Notre-Drame
La cathédrale s'enflamme. Et avec elle le paysage médiatique et politique français, voire international. Suspension de l'allocution de notre président. Rester audible, selon le terme consacré. Donc remettre à plus tard les annonces tartignoles et le foutage de gueule généralisé, l'heure étant au recueillement, à l'émotion, la stupeur, l'effroi et tout autre nom commun propre à générer du consensus émotionnel.
Car quel consensus ! Journaux à l'unisson, chroniqueurs et journalistes itou. On se croirait revenus aux plus belles heures de notre capacité à l'empathie : Charlie Hebdo, 13 novembre, coupe du monde... Et gare à ceux qui ne pleureraient pas ce matin devant la catastrophe suprême ! Les foudres et les opprobres leur seront réservés. Comme au journal L'humanité, qui ose le sacrilège de ne pas afficher la photo du monument en flammes en première page et se voit carrément insulté par le monsieur Revue de presse de France Info, qui se demande comment on peut être à ce point-là "coupé du monde" et "à côté de ses pompes". Haro sur le baudet de la part des tenants de la bien-pensance, les garants de la démocratie des lumières, les gens de bien, éclairés et éclairants, bobos tenaces accrochés à leurs valeurs, celles de ces bourgeois libéraux qui réfutent l'être tout en se vautrant incessamment dans leurs codes éculés farcis d'indignés factices. Cependant, qui consent suce…
Mais heureusement, il n’y a pas que les affreux communo-gaucho-giletjaunistes, il y a les gens de bien. Les archanges de la reconstruction, les donateurs généreux (mais non anonymes) qui l'annoncent dès ce matin : de monsieur LVMH, qui promet 200 millions d'euros, à je ne sais plus qui tant ils sont nombreux, à coup de centaines de milliers ou de millions d'euros, les souscripteurs plus modestes regroupés derrière la mairie de Paris ou ceux tout aussi humbles s'agglutinant déjà au portillon de l’Etat. Tout le monde pleure, s’émeut, se sent comme touché dans sa chair. Et pas qu’en France ! A travers la planète les pays s’affolent, proposent du pognon, des spécialistes, des experts, assurent que l’aide sera totale et s’associent à la douleur du peuple français.
Que dire de plus devant cette vitrine de nos âmes, propres à s’émouvoir et à donner pour du patrimoine ce qu’elles refusent à de l’humain. Car les associations manquent de thunes, comme les particuliers, quelle que soit la couleur de leur gilet. Des dizaines de millions de vies à travers la planète ne se voient pas prêter un copeck, ou alors avec des arrière-pensées expansionnistes trempées dans le cynisme le plus impeccable. Où est l’agent pour les plus faibles ? Les plus petits ? Les plus en souffrance, chez nous comme ailleurs ? Où est la solidarité à l’endroit des migrateurs économiques, climatiques, et j’en passe ? Les mêmes bobos ou cathos en larmes devant les vieilles pierres en flammes sont infoutus de la moindre empathie pour leurs congénères et serinent à longueur d’années que la valeur « travail » demeure l’essentiel et que ne pas y souscrire fait de nous des moins que rien, des profanateurs de la démocratie, du vivre ensemble et autres fadaises totémiques devant lesquelles nous devrions nous prosterner avec bonheur. Les mêmes, d’ailleurs, vous parleront de bienveillance, tout en ne mouftant pas lorsque depuis des décennies la France vend des armes aux pires Etats de la planète, peu regardante sur les milliers de morts que cela implique tant que ça rapporte du brouzouf ! Autant en rire, sinon on pourrait en arriver à comprendre l’envie de certains de poser des bombes dans le pays des doigts de l’Homme.
Le monde n’a jamais été aussi riche. D’argent. D’idées. De connaissances. De technologie. Et les plus grassement rémunérés voudraient que l’on s’accorde à accepter la misère et l’indignité comme des constantes, invariables, immuables, donc toujours réservées aux mêmes. Il faut dix générations pour sortir du caniveau et se hisser à hauteur d’une vie « moyenne », comprenez « de galères surmontables uniquement par l’endettement personnel et le stress quotidien ».
Comment faire passer le message ? Comment faire en sorte que l’injustice inondant le monde se voit endiguée par quelque chose de plus grand que nos petites considérations personnelles, familiales, égotiques ? Comment accéder à plus grand que soi quand notre espèce à bout de souffle court vers un mur en se racontant que la voie est dégagée ?
La réponse ne se trouvera assurément ni sur Mars ni sur la Lune. Peut-être sommes-nous au bout du chemin ? Peut-être était-il inéluctable que notre condition de sapiens-sapiens nous amène devant ce mur ? Sans doute trop conscients de nous-mêmes, nous voilà arrivés à un stade ultime du développement. Au-delà, ce sera le transhumain. La perte de l’idéal. Le règne du toujours plus à portée de main. RIP l’humanité.
Le développement, ou ce que nous nommons comme tel, nous a conduits à ce moment de fractionnement de nos êtres, désormais peu capables de l’alter mais si propres à l’égo. Quand la marche du progrès, menée tambour battant par nos classes dirigeantes, aura étouffé jusqu’au moindre interstice du « penser autrement », nous serons devenus ces fourmis connectées, clones ravis de l’être au sein d’un monde unifié par la fée consommation.
Ce progrès-là : notre drame.
51 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON