Naissance d’une constellation révolutionnaire ?
Suite aux Attentats du 11 septembre et à la défaite de Lionel Jospin le 21 avril 2002, les thèmes réactionnaires n'ont pas cessé de se répandre dans l'Hexagone, délimitant un nouveau cadre moral de référence pour tout politicien un minimum ambitieux qui entend faire preuve d'une certaine crédibilité dans les médias. Déjà ébranlé par la grande offensive néolibérale qui a commencé à la fin des années 1970, le camp progressiste s'est déchiré face au terrorisme islamiste et à la remise en question de la laïcité, et il reste divisé à propos des interventions militaires dans les conflits au Proche-Orient. Cependant, la focalisation sur l'Islam politique et les débats culturels qu'il suscite ont mis en arrière-plan ce qui a toujours constitué le principal moteur du progressisme : la recherche générale d'une condition humaine meilleure.
Faute de pacte social, les identités s'affrontent
Les divers courants politiques favorables à l'ouverture des frontières sont généralement critiqués de minorer les clivages identitaires et religieux, dont ils auraient une interprétation relativiste. Les mêmes reproches déplorent également l'importance que donneraient certains progressistes aux revendications des groupes minoritaires, et trouvent que c'est une source potentielle d'exacerbation des tensions communautaires. Comme si parmi les intervenants qui gèrent les relations publiques avec les minorités il n'existerait que deux catégories : soit ceux frappés d'ignorance, de surdité et d'aveuglement, généralement les bonnes âmes chrétiennes qui ne comprennent rien à rien, soit ceux tout remplis de malice, de duplicité et de malfaisance envers le monde civilisé, souvent des jeunes qui ont l'effronterie de ne pas cacher leurs couleurs de peau et leurs signes ostentatoires.
Au milieu de ce champ d'interprétations binaires et simplificatrices, souvent orchestrées et amplifiées par les médias, la tâche de départager ce qui autour d'un constat objectif relève de la mauvaise foi prend l'allure d'un chemin de croix où le public est chargé d'administrer le supplice. Toujours est-il que la question des identités a toujours fait parti de la réflexion des réformateurs sociaux et des révolutionnaires, mais d'une manière toute différente que chez les conservateurs, les libéraux et les réactionnaires.
Si des déterminants culturels, religieux, géopolitiques, sécuritaires et diplomatiques doivent entrer en ligne de compte dans la recherche du progrès social, c'est seulement à titre d'instruments d'une stratégie non discriminante, œuvrant à l'intérêt général. Une identité est un objet qui garde toute sa valeur et sa pertinence tant qu'il est saisi puis analysé comme un point de vue émanant de celui qui s'en réclame, c'est-à-dire qui ne dépasse pas l'échelle locale ou régionale. Ce ne sont pas les guerres identitaires qui remettent en cause directement les fondements d'une pensée progressiste dite "de gauche". C'est davantage le relativisme sous-jacent aux discours identitaires, n'ayant de signification qu'à travers des relations contingentes au niveau local, qui perturbe la dynamique inclusive d'une pensée universelle qui cherche une amélioration globale et objective.
La négation d'un rapport à l'autre dans la formation d'une identité est un conflit psychique intérieur entre une partie qui en rejette une autre, faisant de la négation de soi une dynamique névrotique très complexe à diagnostiquer et à traiter. En effet, une pensée réactionnaire se définit comme une résistance à ce qui est nouveau et à ceux qui représentent ce changement. Alors que le sujet tente de s'opposer à leurs influences, son propre regard est néanmoins décentré par rapport à lui-même, focalisé à l'extérieur et vers les autres, comme si, par un phénomène de gravité encore inexpliqué, il était irrémédiablement attiré par eux et ne pouvait pas s'en libérer. Pour comprendre la physique de cette réaction, cette disposition peut se retrouver dans le comportement d'un adolescent envers ses parents, lorsqu'il tente de mettre de la distance vis-à-vis d'eux, et n'hésite pas à nier tout ce qu'ils lui apportent, afin d'être autonome et de choisir lui-même ce qu'il fait. Ce rituel de passage correspond au moment de passer à l'âge adulte, où chacun s'ouvre au monde et part à la découverte des autres au-delà du cercle proche. En quittant l'environnement familier où l'identité s'est formée, la partie de soi la plus intime est mise de côté, afin de s'ouvrir au maximum à tous les autres. Ainsi, les personnes fermées sur elles-mêmes refuseraient toujours de grandir... Au sens large, ce rituel signifie que l'affirmation d'une nouvelle identité correspond à une prise réelle d'autonomie du sujet, n'impliquant pas une négation de l'autre, bien au contraire, mais la recherche d'une différenciation individuelle pouvant être problématique selon les contextes, notamment en raison d'un penchant égoïste un peu trop marqué.
En considérant le devenir propre à chaque identité, les possibilités de trouver les ressources nécessaires pour sa conservation s'amenuisent et disparaissent, puis ne subsistent qu'à l'état de réminiscences. Durant cette phase, alors que le sujet est en réalité de plus en plus ouvert aux influences extérieures, et donc aux autres identités, les fragments de son ancienne identité forment encore un substrat virtuel qui peut lui donner l'impression d'exister indépendamment des autres, d'être autosuffisant. C'est à ce moment que le discours identitaire intervient et les discours progressistes lâchent prise, lors de cet état fantasmatique qui prolonge indéfiniment une image de soi fragmentée et régressive, donnant l'espoir d'un accomplissement dans le réel, mais en puisant jusqu’aux pointes des racines, hélas devenues si sèches et raides.
Cette quête éperdue d'une identité prédéfinie à l'avance, correspondant plutôt à une pratique traditionaliste quand elle n'est pas réactionnaire, est basée sur une négation de soi perpétuelle, parce qu'elle s'oppose aux résultats, notamment positifs, de sa propre évolution et contredit ses rapports avec l'extérieur, depuis où les autres constatent bien que l'identité du sujet se construit dorénavant avec des apports qui ne viennent pas de lui-même. Cette position contradictoire, où le sujet essaye de s'approprier les attributs des autres comme des données naturelles et historiques qui lui auraient toujours appartenu, s'inscrit aussi dans le cadre de relations entre dominants et dominés, qui procèdent entre eux à des échanges dans une suite aléatoire de stratégies aussi diverses que variées.
