Monnaie numérique
« La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme », un essai et panégyrique de propagande sur la supériorité morale de la « démocratie libérale » (rules based world order), et, implicitement, du capitalisme en tant que modèle de société, publié par le politologue américain Francis Fukuyama en 1992, aurait bien pu accéder au statut de prophétie pour la postérité, si le grand capital ne s’était pas tiré une balle dans le pied au lendemain d’un certain 24 février 2022.
Bien qu’aujourd’hui, 35 ans après, d’autres prophètes nous annoncent d’ores et déjà une autre « fin », non pas la « Fin de l’Histoire » mais carrément « La Fin de l’Homme » (1), il se pourrait bien qu’une nouvelle fois l’adage populaire se vérifie : « Les prévisions sont très difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir. »
Une chose est sûre néanmoins, nous sommes à la fin de quelque chose. Pour certains c’est la fin d’un système économique et social, le capitalisme justement, bien que l’économiste hétérodoxe américain, Michael Hudson, préfère parler de « Grand schisme d’Occident » ou « Schisme Grégorien » selon ses termes, entre le capitalisme financier du monde occidental, ou ce qui en reste, et le capitalisme industriel du reste du monde, schisme provoqué précisément par les événements du 24 février 2022 (2).
En effet, car ce qu’il y a d’intéressant à relever dans la récente interview, accordée au journaliste américain, Tucker Carlson, par le leader russe Vladimir Poutine, ce n’est pas tant ce que le dernier a dit, ça on le savait déjà, au plus tard depuis son discours devant un parterre de la Conférence de Munich sur la Sécurité en 2007, mais plutôt ce qu’il n’a pas dit.
Quand il qualifie le modèle de société occidental de « pragmatique » versus une « société russe, un peu sentimentale, plutôt tournée vers des valeurs traditionnelles », la famille, la patrie, ce qui cache à peine un paternalisme assumé, il valorise implicitement le modèle occidental, le capitalisme en l’occurrence, comme « finalité souhaitable ». Ce n’est pas pour rien qu’il faisait partie du programme des « Young Global Leaders » du « World Economic Forum ». Vladimir Poutine est donc tout sauf un communiste, contrairement à ce que les milieux conservateurs américains et autres « think tanks » tentent de nous faire croire. (3)
Et quand il parle de la « dégénérescence de l’occident » Il occulte volontairement le fait que la grande majorité dans ce monde occidental ne se range pas derrière l’instrumentalisation des minorités, ethniques, sexuelles ou idéologiques, qui n’ont d’ailleurs jamais rien demandé, par le grand capital, à des fins de propagande, et que, de ce fait, la « relève élitiste » occidentale, bien que bardée de diplômes universitaires, est en fin de compte devenu une génération de « leaders » formatés et ignorants, dépourvus de mémoire historique, un état de fait dont le Président russe se délecte, non sans une bonne dose de sarcasme. C’est de bonne guerre.
Pendant que le capitalisme financier occidental se débat encore contre ses propres contradictions, notamment en s’essayant à la digitalisation complète de son système financier, dans un effort chimérique de gagner le contrôle sur la masse monétaire en circulation, et, comme le diraient certaines mauvaises langues, de son utilisation « responsable », contrôle qui semble lui échapper lors de chaque crise financière, le capitalisme industriel (BRICS) est d’ores et déjà sur le point de créer son propre système financier. Le « schisme grégorien » suit son cours.
Du côté occidental les signes avant-coureurs de fin de règne se multiplient, ne serait-ce que par le fait que certaines banques centrales qualifient la soudaine apparition, depuis la dernière crise financière, d’une myriade de cryptomonnaies (4) dont le nombre s’élève actuellement à pas moins de 5'000 appellations (CoinMarketCap) (5), de « concurrence », démontre que nous sommes définitivement à la fin de quelque chose.
Ainsi, pour en avoir le cœur net, la Banque Nationale Suisse avait commandé, en 2021, une étude sur le sujet, étude qu’elle publie sur son site web sous forme d’un document de travail, sur la pertinence, ou non, de l’émission d’une monnaie numérique de banque centrale (Central Bank Digital Currency CBDC), annonçant d’ores et déjà ne pas avoir l’intention de le faire. (6)
Les banques centrales distinguent entre deux types de monnaies, d’une part les réserves minimales que les banques commerciales sont censées déposer à la banque centrale, afin de satisfaire les exigences minimales en matière de fonds propres, entre zéro et 10 % de la valeur des dépôts bancaires, et d’autre part, les billets de banque et pièces de monnaie en circulation, émis à l’intention du public.
La monnaie scripturale, l’ensemble des sommes comptabilisées sur les comptes bancaires, plus de 90 % de la masse monétaire en circulation, étant déjà digitalisée, l’introduction d’une nouvelle monnaie électronique par les banques centrales à l’intention des banques commerciales (tokenisation ndlr) s’avérerait « disruptif » conclut le document de travail de la BNS.
On est donc très loin de l’abandon du système de la création monétaire par les banques privées, le système des réserves fractionnaires, (fractional reserve banking) (7)(8), d’autant plus que, comme l’écrit la BNS, « la généralisation d’une monnaie centrale digitale ferait de la concurrence aux banques commerciales, ce qui affecterait négativement le marché du crédit, amenuiserait de ce fait leur capacité de refinancement et impacterait le bon fonctionnement de l’économie dans son ensemble. En revanche, une monnaie numérique, en remplacement, partielle ou entière, de la monnaie fiduciaire (billets de banques) serait moins « disruptif », cependant, la problématique de la confidentialité demeure entière. » (La forme digitale de la monnaie de banque centrale CBDC serait donc essentiellement destinée aux personnes sans accès à des services financiers, comptes bancaires, cartes de crédit, dans le but de promouvoir « l’inclusion financière », mais, surtout, de permettre une gestion plus efficace de la politique monétaire et fiscale ndlr)
Il n'est donc pas sûr qu'une monnaie digitale, dont le préfixe « crypto », provenant du grecque « caché », un antonyme pour « transparent », émis par une machine au lieu d'un collectif social, un état ou autre entité juridique, vivant sur un territoire géographiquement délimité, et dont les membres exercent une activité économique, soit prédestinée à redonner confiance dans un système, de toute évidence, aux abois.
- https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/le-panoptique-aux-temps-de-la-238778
- https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/in-nomine-domini-245477
- https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/des-images-dans-les-tetes-247184
- https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/crypto-241924
- Contrairement à la monnaie de banque centrale les cryptomonnaies n’ont pas force de loi et ne sont de ce fait pas communément acceptées en tant que moyen d’échange ce qui explique, en partie, la volatilité de leur valeur. L’émergence de ce qu’on appelle « stablecoins » a tenté de remédier à cet inconvénient, soit en imitant les banques centrales dans leur gestion de la monnaie FIAT (algorithmic stablecoins) soit en imitant les banques privées en émettant des monnaies adossées à des actifs. ( gold backed / asset-backed stablecoins).
- How to issue a central bank digital currency (snb.ch)
- https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-multiplication-des-pains-selon-204307
- https://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/monetarisme-231734
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