Moscou, 9 mai 2015, 70ème anniversaire de la victoire
A Moscou, le 9 mai 2015, j’ai tout vu, j’ai vu les chars, les fusées, les troupes d’élite, Vladimir Poutine, le président chinois, le régiment indien, les Arméniens, les Mongols, tout et tout le monde. Mais pas sur la place Rouge, car je n’étais pas invité, et je ne disposais pas du sésame qui m’aurait donné accès sur la place ou dans les tribunes. Le monde est ainsi fait, ceux qui sont invités ne viennent pas toujours, et ceux qui voudraient venir ne sont pas invités. Néanmoins, j’ai tout vu, car comme la plupart des Russes, j’étais tranquillement installé devant un poste de télévision.
- Répétition sur la Place Rouge
J’ai tout vu, et c’était grandiose. Le défilé était impeccable, les troupes étaient magnifiques, l’organisation était parfaite, l’ambiance était à ce point prenante que seul devant mon poste de télévision, je me suis levé, comme tous ceux qui étaient sur la Place Rouge, au moment de la minute de silence, et j’ai pensé à tous ceux que j’ai connus, et qui ont vécu les heures sombres et tragiques de la guerre de 1941-1945 en Russie.
Je n’étais pas le seul à me sentir touché. Vladimir Poutine aussi paraissait ému. En quelques mots simples, il a rendu hommage aux victimes de la guerre, et une fois de plus, le président russe a plaidé pour un monde multipolaire et la disparition des blocs militaires. De son discours, j’ai retenu les mots suivants :
« … L’aventure hitlérienne est devenue une leçon effroyable pour toute la communauté internationale. A l’époque, dans les années 1930, l’Europe éclairée n’avait pas immédiatement remarqué la menace mortelle que représentait l’idéologie nazie. Et à présent, soixante-dix ans plus tard, l'Histoire en appelle à nouveau à notre vigilance et à notre sagesse. Nous ne devons pas oublier que les idées de supériorité raciale et d’exceptionnalisme ont conduit à la guerre la plus sanglante … «
De retour à Paris, je me demande ce que les journalistes français ont pu écrire sur cette journée, et je lis, dans le journal « Le Parisien », la traduction du discours de Poutine et les commentaires suivants :
« « Soixante-dix ans plus tard, l'Histoire nous appelle à être à nouveau vigilants », a ajouté Vladimir Poutine, rappelant que les croyances en « une supériorité raciale avaient entraîné une guerre sanglante » et qu'il ne fallait pas commettre les mêmes erreurs. »
Tiens, c’est curieux, dans la version donnée par le quotidien, il n’est plus question du danger de « l’exceptionnalisme ». Les lecteurs du Parisien ne sauront donc pas que Poutine a évoqué les risques liés à cette théorie. Savent-ils d’ailleurs qu’il s’agit d’une théorie, et qu’elle inspire Obama et les actuels dirigeants américains ?
L’exceptionnalisme, c’est en effet une théorie politique américaine, il existe aux Etats Unis des intellectuels qui écrivent doctement sur le sujet. Obama a récemment déclaré qu’il croyait dans l’exceptionnalisme américain, qu’il y croyait « dur comme fer », « with every fiber of my being » selon ses propres paroles. Dans son discours sur l’état de l’Union, Obama précisait d’ailleurs que la question n’était pas de savoir si les Etats Unis devaient diriger le monde, mais comment ils devaient le faire. Tout cela est préoccupant, et l’on comprend que le Parisien, ne voulant pas inquiéter ses lecteurs, ne les ait pas informés de la raison des craintes du président russe.
De façon générale, la presse occidentale n’a d’ailleurs vu dans le défilé du 9 mai dernier à Moscou qu’une manifestation de propagande, ou une démonstration de force, boudée par les dirigeants américains et européens, déclarant préférer à l’étalage de la force russe les valeurs, bien entendu démocratiques, qu’ils partagent avec leurs protégés à Kiev.
Mais au-delà de ces polémiques, pourquoi, en définitive, aller à Moscou, s’il s’agissait de regarder une simple parade militaire, à la télévision ?
Tout simplement parce que l’évènement du 9 mai 2015 ne se déroulait pas sur la seule Place Rouge, mais dans tout Moscou, que dans les rues, dans les parcs, dans les jardins, partout étaient installés des estrades sur lesquelles se produisaient chanteurs et orchestres, parce qu’il s’agissait de l’anniversaire de la fin d’un conflit qui a fait un nombre incalculable de victimes, que le peuple soviétique en a payé le prix le plus élevé, parce que – c’est sans doute un lieu commun de le dire, mais comment ne pas le dire – il y a eu des victimes dans chaque famille, parce que les rangs des anciens combattants, des « vétérans » comme on les appelle ici, s’éclaircissent et qu’il n’y aura bientôt plus de témoin direct des évènements qui se sont déroulés il y a 70 ans, enfin, parce qu’ici, personne ne veut la guerre.
Alors oui, pour ces quelques raisons, il fallait aller à Moscou. Mais la raison la plus importante, c’est l’effrayante dégradation de la situation internationale, effrayante par les conséquences catastrophiques qu’elle peut entraîner, effrayante par la bêtise, l’ignorance et la haine qu’elle révèle à l’égard d’un pays qui, avec la disparition de l’utopie communiste, avait cru bien naïvement à la fin de la guerre froide. Peut-être, de nouveau, vivons-nous la fin d’un monde. Peut-être n’est-il pas trop tard pour refuser une nouvelle guerre. Alors, il fallait aller à Moscou.
A Moscou, ces derniers jours, il régnait une ambiance bon enfant, l’humeur était joyeuse, bienveillante et généreuse. Il n’y avait même pas d’aigreur à l’égard de ceux qui, invités, ne sont pas venus. Comme le raconte la dernière anecdote moscovite, lorsque Merckel, arrivée à Moscou le 10 mai, a expliqué à Poutine qu’elle n’avait pas pu ou pas voulu venir le jour même de la fête, le 9 mai, Poutine lui aurait répondu : « Aucune importance, Angela, on avait organisé un défilé avec une reconstitution historique, mais il n’était pas prévu de faire défiler les prisonniers allemands. »
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