En ne proposant aucune alternative sérieuse et constructive pour remédier à cette perte d'identité en cherchant d'autres ressources pour la renouveler et lui redonner une réelle autonomie, certains discours sociaux-libéraux un peu trop optimistes ont beau jeu de moquer cette tentation régressive de reconstituer une culture affaiblie, gisant dans un environnement où la mondialisation libérale a absorbé tout caractère qui lui était propre. Que ce soit le paysan d'une France rurale profonde complètement industrialisée et assujettie au marché global ou le descendant d'immigrés zonant en périphérie urbaine qui a toujours eu le sentiment de n'appartenir à aucune collectivité, parfois ceux qui ont été abandonnés n'ont d'autre choix que celui de se cramponner à des vieux souvenirs qui certes ont été délaissés de tous, mais ayant la qualité incomparable de mieux résister à l'usure et de préserver la dernière part de cohérence d'une vie soumise à un errance morne et oubliable. La nostalgie rend un peu moins pénible le désespoir en donnant un sens à tout ce qui s'est définitivement évanoui.
Ces identités se construisant à partir des dynamiques régressives peuvent être détournées puis récupérées au sein de dynamiques positives qui leur permettent de s’épanouir en harmonie avec le monde, puis de se sublimer en une affirmation identitaire humaine collective qui subsume les cultures régionales. Au-delà de l’aveuglement qu’induit toute réaction face à l'évolution des choses, ce qui arrive occasionnellement dans le parcours de tout sujet, la pensée progressiste admet, tout en subissant (rappelons-le) les mêmes effets que les autres, que l'identité n'étant pas qu'un simple réceptacle de données génétiques limité à la reproduction individuelle, elle est bien plus une figure indéterminée conçue par différentes personnalités appartenant à divers catégories sociales, que seul l'étranger le plus lointain perçoit comme un ensemble unique, un autre égal à lui-même qui lui révèle finalement quelle est sa véritable identité et comment il se représente sa propre culture. Si les réceptions diplomatiques pour inviter les chefs d'État restent un des derniers vestiges du cérémonial grandiose des anciennes monarchies, c'est parce que la cohésion et la force d'un régime politique se mesurent aussi dans le regard d'un étranger. Une véritable prise de conscience identitaire est autant lié à un échange direct avec le plus proche qu'avec le plus lointain.
Contrairement aux apparences qu'en donne la polémique médiatique, le véritable défi soulevé par le débat identitaire est moins de définir le périmètre d'un champ de bataille où les issues restent de toutes façons assez aléatoires, que de construire une alternative globale fondée en raison et en pratique, redonnant de l'autonomie aux acteurs sociaux. Ce qui est remis en cause, bien plus que l'Occident, l'Islam, la France, la civilisation, la République, ou toute entité culturelle de ce type qui renvoie à une réalité déjà bien connue et palpable, c'est la possibilité d'une analyse des faits sociaux globale et rationnelle qui permette d'adopter les solutions les plus justes et efficaces à long terme, sans tomber dans des surenchères inutiles et extravagantes, n'étant pas fondées scientifiquement et pouvant être très coûteuses d'un point de vue stratégique. Les adeptes des discours identitaires, qu'ils soient de droite ou de gauche, autochtones, étrangers ou immigrés, contribuent à répandre les conflits qu'il promettent pourtant d'arrêter et cherchent à convaincre que la meilleure méthode pour avoir la paix et la démocratie, c'est soit, du côté des libéraux et des conservateurs, de déployer toujours et encore plus de conseillers stratégiques, d'espions infiltrés, d'experts en armement et en blindage, de super-policiers et de militaires, ou soit du côté des "porte-parole" des revendications minoritaires, d'imposer une représentation figée des cultures, des sociétés et des populations, et d'utiliser une posture ambivalente, frôlant parfois le néocolonialisme, qui en externe s'adresse en tant que dominé face aux dominants mais une fois en interne se place en tant que dominant face aux autres dominés.
Universalisme solidaire et quête d'identité individuelle se soutiennent mutuellement et sont indissociables dans leur codéveloppement. Faute d'accord visant un progrès social commun, les identités vacillent et implosent de l'intérieur, les solidarités intracommunautaires se désagrègent, et comme cette dispersion naturelle n'est pas maîtrisable elle génère des conflits sociaux, ethniques, démographiques, culturels, religieux, judiciaires, institutionnels, géopolitiques, sécuritaires... La propagande libérale du laissez-faire qui prône le moins-disant social et une intervention publique minimale en économie interdit précisément de trouver un accord global positif, notamment en ce domaine. De nombreuses guerres dites "ethniques" sont davantage déclenchées par la répartition injuste d'un bien commun, généralement un territoire, que par un désaccord au sujet des distinctions culturelles respectives. À moins que l'un ou l'autre soient utilisés comme des prétextes réversibles, faisant tourner un engrenage inextricable et meurtrier où tout devient insignifiant, étant donné que dans un tel contexte dramatique la vie devient elle-même trop significative.
Quels que soient leurs origines et leurs motivations, qu'ils soient de droite, du centre ou de gauche, ceux proposant une lecture des faits sociaux selon le prisme identitaire favorisent malgré eux un relativisme radical qui créer à l'infini toutes sortes de particularismes, alors que la recherche d'un progrès social commun nécessite l'usage d'un relativisme plus modéré dont les analyses empiriques relèvent en dernière instance d'exigences sociales universelles qui dépassent les différences identitaires, toujours contingentes et déterminées selon les perspectives culturelles qu'elles mettent en jeu. Ces remarques subtiles sur l'importance que devrait avoir la question identitaire dans le débat public n'empêchent en aucune façon quelques-uns de promettre une glorieuse restauration des vieux royaumes historiques, enclos dans les forteresses médiévales géantes et somptuaires qu'ils fantasment d'édifier.
