On n’enterre pas que le timbre rouge ...
Fini, le timbre rouge de La Poste, dont le volume avait diminué de 14 fois en 14 ans et le prix augmenté de 148 % en 10 ans ! Fini depuis le 1er janvier de cette année, a annoncé Philippe Dorge, Directeur Général Adjoint en charge de la branche Courrier Colis de ce qui fut un des services publics les plus populaires de l’hexagone ! Trop polluant, trop peu écologique, trop cher que ce service de base destiné à disparaître des radars selon ses propres statistiques d’ici quelques menues années, alors autant prendre les devants et fêter le nouvel an en le mettant au pilori !.Pensez donc, 3 avions et quelques 300 liaisons par camions chaque jour, des moyens de plus en plus disproportionnés au regard d’un volume en baisse de 15 à 20 % chaque année. Quel gâchis !
Il a raison, Philippe Dorge, il a ses raisons, que la raison ne peut ignorer. Le bilan carbone, la préservation de la planète, le fait d’acheminer quotidiennement des moyens de transport considérables pour un volume d’envois de moins en moins important : tous les voyants rouge du nécessaire et impérieux changement sont allumés. Philippe Dorge, et avec lui toutes celles et tous ceux qui font de l’adaptation et de la modernité une religion vous le diront avec conviction : le monde de Jour de Fête est terminé, l’époque est au numérique, à la dématérialisation, aux smartphones connectés, aux QR codes et aux paiements sans contact. On y va tous, unis ou pas, au forceps s’il le faut, la France de 2030 n’attend pas, la France de 2030 n’a plus de temps à perdre.
Sauf que voilà. Il se trouve que La Poste demeure, en dépit de son changement de statut de 2010 en société anonyme à capitaux 100 % publics un bien commun détenu par et destiné à tous les français. Devant ainsi assurer un même service à tous sur la totalité du territoire. Ce qui, de facto, quels que soient les efforts du Groupe La Poste pour assurer coûte que coûte le service remplaçant le timbre rouge, se heurte de plein fouet au réel à l’instant T. Lequel réel semble faire office de variable d’ajustement.
13 millions de français selon l’INSEE, sont en situation d’ « illectronisme », cette forme moderne d’illettrisme qui place celles et ceux qui en souffrent dans une situation de handicap face à un réel qui les a largués en cours de route délibérément avec l’argent de leurs impôts. 13 millions de français, cela fait, excusez du peu, pas loin d’un sur quatre. Français pour qui ce qu’on qualifie pudiquement de « fracture numérique » se manifeste concrètement par une succession de petites humiliations à ne plus comprendre et encore moins savoir faire ces mille et une opérations du quotidien qu’ils faisaient autrefois si aisément. Déclarer ses impôts, prendre son essence à la station service, installer les chaînes sur un nouveau téléviseur, contacter sa banque, appeler le fournisseur d’électricité, envoyer un colis, renouveler une pièce d’identité, joindre un service après-vente : tout est devenu pour beaucoup, plus que compliqué, totalement incompréhensible. Et onéreux. En temps, en déplacements, comme en espèces sonnantes et trébuchantes. Et si certains apprennent et apprendront, et si ceux-ci s’adaptent et s’adapteront, d’autres, fort nombreux, même armés de la meilleure volonté, n’y parviendront jamais.
D’autant que sur ces 13 millions d’exclus de la Start Up Nation chère à nos élites politiques et économiques, on compte un nombre phénoménal de personnes âgées. Une sur deux après 75 ans ne possédant pas d’ordinateur à domicile, et n’ayant probablement pour beaucoup jamais tenu de smartphone en main pour autre chose qu’appeler ou se faire appeler, et encore, non sans difficultés ... Ces petites vieilles et ces petits vieux, comme on dit, on en connaît tous, de près ou de loin. Ce sont nos grand-mères, celles-là qui paniquent au moindre courriel des impôts, et qui appellent au secours pour ces mille et une formalités qui ne nous prennent que quelques clics. Pour elles, pour eux, la disparition de ce petit carré rouge à coller, c’est encore un peu de ce monde à peu près familier qui s’évanouit. Un peu plus de matière à se faire du sang d’encre. Un peu plus d’angoisse. Un peu plus de dépendance vis-à-vis d’autrui. Un peu moins d’une autonomie qui ne reviendra plus.
Cette fracture numérique, qui se manifeste concrètement par des exclusions qui ne disent pas leur nom, se creuse d’année en année dans une société qui n’a plus que le mot inclusion à la bouche. Il y a donc les nouveaux inclus, ceux dont on parle et dont on se vante de leur ouvrir les bras, et les nouveaux exclus, ceux auxquels on ne pense guère qu’en termes d’injonctions à s’adapter à un réel sans cesse renouvelé de fond en comble. Et d’une certaine façon, certains de ces exclus, dont beaucoup faisaient partie de ces 13 millions, s’étaient il y a quatre ans soudain réveillés en nombre après des années d’apnée à subir en silence les conséquences de décisions aussi raisonnables que raisonnées qui les avaient assommés au point de les avoir totalement invisibilisés.
En soi la disparition de ce timbre rouge n’est pas grand-chose, même si elle réveille à juste titre les indignations d’une part significative d’une population privée de sa voix au chapitre dans ce qui les touche de près, et de certains de ses corps intermédiaires ignorés par un management réformant en vase clos à tout va. La solution numérique de rechange, facturée 6 centimes plus cher, est déjà prête à l’emploi, et les agents de La Poste feront comme d’habitude les frais en première ligne de la grogne populaire. Laquelle grogne, à défaut de s’éteindre, s’habituera tout en pestant à froid pendant la saisie de ses trois feuillets sur laposte.net.
En tant que symbole, cette disparition décrétée d’en haut d’un outil à la portée de tous au profit de sa version numérique rendue obligatoire du jour au lendemain est un magnifique raccourci du pouvoir en place dans son rapport aux petites gens : de plus en plus déconnectés d’une part grandissante d’un pays profond qu’ils pilotent par indicateurs de gestion et éléments de langage, nos dirigeants n’en finissent pas de les rendre de plus en plus handicapés et dépendants en transformant la moindre de leurs démarches en authentiques chemins de croix. Ces hyper-connectés du numérique-roi sont en train de gentiment pousser vers la sortie les plus fragiles, les plus vieux et les plus frêles, en leur ôtant un à un tous leurs repères. Adapte-toi, fais-toi aider ou crève, puisque ce monde n’est plus le tien. On n'enterre pas que le timbre rouge ...
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