Naissance d’une civilisation : de la Syrie à la Gaule
Il n’y a de sens de l’Histoire que celui que les hommes lui donnent. Il n’y a de civilisation que celle que l’on construit. Lorsque le doute s’installe concernant la politique conduite, le citoyen s’interroge. Revenant aux racines de sa pensée, il en revoit le parcours. Il réfléchit sur les erreurs passées et fait appel aux devins, religieux ou philosophes, pour qu’ils lui indiquent la voie de la renaissance ou du salut.
Voilà un noble questionnement, beaucoup plus important que le décompte du nombre d’entrées dans les musées que le président de la République a fixé comme critère dans la lettre de mission qu’il a adressée à sa ministre de la Culture.
Il fut un temps où l’homme n’était qu’un chasseur-cueilleur. Chassant d’autres espèces pour se nourrir, cueillant comme d’autres les fruits de la terre, acceptant comme elles la régulation démographique en fonction des ressources et le partage équilibré des territoires, on peut estimer sans se tromper qu’il était, encore à cette époque, en parfaite harmonie avec la nature et qu’il ne la mettait pas en danger. Pourquoi l’homme décide-t-il un jour de cultiver en plus de cueillir, d’élever au lieu de seulement chasser ? Quelles sont les motivations qui le poussent à domestiquer la nature ? C’est la question que pose la revue Sciences et avenirs dans son numéro de janvier intitulé "La naissance du sacré", titre équivoque à mon sens. "Naissance d’une civilisation" me semble plus en accord avec les articles publiés. Les racines de notre pensée sont au Proche-Orient, cela ne fait aucun doute. Il s’ensuit que, même avec des apports autres, la suite ne s’inscrit que dans un processus d’évolution.
Pour moi, déclare Danielle Stordeur, directrice de la mission archéologique El Kowm-Mureybet en Syrie, c’est la découverte la plus révolutionnaire des quinze dernières années. Ces gens du début de l’agriculture étaient très raffinés, très créatifs, bien organisés, beaucoup moins frustes qu’on ne le croyait. Derrière leurs pratiques symboliques et funéraires, se dessine une idéologie complexe. Les spécialistes ont trop longtemps écrit que la civilisation apparaissait avec les villes, telle Uruk en Mésopotamie vers la fin du Ve millénaire avant J.-C. Je pense qu’il s’agit d’une projection que nous avons faite, nous Européens, sur le mot civilisation. Il faut adopter un point de vue plus large. Bien plus tôt, dans ces premiers villages du Levant, il y avait déjà des hommes civilisés.
Voilà, dans un autre article de la revue, l’autre phrase importante que je retiens et qui me sert de transition pour en arriver à la Gaule (avant qu’elle ne s’appelle ainsi). L’Europe a reçu le néolithique comme un cadeau, arrivé tout prêt du Proche-Orient..., avec ses villages, son blé, ses moutons et ses chèvres, sa poterie et ses symboles ; une révolution totale pour les descendants des chasseurs-cueilleurs de Lascaux.
Située au croisement de routes européennes ancestrales, la Saône-et-Loire est considérée par les spécialistes comme le plus riche département français en vestiges archéologiques, notamment de l’époque néolithique (6 000 à 3 000 ans av. J.-C. environ en Europe d’après Wikipedia). Dans ce département, il est un site étonnant que je connais bien pour y avoir monté des exercices militaires à double action lorsque j’étais en activité : le plateau de Chassey-le-Camp. Ce plateau doit son nom aux nombreux vestiges néolithiques de l’époque "chasséenne" qu’on y a découverts (d’après Wikipedia, les chasséens, entre 4300 et 3500 av. J.-C., étaient des pasteurs et des agriculteurs. Ils produisaient une poterie de bonne qualité, mais peu décorée).