Un effondrement planétaire occulté par le libéralisme
Cet objet qui suscite tant de désirs est de plus en plus en proie à toutes les attentions et sera de moins en moins visible. Comme le répètent inlassablement l'agronome Pablo Servigne et bien d'autres scientifiques avant lui, la possibilité d'accéder aux ressources va hélas se restreindre drastiquement et les conditions de vie pourraient se durcir. Sa finitude ne répond plus seulement à une probabilité de théorie sociale, elle est aussi devenue une certitude physique qui se vérifie dans l'expérience : le capitalisme libéral tel qu'il fonctionne et s'est répandu sur la planète depuis le XVIIIème siècle n'est pas capable d'autorégulation et volatilise toute la matière, entraînant dans sa destruction une bonne partie du monde et semant le désordre à son passage. Entre deux krachs financiers explosifs, le capital fictif, alimenté par des bulles financières planétaires de plus en plus énormes, se doit de soumettre toujours plus de terres, d'écosystèmes, de travailleurs et de moyens de production, afin de poursuivre sa trajectoire funeste.
Que les libéraux de gauche et de droite, cachés derrière une façade puritaine qui ne trompe qu'eux-mêmes, poussent des cris d'orfraie à chaque provocation du président Donald Trump, rien d'étonnant à ce que soient consternés les petits employés fayottant et adulant quotidiennement les grands entrepreneurs. Leur servilité face à l'argent n'a d'égale que l'hypocrisie de leurs critiques valant toujours pour les autres, dont les électeurs des classes populaires qui voteraient inconsciemment, mais jamais pour eux qui dans le bureau des patrons n'ont cessé de glorifier cette ploutocratie remplie de beaufitude, prête à en découdre avec les droits sociaux et les minorités. Au-delà de la révolution conservatrice qu'ils soutiennent depuis les années 1980, ce qui rassemble tous ces gens instruits et parfaits est bien la négation de la crise écologique qu'ils ont largement facilitée. Donald Trump est un concentré final du productivisme néolibéral, enfin décomplexé et publiquement assumé, n'hésitant plus à défaire les accords et les agences officielles luttant contre le réchauffement climatique.
Avec une toute nouvelle interprétation prenant compte des régressions écologiques actuelles, la fin de l'histoire signifie moins la grande défaite symbolique d'une idéologie alternative que le déclin global de la civilisation humaine, que les premiers marxistes essayaient justement d'empêcher, dès le XIXème siècle... En réinsérant cet événement dans le temps long, la chute de l'Union soviétique peut être aussi interprétée comme le déferlement irrépressible d'une force destructrice ayant toujours animé le capitalisme libéral, dont les dégâts environnementaux, économiques, culturels et sociaux sont aujourd'hui perceptibles. Tandis que proposait le communisme un effondrement alternatif lorsque le capitalisme s'autodétruirait, en redonnant à la collectivité la propriété des moyens de production, les capitalistes actuels font de la menace réelle de leur propre effondrement la condition de leur maintien au pouvoir, justement parce qu'ils fondent leur rentabilité sur les risques qu'ils produisent eux-mêmes, question de doubler la mise juste avant de partir.
La force de ce mécanisme assez pervers, typiquement mafieux, provient du fait que le maître menace de se sacrifier lui-même si son obligé ne le fait pas à sa place et se tient prêt à plaider coupable afin que son subordonné lui reste soumis. Toutes ses tentatives de manipulations ont pour objectif de forcer son serviteur (à l'instar des populations prises en otage par la dette publique), encore sous la crainte qu'un jour son maître le dénonce, à lui promettre un retour qui sera plus élevé que le prix de sa libération. Le dilemme du prisonnier, sur lequel repose toute la violence légitime du néolibéralisme, tient encore en respect les éventuels témoins et délateurs qui auraient la mauvaise idée d'alerter l'opinion publique. Si bien que pour le moment, en dehors de petits pays comme l'Islande ou l'Équateur, où la proximité entre citoyens facilite les compromis, les gouvernements sont tous pris dans ce gigantesque hold-up financier. Cette menace domine sans partage car elle repose sur une équation subtile qui joue sur le niveau de représailles que le délinquant est capable d'engager et qui dans tous les cas doit être plus élevé que le montant des pertes causées par la dénonciation du chantage.
Au capitalisme du désastre qui mise sur la défaite des autres, se développant grâce à un expansionnisme violent mais plutôt classique, que la journaliste Naomi Klein définissait comme une stratégie du choc, aurait succédé un capitalisme d'effondrement, dépassé par sa propre accélération et menaçant de faire tapis à chaque mise en jeu. Suite logique qu'est le passage du désastre à l'effroi, cette tension violente se retrouve aussi dans une représentation catastrophiste du monde que le philosophe Laurent de Sutter, avec sa Théorie du kamikaze, va jusqu'à nommer de destruction porn. La concomitance entre la prolifération de films et de séries apocalyptiques et la domination des industries culturelles américaines est révélateur d'une certaine ambiance qui règne dans la production culturelle, où les visions d'effondrement civilisationnel débouchent la plupart du temps sur un encadrement policier et fascisant qui défend avec acharnement quelques restes d'un capitalisme mondialisé en ruine. Il est vrai que ce pessimisme dystopique est assez ambigu dans la mesure où il donne l'impression aux spectateurs d'avoir surmonté toutes les horreurs, convaincus que le monde où ils vivent reste le meilleur, alors que dans l'autre sens ils pourraient se demander comment ce type d'exhibition montrant sans pudeur un dispositif de pouvoir aussi tyrannique peut être considéré comme un genre de cinéma à part entière, et de quels fondements idéologiques s'inspire vraiment un tel courant artistique.
Il est possible d'opposer à cette vision globale une représentation plus positive, où les équipements en low-tech (basse technologie) s'avèrent plus efficaces que les grands complexes sophistiqués, un peu comme dans le film d'animation Wall-E, où le petit robot livre un combat spectaculaire contre le pilote automatique d'un grand vaisseau high-tech qui à tout prix veut empêcher le retour des humains sur la Terre. Son principal avantage face à la grande machinerie est qu'il n'a pas besoin des autres pour réfléchir, qu'il est vraiment autonome par rapport à tous les êtres branchés sur le circuit automatisé qui commande toutes leurs actions.
