour-compte. On leur doit au moins une nouvelle définition du « hors-jeu ».