Ceci commença par la crise de l’eau.
Oh bien sûr, il y avait déjà eu d’autres alertes auparavant.
Bien d’autres : crise de la pollution (on avait même retrouvé des microplastiques dans le sang et les poumons des gens, autant que des insecticides en très grand nombre), crise de l’air (dans certaines villes l’air était tout bonnement irrespirable, les gens n’arrivaient plus à y vivre et tombaient malades et en mouraient par milliers), crise des déchets (les métropoles et même les banlieues croulaient sous des montagnes de déchets impossibles à recycler), crise économique (les échanges se ralentirent, les gens perdirent leur emploi en masse et l'inflation explosa), puis crise migratoire -de larges portions de territoires, à proximité des côtes tropicales, devinrent inhabitables par la combinaison terrible de vagues de chaleur inhabituellement longues et d’humidité chronique, contraignant des millions de personnes à migrer très rapidement pour fuir ces régions devenues mortelles en quelques semaines…
On avait également constaté l’impact de ces multiples crises sur la fameuse « biodiversité » : diminution des populations d’insectes jusqu’à 80% dans certaines régions, disparition d’espèces en grand nombre, « effondrement du vivant » comme on disait pudiquement…
Puis les pénuries s'intensifièrent : des choses qu’on croyait immuables, des biens qui avaient toujours été disponibles à profusion dans les rayons des supermarchés, venaient inexplicablement à manquer, et ce très rapidement... huile, moutarde, café, pâtes alimentaires, bouteilles de vin… cette crise s’étendit très rapidement aux matériaux de construction (bois, aluminium, sable, tuiles..) puis aux composants électroniques et industriels les plus pointus, qui étaient tous produits à des milliers de kilomètres de leur lieu de consommation : circuits intégrés, câblages, plastique thermoformé, etc.
Mais la crise de l’eau fut la mère de toutes : elle était celle par qui le feu fut mis à la planète tout entière, littéralement.
Malgré de multiples alertes lancées bien à l’avance, les responsables, « élites » et autres gouvernants en charge des décisions, et qui auraient pu changer les choses, refusèrent dans leur grande majorité de tenir compte des signes avant-coureurs, tout occupés qu’ils étaient à maintenir leur position sociale, et celle de leurs amis.
La pollution des nappes phréatiques par exemple, avait atteint des sommets dans certains endroits, avec des niveaux de nitrates ou de substances pharmaceutiques atteignant de telles proportions, qu’ils rendaient impropres à la consommation l’eau de régions entières.
Il y avait aussi la baisse continue des précipitations, et les sécheresses qui s’étendaient dans des endroits où autrefois elles avaient été plus qu’exceptionnelles, jusqu’à devenir habituelles. Alors oui, on prit quelques « mesures », symboliquement, pour qu’on ne puisse pas dire qu’on était resté sans rien faire : interdiction d’arroser sa pelouse ou son jardin, de remplir sa piscine ou de laver sa voiture, entre 9h et 19h. Samedis et dimanches inclus.
Mais bien sûr ces mesures, plus destinées a continuer le business as usual qu'autre chose, ne servirent a rien. On éteint pas un incendie avec un verre d'eau... Il y eut donc ensuite des assèchements de cours d’eau, avec la disparition pure et simple de rivières et fleuves entiers qui autrefois, fournissaient l’eau indispensable pour la culture vivrière de centaines de milliers d’hectares de nourriture.
Et de millions de personnes.
Ainsi par ricochet les rendements agricoles chutèrent, au fur et à mesure que « le problème de l'eau », comme le qualifiait pudiquement le chef de gouvernement entre deux parties de jet-ski, s’étendait un peu partout sur le territoire, comme la nécrose sur un cadavre.
Les poissons d’eau douce disparurent, et les hommes se rabattirent sur ceux qui restaient en mer, qui disparurent peu après également, inaptes a supporter des "prélèvements" toujours plus massifs.
L'océan s'acidifia de manière irrémédiable, a cause de l'absorption continue, depuis plus de 200 ans, de quantités massives de CO2 issues de la combustion des énergies fossiles, véritable drogue de la civilisation thermo-industrielle.