La descente aux enfers actuelle n'est possible parce qu'aucune autre expérience sociale d'effondrement qui propose des issues positives ne s'est encore imposée au niveau mondial. Ni complicité ni délation entre faux-coupables, la menace du capital informationnel peut être contournée au profit d'une victime qui n'a jamais la parole : en arrière-plan du petit jeu libéral, la Terre brûle et s'engloutit et il est temps de montrer une autre représentation qui incarne exactement cette réalité et de proposer aux masses une éducation aux savoir-faire et aux techniques indispensables pour réagir de manière sensée lors de l'effondrement global. En raison aussi d'une difficile transition idéologique suite à l'épuisement du modèle de l'économie industrielle socialisée et administrée, la gauche altermondialiste a mis du temps à établir une liaison avec les masses car les expériences qu'elle proposait jusque là étaient à la fois trop limitées, singulières et dispersées, et donc ne pouvaient pas servir de justification théorique à un large mouvement politique cohérent et soudé. L'expérience sociale de l'effondrement pourrait être le défi que la gauche altermondialiste propose collectivement de relever : sans disqualifier celle-ci en tant que concept opératoire, la lutte des classes serait complémentaire d'une lutte plus globale contre le réchauffement climatique, qui deviendrait ainsi le nouveau paradigme disciplinaire pour guider une action idéologique stimulante. Le catastrophisme néolibéral qui règne grâce à la crainte du chômage et au sadomasochisme de sa représentation apocalyptique doit être surmonté par la réalité d'une plus grande menace dont l'oligarchie mondiale voudrait faire la négation : l'effondrement planétaire de tous les écosystèmes et ses conséquences concrètes sur les individus, ici et maintenant.
Comme il est souvent figuré dans la fiction dystopique, le vide idéologique que laisse cet effondrement progressif serait-il rempli par des formes d'organisation archaïques, articulées autour de dispositifs autoritaires et fascisants, qui veulent imposer des identités fortes et univoques ? Arrivés à ce stade de conflit, quand les conditions d'une entente globale ne sont guère d'actualité, les altermondialistes progressistes, tout comme leurs concitoyens, ont de plus en plus de mal à distinguer ce qui relève d'une finalité identitaire dans le cadre d'une action sociale. Mais ce n'est pas en raison de la négligence intellectuelle d'un acteur particulier envers un phénomène identitaire donné qui explique cette défaillance, c'est la domination sans partage d'internet sur les systèmes d'information qui a détruit en bonne partie la communication entre les acteurs sociaux réels. Alors qu'auparavant les décisions et les projets collectifs étaient discrètement appliqués par des acteurs protégés des influences extérieures, désormais le réseau global réduit tout référent à n'être plus que la pièce d'une grande machine virtuelle, un objet aliénable, vendable et négociable, en permanence affiché sur la "toile" aux quatre coins de la planète et librement accessible à tout investisseur potentiel qui voudrait rentabiliser une connaissance.
L'ouverture infinie qu'offre le réseau global a inondé les marchés d'innombrables flux d'information et a désorganisé la coordination des acteurs politiques, qui dorénavant établissent leurs projets selon des mécanismes virtuels obéissant aux logiques d'un capital fictif global. Même si certaines réalisations dans tel ou tel territoire, fortuitement au cœur des grandes métropoles, ont aussi servi les intérêts économiques des populations locales, la conséquence tragique de ce type d'actualisation, qui ne suit aucun plan rationnel, est qu'en plus d'engendrer une forte croissance des inégalités elle détruit toute signification dans les interactions sociales. Dans ce contexte, seules les identités restent des points d'ancrage pour interpréter les formes abstraites, les flux et les dynamiques qui sont déterminés par les mécanismes du réseau lui-même. Désorienté, le sujet se contente alors de se diriger vers les signaux qui lui sont adressés sans savoir vers quelle destination ils mènent et il est en permanence renvoyé à sa propre identité. D'un autre côté, à chacune de ses recherches il est directement projeté et absorbé dans une toile infinie et passe son temps à décrypter des données objectives qui n'appartiennent généralement ni à son propre environnement social, ni aux conditions de possibilités que lui offrent ses propres connaissances.
En contrepartie de cette objectivation globale, le réseau internet augmente la portée des dynamiques identitaires, qu'elles soient individuelles, collectives, morales ou physiques. Il hypertrophie ces formes qui remplissent tout l'espace virtuel et dissimulent les bases matérielles des représentations véhiculant les différentes propagandes. Et en raison de la matière illimité que procure le réseau et des coûts de production relativement faibles pour massivement l'investir, la guerre cybernétique fait rage et n'est pas prête de s'arrêter. Il suffit de constater ce qu'un simple buzz peut avoir comme effet sur la place publique : un immense scandale et la possible destruction de toute une vie.
Si les problèmes de la gauche pouvaient juste se résoudre grâce à la mobilisation sur les réseaux sociaux et à la création d'événements, d'idées et de projets collectifs, ce serait une condition idéale pour imposer sa recherche fondamentale qu'est le progrès social, auquel adhère dans le fond la majorité des populations. Mais le système du réseau internet accroît aussi de façon considérable la rapidité des cycles réels et détache la conscience du champ d'expérience qui lui est indispensable pour mettre en pratique ce qu'elle a défini. Il est bien possible que l'accélération soit devenue l'unique déterminant qui précède chaque fait de société et que rien ne puisse empêcher un effondrement de la civilisation mondiale. Tout ce qui est réflexif est condamné a être immédiatement rejeté dans la nature, car de plus en plus dans les sociétés dites "avancées", la probabilité qu'une chose existe est liée à ce qu'elle se produise en un moins de temps possible. Et comme l'identité, en plus d'être une unité reconnaissable, est aussi un assemblage hétéroclite de différents contenus qui ont déjà été produits, le système économique contemporain basé sur le profit actionnarial ne peut se développer qu'en reproduisant les formes identitaires les plus reconnues, les plus anciennes et donc souvent les plus archaïques.