Pourquoi une occupation aussi caractérisée dans un environnement aussi peu cultivable que possible, terrain accidenté de landes sans forêt giboyeuse ni fleuve poissonneux ? C’est une question que je me suis longuement posée. A cette lancinante question, je n’ai trouvé qu’une explication : l’explication militaire. Face à la plaine, à l’entrée du couloir de la Dheune, Chassey-le-Camp était une porte de territoire qu’il fallait garder. On devine que les hommes du poste de garde occupaient leur temps libre à tailler des pointes de silex pour leurs lances et leurs flèches, d’où la richesse en vestiges archéologiques du lieu.
L’image d’une tribu préhistorique installée en terrain vague, sans souci de protection comme on le voit couramment dans les documentaires télévisés, provoque toujours en moi quelques doutes. Plus on remonte dans le temps, plus l’Histoire montre et démontre que l’homme n’a aimé son prochain qu’au sein de sa communauté... d’où la nécessité de se protéger de l’autre, d’où l’impérieuse obligation pour une communauté déjà conséquente de s’installer dans un sanctuaire sécurisé (en particulier à la fin du néolithique, période où la concurrence devient plus forte). Territoire de chasse au départ, puis pagus cultivé et d’élevage, zone-refuge pour la population des bords de Saône, il me semble être dans la logique humaine primitive que les occupants l’aient interdit à l’étranger.
La partie du département qui s’étend entre la Saône et la Dheune a toutes les qualités pour être un tel sanctuaire. Du côté de la Saône et la surplombant, la prolongation des monts escarpés du Beaujolais avec son habillage naturel de buis impénétrable est une barrière idéale, alors qu’à l’ouest de la Dheune, les forêts denses dominent. Entre ces deux lignes difficilement pénétrables que bordent deux cours d’eaux - voies importantes du commerce naissant, car la Dheune conduit de la Saône à la Loire - s’étend un paysage de collines propices à l’élevage et à l’agriculture. Au centre de cette région se dresse un remarquable point d’observation et de défense : le horst de Mont-Saint-Vincent.
Seule, une vallée permettait alors d’accéder à ce territoire : le couloir de la Dheune. Pour en surveiller ou en interdire l’entrée, surtout en période de tension, l’installation d’une garnison sur le plateau dominant cette entrée s’imposait. Ce plateau, c’est Chassey-le-Camp.
Mais alors, si l’occupation de la position de Chassey-le-Camp ne s’explique que par la volonté des gouvernants de garder la route qui mène au Mont-Saint-Vincent et à son pagus, il faudrait faire remonter cette “volonté” à l’époque chasséenne, puisque vestiges chasséens il y a. Dans cette hypothèse, les hommes du néolithique auraient donc déjà, de leur temps, appliqué sur le terrain ce dispositif défensif relativement complexe, ce qui rejoint la déclaration de Mme Danielle Stordeur : des hommes déjà civilisés.
En tant qu’ancien militaire, je crois à la permanence des points forts du terrain. C’est sur le horst préhistorique que je situe la Nuerax d’Hécatée de Millet, puis la Bibracte de Strabon et de César, puis l’Augustodunum burgonde et franc et, enfin, le Mont-Saint-Vincent du comte de Chalon. Tout cela, je l’ai expliqué dans mes articles précédents.
Lorsque dans ses Commentaires, César explique l’attaque surprise d’Arioviste contre le pays éduen, c’est à cette porte de Chassey-le-Camp que je situe le premier engagement. Quand le rhéteur Eumène rappelle comment les Eduens avaient dû se retrancher dans leurs oppidum et comment les Gaulois rebelles de Trèves avaient franchi les portes, il fallait comprendre qu’il s’agissait des portes du territoire, l’une étant à Chassey-le-Camp, et non pas de portes d’oppidum.
Telle est, à mon sens, l’histoire de nos origines.
La statuette se trouve au musée de Chalon-sur-Saône. Reproduction autorisée par M. le Maire de Chalon. Les autres photos et croquis sont de l’auteur.
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