Les coraux blanchirent, et moururent, et avec eux disparurent les milliers d'espèces de poissons et d'invertébrés marins, qui les utilisaient comme pouponnières depuis des temps immémoriaux.
L’élevage ? On manquait de beaucoup, beaucoup trop de céréales et d'eau à cause de la sécheresse, pour pouvoir produire autant qu’avant. Le rendement des élevages s'effondra donc aussi.
Inutile de parler de la production de viande, car elle suivit encore plus rapidement la tendance : il fallait plusieurs milliers de litres d’eau pour produire un seul kilo de viande de bœuf, et cet aliment fut rapidement hors de portée de la plupart des bourses, de même que la quasi-totalité des viandes habituelles : porc, poulet, mouton, agneau…95% de ces productions étaient industrielles, produites en masse dans des fermes-usines, pour nourrir toujours plus d’êtres humains, année après année. Or, sans eau, impossible de maintenir la cadence. Les fermes-usines s'arrêtèrent de tourner.
Alors certes, on essaya bien de trouver des solutions, mais elles n’arrivèrent jamais : pas assez de temps pour les développer, et les mettre en œuvre à une large échelle, alors que des dizaines de millions d'estomacs commençaient à gargouiller. Furieusement.
La production de nourriture chuta si brutalement que les réserves (qui étaient de toutes façons quasi inexistantes vu le mode de distribution, mondialisé et à zéro stock) furent rapidement consommées, et les premières émeutes de la faim et de la soif apparurent encore plus vite.
En quelques jours, elles devinrent incontrôlables.
On pilla d’abord les supermarchés et leurs entrepôts, puis quand ceux-ci furent vides –l’affaire d’une semaine-, ceux qui avaient survécu se regroupèrent en gangs, de plus en plus violents.
Ces gangs écumèrent le pays, et il n’était pas rare de voir quelqu’un se faire égorger pour une boîte de conserve, ou tel autre se faire esclavagiser ou être enrôlé de force au service de « seigneurs de guerre » locaux…Seigneurs qui très rapidement, se mirent à se faire la guerre entre eux, qui pour un bout de territoire, une rue, un quartier…
L’Etat ?
Son armée et sa police se disloquèrent somme toute assez rapidement : une fois les premières émeutes entamées, il y eut bien quelques tentatives de reprise en mains, mais elles échouèrent toutes, et c’est plus que compréhensible. La police et l’armée disposaient certes de plus de ressources, bien plus que la majorité des sans-dents moyens, il faut en convenir. Mais-hélas !- elles n’étaient pas illimitées. Et quand les grenades lacrymogènes furent épuisées, puis que les balles pour les fusils se mirent à manquer, à peu près en même temps que les rations de combat et les packs d’eau, ceux qui n’avaient pas été fusillés pour désobéissance se retournèrent contre leurs supérieurs, s’en débarrassèrent, et désertèrent, fuyant a travers tout le pays, espérant encore retrouver leur famille dans cet enfer.
Car oui, le pays, comme ses voisins –mais là aussi, on n’était sûr de rien, vu qu’internet, comme le reste des communications globales, ne fonctionnait plus depuis belle lurette- était devenu un véritable enfer.
Les stations d’épuration, fonctionnant à l’électricité, s’arrêtèrent peu après l’extinction des dernières centrales nucléaires encore en fonctionnement.
Plusieurs réacteurs nucléaires, en manque d’eau chronique, purent être arrêtés dans les règles par les quelques techniciens et ingénieurs qui eurent à cœur de rester jusqu'au bout... ce qui sauva sans doute d’innombrables vies.
Mais quelques autres ne le furent pas à temps : soit les agents chargés de la maintenance étaient partis rejoindre eux aussi leurs familles, soit ils abandonnèrent leur poste dans la précipitation, essayant désespérément de fuir loin des émeutes et des troubles, laissant ainsi les cœurs nucleaires fondre, percer leurs enceintes de confinement, et irradier massivement des milliers de kilomètres carrés… et des millions de gens qui moururent quelques temps après.