Dans le système capitaliste actuel, au prix d'une simplification brutale et d'une grande perte d'autonomie, les pratiques sociales et culturelles ont été progressivement encastrées dans les circuits de reproduction industrielle afin de développer et d'accélérer le profit des actionnaires. En ce qui concerne l'idéologie, cette disposition se retrouve dans le couplage malheureusement très performant de l'ultralibéralisme avec un traditionalisme des plus rigides, comme dans le cas du modèle saoudien ou du nouveau régime qui s'instaure en Pologne. Plus besoin de recherche et d'expérimentation de nouvelles formes, puisque tout est donné "naturellement" pour en tirer un maximum de profit individuel et assurer un minimum de croissance globale. Bien sûr, comme cette logique irrationnelle ne supporte pas l'épreuve des faits, le butin de guerre prend vite la relève du gain de productivité classique acquis grâce à un long travail pénible et méritoire : détruire le réel devient nécessaire quand toutes les finalités de cette folle course à la puissance ont déjà été accomplies. Dernière héritière de la Guerre froide, la stratégie géopolitique du néolibéralisme ne se maintient qu'en rejetant dans la nature tout ce que le capital n'arrive pas à absorber. Désormais au bord de l'implosion financière et entrée en phase terminale, l'oligarchie mondiale durcit son pré carré autour la planète. Les conflits identitaires locaux d'une certaine importance s'inscrivent dans cette relégation généralisée des pauvres "inadaptés" qui les éloigne des pôles urbains où se concentrent la production et la consommation des richesses.
En définitive, le capitalisme n'aura jamais été à l'image d'une civilisation matérielle qui lui aura été propre. Il n'en sortira toujours qu'une logique instrumentale au service d'une oligarchie rentière, anonyme, hors-sol et sans attaches. La vocation essentielle de sa domination étant de fabriquer des masses aliénées et consuméristes, totalement captives de son marché. Tous les progrès qui lui ont été imputés a posteriori ne sont le fait que d'actions particulières locales et régionales qui ont plus ou moins réussi à y résister, souvent en cherchant à redistribuer ce qui était jusque-là réservé au seul profit. La fin de l'histoire, pendant laquelle les êtres humains renonceraient à être ce qu'ils sont, est désormais connue : les super managers du capitalisme mondialisé exploitent toutes les marges possibles et continueront de le faire grâce à une infinie différenciation positive des coûts, tant qu'un nombre assez important d'investisseurs, disposant de ressources énergétiques suffisantes, assurent un minimum de croissance économique mondiale.
Alors que les sociaux-démocrates, les libéraux, les néoconservateurs et les réactionnaires rivalisent encore pour offrir les restes de ce grand marché aux électeurs qui leur restent, et essayent encore de répondre positivement, avec tous les subterfuges possibles et inimaginables, à cette fameuse interrogation que les progressistes ont tranché depuis longtemps, à savoir si le capitalisme est un système viable pour la nature humaine, les autres utopistes qui imaginent un autre monde se révèlent être les plus raisonnables, arrivant le mieux à garder la tête froide.
Pour se faire de nouveau entendre, les altermondialistes n'ont alors d'autre choix que d'affirmer leur propre identité, pour éviter de se perdre dans les conjectures qui sont balancées sur la "toile" et dans les médias officiels, et essayer d'attirer les autres en leur proposant des événements qui correspondent à leurs projets. Il est indispensable de créer toute une galaxie sociale et culturelle autonome, où les acteurs sociaux se solidarisent et entraînent tout un ensemble de relations et de débouchés économiques qui leur permettent de se réaliser et qui augmentent leur visibilité auprès des autres.
En quête d'une constellation révolutionnaire "altermondiale"
D'après les observations du sociologue Henri Mendras (1927-2003) à propos de l'évolution de la société française après-guerre, les classes sociales traditionnellement séparées entre elles par des frontières hermétiques se sont transformées en constellations aux délimitations plus floues et progressives, comme des noyaux plus mobiles autour desquels se polarisent des groupes d'individus lors d'une période donnée. Une constellation est dite centrale lorsque les autres nébuleuses du champ social gravitent autour, et est repérable grâce à une "vision cosmographique" plus adaptée à une modernité fondée sur l'accélération. Il y a aussi l'idée intéressante qu'une constellation peut briller encore longtemps, même si elle ne se retrouve plus au centre d'un ensemble uni et cohérent. En ce qui concerne les mouvements révolutionnaires, le concept de constellation correspondrait à une dynamique sociale dans laquelle un certain nombre de générations d'individus, qui se tiennent soit à la lisière des constellations déjà existantes soit totalement à l'extérieur d'elles, s'unissent pour former leur propre constellation dans le seul but d'infiltrer les autres pour les transformer de l'intérieur et éventuellement s'y intégrer. De plus, cet objectif de réformer tout le champ social est soutenu par une idéologie qui se veut universelle et se diffuse au-delà de son périmètre d'action, dessinant un spectre dont les éléments peuvent être récupérés selon des motifs très différents à travers l'histoire. De ce point de vue, la révolution conservatrice des années 1980 jusqu'à aujourd'hui serait une constellation révolutionnaire centrale dont la finalité est de transformer la totalité du champ social, de la manière que ses membres entendent mener.
Hormis le cas des régimes fascistes qui procèdent à une refonte à la fois unitaire, parcimonieuse et sélective, selon une idéologie conservatrice et corporatiste de la société, de tels mouvements se réclament généralement de valeurs universelles et progressistes, d'émancipation, de tolérance, de liberté et d'égalité, et essayent de réformer la société en faisant participer tous ses membres, le plus démocratiquement possible. La période qui s'est déroulée des années 1780 aux années 1820 sur le continent américain, en France et en Europe occidentale a connu un ensemble de plusieurs générations qui ont participé à de grands mouvements de libération nationale. Ils ont formé une Première constellation révolutionnaire, qui a fondé le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et a commencé à défaire le droit féodal.
