Omerta sur un livre de la rentrée ?

Je me fiche que Yannick Haënel ait pillé Alina Reyes. Je n’en parlerais pas, si ce n’était précisément lié au fait qu’en cette rentrée littéraire, une grande partie de la presse, sans doute complice de son puissant éditeur, ait largement promu son livre, tout en occultant complètement celui d’Alina Reyes. Pour Forêt profonde, son dernier et, de loin, meilleur roman, pas un seul petit article dans les grands médias. Conséquence : le livre demeure invisible pour une grande partie des lecteurs, beaucoup de libraires ne prenant pas la peine de le sortir des cartons, d’autres, comme la Fnac, le cachant dans un recoin du rayon érotique, alors qu’il s’agit d’un livre de littérature générale.
La première fois, j’ai cru au hasard. En janvier 2003, Alina Reyes remettait chez Gallimard (où elle avait déjà publié quatre romans, deux à l’Infini, deux en Blanche), le manuscrit de La Chasse amoureuse, qui s’ouvre sur l’évocation des avalanches, là-haut dans ses montagnes, et d’une façon de se glisser dans leur déferlement. Gallimard refusa le manuscrit, mais quelques mois plus tard paraissait Evoluer parmi les avalanches, un roman de Haënel qui n’avait rien à voir avec les avalanches, mais empruntait son titre à un poème de Rimbaud... et peut-être bien au début de La Chasse amoureuse, titre également inspiré de Rimbaud (de son poème perdu La Chasse spirituelle).
La Chasse amoureuse est tout entier construit autour de la tapisserie de La Dame à la licorne, exposée au musée de Cluny. Ce roman est paru chez Robert Laffont en avril 2004. En mars 2005, Yannick Haënel publiait aux éditions Argol À mon seul désir, un livre sur... La Dame à la licorne. Grâce à la coopération de l’éditeur avec les Musées nationaux, on trouve son livre au musée de Cluny, mais pas celui d’Alina Reyes, bien sûr, qui n’a pourtant rien à lui envier en matière de poésie.
Jusqu’ici, tout va bien. Alina Reyes à l’époque acheta le livre de Haënel, le complimenta poliment et lui offrit aimablement sa Chasse amoureuse... dont il ne lui donna jamais de nouvelles. Puis Alina Reyes, au bout d’une aventure éprouvante, contée dans son roman Forêt profonde, mourut. Qui écrit ici, alors ? Moi, Aline Nardone selon l’état civil, qui écrivit jadis sous le nom d’Alina Reyes, et parvint à épuisement après ce dernier livre. Je sais, c’est étrange, mais c’est ainsi : un jour du printemps dernier, cet écrivain que j’avais été est mort, j’ai su que je ne pourrais absolument plus rien signer de ce nom.
En septembre, je lis Cercle, le dernier roman de Yannick Haënel. Et là, c’est une avalanche de références ou d’emprunts à mon imaginaire qui se déroule sous mes yeux. Je recopie ici ce que j’ai dit sur un blog réouvert pour m’encourager à défendre malgré tout Forêt profonde :
« Le journal qu’elle a tenu sur son site internet, aujourd’hui fermé, pendant trois ans, lui a servi de matériau pour sa "Forêt profonde", cette descente en abîme en elle-même, en moi-même. J’ai eu la surprise de découvrir qu’il m’avait tout l’air d’avoir nourri aussi le dernier roman de Yannick Haënel, où se trouvent réutilisés le thème de la rencontre sur le pont des Arts (voir l’article Cercle sur le blog apocalypsis), et bien des éléments de mon imaginaire, la figure de la danseuse, le coquelicot, la nacre, les oiseaux, la neige, la forêt, les loups, les sosies, Notre-Dame-de-Paris, etc. (l’ennui qui s’en dégage m’a empêchée de lire son livre en entier), y compris la perte de sang liée à une expérience de perte de soi que j’ai, moi, réellement menée... Et dont je ne me suis pas contentée de faire des phrases. Je lui ai écrit tout ceci, mais comme tous les autres, il ne m’a pas répondu. Logique. »
C’est vrai, l’ennui m’a empêchée de terminer ce livre, mais j’ai découvert grâce à une critique trouvée par hasard sur le net qu’il fallait peut-être aussi compter avec un personnage de porno star nommée Anita Dark... le côté obscur de la force d’Alina Reyes ?
J’ai écrit à plusieurs reprises à Yannick Haënel pour lui demander s’il était conscient ou non de ces emprunts, sachant que les manuscrits d’Alina Reyes, y compris les premiers états de Forêt profonde, ont été envoyés chez Gallimard. Il ne m’a pas répondu. Il y a d’ailleurs dans son livre des analogies avec certains autres des livres d’Alina Reyes, comme L’Exclue, histoire d’une femme qui décide soudain de tout quitter, boulot et famille, pour jouir poétiquement d’une vie hors du monde, et s’achève sur une scène érotique qui semble lui en avoir inspiré une très proche. Ou bien La Nuit, qui est construit en quatre « Cercles » (lui a construit son roman en trois cercles), etc.
Alors, quoi ? Tout ceci n’enlève rien aux livres d’Alina Reyes, et importerait peu, je le répète, si je n’avais pas ce désagréable sentiment d’omerta autour de Forêt profonde. Que faire contre l’omerta ? Parler. Ce que je fais.
NDLR : une réponse à Alina Reyes a été apportée sur BibliObs par Yannick Haenel.
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