La fée électricité cessa de vivre a ce moment-là, et les stations d'épuration furent parmi les derniers automatismes à s'arrêter.
En l’absence d’un système d’assainissement des eaux usées fonctionnel, des maladies terribles, qu'on croyait oubliées depuis des siècles, et propagées par des populations de nuisibles hors de contrôle, et des conditions d'hygiène redevenues moyenâgeuses, réapparurent très rapidement : choléra, dysenterie, peste bubonique, malaria… Elles prélevèrent leur lot parmi les survivants, et il n’y avait plus aucun moyen de les freiner, car les hôpitaux et le système de santé étaient hors d’usage, en rupture de personnel, de fournitures et de courant depuis bien, bien longtemps.
Parmi le peu de ceux qui avaient survécu aux pénuries, aux émeutes, aux famines et à la maladie, il en resta qui durent ensuite affronter la guerre –les guerres.
Les centaines de gangs qui s’étaient appropriés les miettes de la civilisation thermo industrielle agonisante, régnaient chacun sans partage sur leur bout de territoire. Mais très rapidement, vu qu’on ne fabriquait, ni ne cultivait plus rien, on épuisait les réserves de son petit coin, et il fallait aller voir ailleurs, chez l'encombrant voisin, pour espérer survivre.
On en revint à la bonne vieille machette, au bon vieux bout de métal aiguisé sur un coin de pierre, car bien sûr les rares individus qui possédaient des armes à feu étaient soit déjà aux commandes, soit déjà morts. Et puis la plupart des munitions avaient déjà été tirées depuis bien longtemps, et on n’avait évidemment plus la capacité industrielle de les fabriquer. On se retrouvait donc avec des milliers d’armes à feu inutiles, si ce n’est pour le métal dont elles étaient constituées, métal que certains artisans talentueux arrivaient à récupérer et transformer en quelque chose de plus fonctionnel…
Les guerres de territoire durèrent longtemps : elles furent bien sûr très meurtrières, mais sans doute-et c’est là le paradoxe- très utiles pour les survivants, en éclaircissant suffisamment leurs rangs pour permettre au peu qui s’en sortirent de manger à nouveau à leur faim… en quelques mois d’affrontements, la population survivante avait de nouveau diminué de plus de 95%, et le milieu terrestre commençait alors à avoir une capacité de charge « normale ». Quelques dizaines d’êtres humains par kilomètre carré, c’était juste ce qu’il fallait pour que ce que certains, autrefois, appelaient avec mépris, distance et condescendance « biodiversité », puisse de nouveau se reconstituer lentement, au milieu des ruines, des cadavres et de la pollution.
Le système Terre avait retrouvé son point d’équilibre, et sur ses ruines les quelques humains qui restaient debout essayèrent de continuer tant bien que mal leur petit bout de chemin.
Pas facile, dans un monde où les vagues de chaleur interdisaient désormais presque toute agriculture, où les pollutions radioactives, se déplaçant au gré des vents et des pluies, obligeaient sans arrêt à changer de place, et où désormais, en l’absence de toute médecine moderne, l’espérance de vie moyenne était retombée en dessous de 40 ans.
L'espèce humaine moderne, géante aux pieds d'argile, avait passé la main.
Les légendes se propagèrent au coin du feu : nos ancêtres, avant la Chute, étaient les maîtres de la terre.
Nous avions construit des machines qui permettaient de toucher les étoiles et les planètes dans le ciel.
Nous pouvions voler sans ailes, et nos machines étaient partout, tout comme nous.
Nous avions des armes terribles, qui permettaient de détruire des régions entières.
Nos villes étaient immenses, et leurs immeubles tutoyaient les cieux.
Nous mangions et buvions à notre faim, tout était disponible en abondance.
Nous avions une médecine qui nous permettait de vivre jusqu'à cent ans, voire plus.
La paix était partout sur le monde, et il n'était plus nécessaire de se battre pour survivre.
Nous nous croyions invincibles.
Nous étions des géants.