Chacune des prochaines constellations révolutionnaires est à la fois un approfondissement de la trajectoire initiée par la première et l'irruption d'une altérité radicale. Elles sont l'occasion d'expérimenter des découvertes scientifiques et de propager une nouvelle vision du monde qui déplace le centre de gravité des sociétés contemporaines. Elles revisitent aussi de multiples aspects de l'expérience acquise par les générations des précédentes constellations qui finissent toujours par s'intégrer au reste de la société et parfois s'opposent à l'émergence d'une autre.
Suite à la première étape de la grande transformation, le champ social des constellations révolutionnaires n'a pas arrêté de s'étendre et a recouvert la progression de la mondialisation des échanges. Cette dernière a été un des motifs principaux de la Deuxième constellation révolutionnaire des années 1830 aux années 1870, qui continua l'œuvre de la Première mais s'est heurtée aux limites structurelles des mouvements de libération nationale initiés en 1789. Malgré de grandes avancées indéniables comme l'abolition de l'esclavage et du servage, il devenait évident que les nouvelles classes possédantes, s'étant partagé les fruits des conquêtes de la Première constellation, se bornaient à réutiliser l'encadrement d'ancien régime pour gouverner les populations et maintenir un ordre social efficace car autoritaire, afin d'asseoir leur propre domination. Certains acteurs de la Deuxième constellation ont alors posé les premières bases d'un combat politique à venir, qui serait alors d'envergure planétaire : c'est l'objectif de l'Association Internationale des travailleurs, créee en 1864 au cœur du capitalisme mondial, à Londres. Selon ces socialistes, les nouveaux États-nations gérés par les bourgeois libéraux n'étaient en fait que les instruments d'une nouvelle forme de tyrannie se répandant à la surface du globe, celle du capital financier que détient une oligarchie transnationale de plus en plus puissante, mais restant largement circonscrite à l'espace européen.
La Troisième constellation révolutionnaire des années 1880 aux années 1930 a été marquée par la formation de grands partis ouvriers, les débuts de l'État social, les premiers gouvernements socialistes en Occident, et surtout la victoire du parti bolchevik à l'issue de la guerre civile russe (1917-1923). À nouveau déchirées sur la question des nationalités en pleine effervescence, ces générations ont néanmoins réussi à sortir de ce cadre où les gouvernements entendaient les enfermer, et à partager enfin une identité commune dans le projet d'une révolution à l'échelle mondiale. En plus de l'éclatement des guerres entre puissances impérialistes, les armées révolutionnaires ont freiné provisoirement l'extension du capitalisme occidental dans le continent asiatique. D'autre part, en profitant de cet affaiblissement, les mouvements indépendantistes des pays du sud préparaient des générations qui, des années 1940 aux années 1980, ont formé une Quatrième constellation révolutionnaire. Cette dernière a étendu le périmètre de la lutte idéologique du Vietnam jusqu'à Cuba en passant par le Chili, l'Indonésie et le Mozambique, et elle contestait à la fois le leadership de l'Occident et celui du bloc soviétique. C'est le temps de ce qui a été nommé un peu péjorativement le "Tiers-mondisme", où la culture révolutionnaire s'est diversifiée et a questionné la relation privilégiée entre la culture occidentale, le capitalisme et l'idéologie socialiste. Par rapport au mouvement altermondialiste actuel, une interprétation historique de cette phase historique de la révolution, se détachant un peu des enjeux propres à la Guerre Froide et à la décolonisation, reste encore essentielle à approfondir.
Car cette extension planétaire du communisme était concomitante à l'apogée de la social-démocratie en Europe, à la croissance inédite pendant les Trente Glorieuses des sociétés de consommation, des échanges et du capital transnational. Les difficultés de développement rencontrées dans les pays du sud ne pouvaient plus être analysées comme de simples aléas sur la route d'une lutte géopolitique devenue globale ou d'une redistribution économique pas assez importante, elles révélaient autant les limites du système capitaliste lui-même. La nouvelle problématique que devra résoudre la Cinquième constellation révolutionnaire est de répondre à un défi qui n'est pas simplement politique, culturel et socio-économique, mais aussi ontologique : l'alternative peut-elle vraiment se réaliser en détruisant ce qui l'a fait émerger ? En d'autres termes, est-ce que la fin du capitalisme nécessiterait la fin simultanée de son alternative, qui a évolué symétriquement lors de son extension ? Et serions-nous tous impuissants face au retour des identités archaïques pré-modernes, des blocs civilisationnels et nationaux dont les libéraux-conservateurs annoncent chaque jour la grande confrontation meurtrière ?
Avant d'en arriver à ce point, ce qui a révélé ce dilemme existentiel dans toute sa gravité est la science environnementale et écologique. Bien que la Cinquième constellation altermondialiste, apparue aux années 1980 et dont les rangs grossissent de jour en jour quoiqu'en disent les mauvaises langues, a intégré des priorités écologiques, elle n'est toujours pas basée ni sur un corpus doctrinal bien délimité ni sur une stratégie globale agissant selon deux trois principes bien clairement identifiables, en dehors des revendications qui s'inscrivent habituellement dans la logique du système représentatif libéral, à savoir plus de démocratie participative, de concertation publique et de redistribution des richesses. Pourtant il existe bien une attente globale plus forte qui s'est exprimée lors du Printemps arabe, de la mobilisation des Indignés à Madrid, de la Révolution des parapluies à Hong Kong, de Nuit debout à Paris, du mouvement Occupy Wall Street qui malgré ses limites n'en reste pas moins un événement inédit à New York. La Cinquième constellation avance en rangs dispersés peut-être parce que contrairement à toutes les constellations précédentes, elle ne se déploie plus au sein d'une culture nationale, que partagaient aussi les autres constellations sociales, mais plutôt via des échanges plus fermés et étroits entre des secteurs particuliers appartenant à différentes villes mondiales, depuis lesquelles s'ordonne aujourd'hui l'agencement de tous les espaces. La constellation sociale de type révolutionnaire se trouve isolée et doit franchir plus d'obstacles avant de pouvoir infiltrer les autres corps sociaux, à cause des transformations géographiques que cause l'hyper-mobilité du capital postmoderne, axé sur le pouvoir réticulaire des espaces métropolitains, la libre circulation des connaissances sur internet et la croissance de l'individualisme libéral. La Cinquième constellation manque d'une identité singulière qui la détacherait du reste de la civilisation globale, si tant est qu'elle puisse encore en trouver une.
La création de cette identité globale que le mouvement altermondialiste recherche se ferait éventuellement lors d'une expérience sociale de l'effondrement planétaire, généré par le capitalisme mondialisé. Orienté par une vision idéologique attaché aux héritages des précédentes constellations révolutionnaires, la médiatisation sur les pratiques et les techniques qui permettent de s'adapter à l'effondrement, ainsi que sur les acteurs spécifiques qui les utilisent, donnerait enfin un contenu visible et compréhensible par le grand public. L'alternative ne sera plus incarnée par un prolétaire conscient de sa tâche révolutionnaire et éduquant des masses autrefois analphabètes, plus incultes et moins informées, mais par un citoyen responsable et soucieux des équilibres écosystémiques qui s'appuie sur une société plus éduquée et cultivée. Et le monde du travail est un cercle devenu trop petit pour l'action globale que nécessite la lutte contre le réchauffement climatique, or la promesse qu'une alternative puisse se réaliser oblige à étendre son périmètre d'action sur l'objet duquel elle veut agir pour ne pas être réduite à l'impuissance et à l'isolement.
La grande interrogation sur la viabilité du capitalisme a été formulée dès le milieu du XIXème siècle par les pionniers d'une pensée philosophique attachée à l'amélioration de la condition humaine, en ayant recours à une analyse des faits sociaux inspirée par un modèle d'évolution découvert par les sciences naturelles. Mais parmi les acteurs de cette Deuxième constellation révolutionnaire, il y a eu un grand dissensus à propos de la vitesse des réformes à mettre en œuvre pour le progrès social, et des accommodements nécessaires avec les systèmes politiques existants qui freinaient leurs actions. Des divisions profondes restées jusqu'à aujourd'hui entre réformistes et révolutionnaires, puis entre anarchistes et communistes, mais restant tous internationalistes. Au cours du XXème siècle, avec l'accroissement exponentiel des échanges mondiaux, la rapidité de la technologie du capital monopolistique a fini par imposer sa transcendance, au moment même de son seuil d'impossibilité, d'aller au-delà de ce qu'il pourrait virtuellement mobiliser. En d'autres termes, l'heure n'est plus vraiment à la discussion et aux querelles byzantines sur la théorie qui serait la plus révolutionnaire.
Les critères de recherche d'une meilleure condition humaine resteront toujours à définir, et c'est pourquoi il est impératif de ne pas la perdre de vue et de la garder au premier plan. Bien qu'elle paraisse anodine, quotidiennement jetée à la figure à travers la publicité commerciale, l'accès à cette recherche n'en reste pas moins interdit en de nombreux endroits : les lieux les plus visibles, où s'exerce le pouvoir ; dans les médias aussi, où la parole est très surveillée ; dans les grandes entreprises, où siègent les conseils d'administration ; enfin dans l'espace domestique où règne souvent une tyrannie patriarcale, quelques soient les couleurs des signes ostentatoires. Les dirigeants de ces lieux partagent ce point commun de tirer profit d'une visibilité organisée qui leur permet d'asseoir une certaine domination. Les dominés, eux restent toujours invisibles. Aujourd'hui, ce huis-clos du pouvoir est qualifié de off par les journalistes, un lieu secret où un dirigeant politique peut tout dire et pourquoi pas tout faire, étant donné les relations incestueuses entre les uns et les autres. Depuis l'affaire Harvey Weinstein, les révélations sur la domination sexuelle qu'exercent sur leurs subordonnés certains puissants ne sont pas sans rappeler la propagation du voile islamique qui cache, au-delà du corps féminin, un nouveau type de domination absolue : celle d'une oligarchie mondialisée très machiste et guerrière, comme elle l'a toujours été dans le passé.
Un capitalisme effondré sous sa propre guerre identitaire
La montée de l'écologie et la disparition progressive du communisme signifient le retour au point de départ de la question de l'alternative au capitalisme. Cette recherche ontologique n'est pas dépassée puisque les désastres sociaux et environnementaux actuellement observés confirment largement les craintes et les hypothèses des pionniers de l'anticapitalisme. La gauche altermondialiste et post-soviétique n'a pas à rougir face aux autres courants idéologiques car non seulement elle dispose du patrimoine artistique, culturel et intellectuel parmi les plus variés et intéressants, mais elle réussit encore à créer des expériences et des théories inventives à partir de cet héritage. Les néolibéraux peuvent se pavaner dans les allées du pouvoir, mais depuis les années 1970 de quelle évolution conséquente peuvent-ils vraiment se targuer ? Leurs grandes nouveautés en matière sociale sont majoritairement des dérivés issus de la contre-culture de gauche, avec lesquels les sociaux-démocrates ont ravalé leur façade. Où se trouvent les nouveaux Chicago Boys, les nouveaux Hayek, Friedman, Reagan et consorts ? La pensée néolibérale est devenue si dominante qu'elle se confond désormais avec la couleur du papier peint : plus personne n'y prête sérieusement attention, même si des tâches de moisissures ici ou là donnent envie de tout arracher.
À court d'idées et ne voulant surtout pas aborder le sujet des risques écologiques, les libéraux-conservateurs se rabattent aujourd'hui sur le vieux thème des identités nationales. Même à l'heure du turbo-capitalisme dématérialisé, la tentation nationale des élites libérales affleure les débats politiques, notamment depuis l'élection de Donald Trump. Pour un tel capitaliste de cette nature, l'exaltation de valeurs nationales et xénophobes vaudront toujours mieux qu'un discours progressiste compliqué sur l'harmonisation globale des politiques économiques. Cette fermeture identitaire finit toujours par imposer des limites draconiennes aux revendications sociales. Les classes bourgeoises ont souvent manipulé les nationalistes et les fondamentalistes religieux dans le but de cadenasser et de surveiller étroitement les travailleurs. Ce que promettent les mouvances identitaires, quelles que soient leurs origines et leurs étendues, ne doit pas faire illusion. Toutes remettent en cause l'intérêt d'une alternative globale jusque là portée par les constellations révolutionnaires successives, dont la tâche était précisément de mettre au second plan les identités politiques héritées du monde antique et médiéval, qui empêchent encore l'établissement d'une gestion universelle qui soit rationnelle économiquement, harmonieuse socialement et responsable écologiquement.
Une alternative n'est possible qu'en changeant les conditions qui permettent la réussite de l'organisation qu'elle critique. Autrement dit, la possibilité d'une altérité qui soit conçue de façon rationnelle n'a de sens qu'en agissant aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du système, ce qui ne signifie en rien, comme l'ont fait à plusieurs reprises les sociaux-démocrates, de s'y rendre conformes au point d'en devenir les thuriféraires et les gestionnaires, et de libérer la domination sans frein du capitalisme. Et la critique comme quoi l'internationalisme et aujourd'hui l'altermondialisme, étant donné qu'ils revendiquent l'ouverture des frontières entre populations et défendent le droit des étrangers, ne seraient que de pâles copies du libre-échange imposé par le capitalisme libéral, est un argument typiquement de mauvaise foi qui chaque fois ramène à une question d'identité nationale les réponses à des enjeux globaux. Or la contestation d'un système global est en bonne partie inopérante si elle reste cantonnée au niveau régional, puisque que dans le cas de la mondialisation néolibérale, une critique efficace ne saurait se positionner en dehors ou en-dessous de son objet, enfermée dans un bout de terre ou gravitant en orbite.
Après l'Union soviétique qui incarnait l'enfer sur Terre, c'est aujourd'hui l'Arabie Saoudite qui est utilisée comme repoussoir et moyen de chantage par les libéraux-conservateurs afin soumettre les populations qu'ils souhaitent garder sous leur contrôle. Mais il n'est pas du tout certain que cette fausse alternative soit plus accommodante qu'une Internationale des travailleurs. Les libéraux se condamnent à faire marche arrière et se retrouvent dans une impasse, où pour gagner du temps ils finissent par négocier avec des régimes aux valeurs archaïques leur étant étrangères à tout point de vue, délaissant le peu de valeurs progressistes qu'ils partageaient avec des adversaires qui ont certes perdu le pouvoir mais avec qui ils discutaient jusque là : les travailleurs. C'est de cette manière que les libéraux-conservateurs et leurs alliés sociaux-libéraux brandissent des valeurs identitaires, parlent de conflit de civilisation, en lieu et place d'une lutte de classes généralisée entre nations riches et nations pauvres, d'une lutte inégale contre le réchauffement climatique qui affecte en premier lieu les pays du sud.
C'est aussi en faisant un chantage sur les valeurs que les progressistes peuvent de nouveau reprendre l'initiative. La gauche est accusée de faire le jeu des islamistes ? Très bien, mais dans ce cas-là, pourquoi les gouvernements néolibéraux continuent-ils de vendre des armes aux saoudiens ? Car jusqu'à maintenant les victimes du terrorisme se comptent plutôt du côté de la gauche, à commencer chez Charlie Hebdo, non loin de la place de la République. À noter que ces mêmes accusations blâment la gauche radicale de faire le jeu du Front National, comme quoi tout argument n'est jamais de trop pour lutter contre l'anticapitalisme. Jihadistes, pétainistes et altermondialistes, même combat ! Dire qu'ils formeraient une armée mexicaine est en soi une double injure.
Les courants politiques sérieux feraient de la réalpolitik et les altermondialistes seraient éternellement dans le camp des gentils pacifistes qui se feraient tranquillement éliminés ? Ça fait encore sourire les porte-flingue de la droite patronale qui ont envahi les salles de rédaction, mais quand il s'agira de mettre sur pied une armée de démunis pour abattre le capitalisme, et ils le feront sans hésiter, les libéraux qui cherchent à les ridiculiser savent pertinemment que pour vraiment l'emporter il leur faudra un peu plus que des arguments de mauvaise foi en mettant sur le dos de la gauche radicale les conflits identitaires et religieux, qu'ils provoquent eux-mêmes avec leurs interventions policières et militaires stupides. Les véritables progressistes doivent se réapproprier les martyrs de la liberté de Charlie et du Bataclan qui ont été salis par une caste oligarchique qui négocie des contrats d'armement avec les puissances étrangères gorgées de pétrole, comme le Qatar et l'Arabie Saoudite, qui financent les organisations terroristes. Les libéraux et leurs apparatchiks ont beau s'échiner à récupérer les corps que leurs guerres ont meurtris, mais la mémoire des victimes appartiendra à ceux qui ont depuis toujours partagé leurs joies irrévérencieuses, leurs souffrances discrètes et leurs doutes dans le combat contre l'intégrisme, la stupidité et l'ignorance.
À tous ceux dont la dignité fut bafouée par des agressions justifiées selon des prétextes identitaires, une alternative a toujours existé, celle de rejoindre l'identité de ceux qui la rechercheront toujours et ne se contentent jamais des identités préfabriquées par les autres. Cette quête de l'expérience d'un autre monde, d'une autonomie dans l'accomplissement de soi-même et des autres, est aussi notre histoire en tant qu'humanité qui s'est toujours donné comme mission universelle de défendre des besoins simples que tous les recueils sacrés et théories scientifiques du monde ne sauraient épuiser : vivre entre-soi en paix et heureux de s'inviter les uns les autres.
En plein dans l'effondrement planétaire jaillira une grande constellation, emportant avec elle ceux qui sont prêts à mettre de côté leurs anciennes identités, à s'unir dans la lutte et agir à temps face aux nouvelles menaces. Une fois dans la chute, que valent nos petites habitudes et nos certitudes bien rivées au sol ?
L'identité d'un autre monde, plus juste, ouvert et fraternel, au-delà des clivages culturels qui dans l'histoire ont pu séparer, c'est le meilleur que l'humanité peut se souhaiter à elle-même.
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