On ne meurt pas du Sida ...
Bref.
Il n’y a pas de hiérarchie possible en matière de souffrance. Elle est une, intime et indivisible.
On ne peut décemment pas comparer par des chiffres, bruts, un mal ou une maladie à une autre. Il n’y a qu’une seule vérité : c’est que l’on meurt du cancer, de la grippe saisonnière ou de la grippe A. De la tuberculose ou d’ostéoporose. Du cœur ou du diabète. On meurt même d’obésité ou de la faim. En revanche, on ne meurt pas du sida.
“Vous n’avez pas l’intelligence de votre maladie” [Marguerite Duras - “La Maladie de la mort”]
Il y a, je le sais, comme une contradiction à dire cela : “On ne meurt pas du sida”. Mais le dire, ce n’est pas opposer le sida aux autres maux. Ni le comparer. C’est dire une vérité. Parler d’une souffrance. L’évoquer, au moins. Sans vouloir l’opposer, ni la comparer à une autre. C’est juste un fait.
On ne meurt pas du sida, non ; on meurt d’un cancer - parfois foudroyant - de la tuberculose. On est emporté par une pneumonie, ou par une sale maladie broyant le cerveau, l’œsophage, la moelle épinière, les reins. On perd la vue, aussi.
Je me souviens de cette femme que j’accompagnai, elle qui ne se cachait pas, presque militante, militante de sa maladie, qu’elle croyait être le sida. C’était bien avant l’arrivée des trithérapies (et leurs redoutables effets secondaires dits "indésirables"). Je me souviens du carnage, ce corps amaigri. Pas la peau sur les os, non ! Mais les os sur la peau. Du sida, elle en avait fait un combat. Et puis quoi ? Et puis, le médecin, il a dit, écrit, qu’elle était morte d’un lymphome. Oh, je lui aurais arraché les yeux à cet homme-là ! Comment pouvait-on lui voler ce qu’elle avait porté à bout de bras ? Tout ce travail, long, si long, d’explications, je parle de celui dirigé vers l’autre, qu’il soit collègue de travail, ami cher, famille (celle qui passait draps, couverts, et que sais-je encore, à l’eau de Javel, après qu’elle fût passée) expliquer le sida, pas à pas, lutter contre le rejet, l’exclusion, cette autre souffrance, les peurs primaires, l’ignorance, parfois aussi, oui, la bêtise, les connes d’idées reçues. L’aurait-on autant congédiée, licenciée ou virée comme une malpropre, si ce ne n’était point le sida mais un lymphome, ou tout autre cancer, qui la travaillait ? Aurait-elle, alors, connu plus de compassion ? Qu’avait-elle besoin de dire qu’elle avait un sida, donc s’exposer au rejet, si ce n’était pas, en définitive, de cette maladie dont elle souffrait ? Que ce n’était pas lui, le sida, qui l’emporterait ? Pourquoi souffrir plus encore que les affres mêmes de la maladie ?
Alors, il ne faut plus, ne faudrait plus parler de sida. Mais de cancers, de pneumonies, de tuberculoses. De carnage du corps. De quoi on meurt. Vraiment. Le sida n’existe pas. Puisque personne n’en meurt. Ni elle, ni Freddy Mercury, ni Arthur Ashes, pas plus Cyril Collard qu’Hervé Guibert ou Brad Davis. Et tous ceux qui n’ont rien dit. Qui sont morts des “suites d’une longue maladie”. Parce que voilà, “une longue maladie” c’est mieux, c’est plus correct. Pour les proches, les amis, la famille, l’honneur, ou/et la réputation sont saufs ! Même si ça fait mal, si mal à ceux qui restent, ce non-dit, à ceux qui restent, le virus planqué dans le sang.
Il faut parler de ce qui existe vraiment, donc d’immunodéficience humaine. De ce qui existe vraiment, et ne se voit pas, soit un état dit de séropositivité. Il ne fait pas (pas toujours) souffrir physiquement. Il vous condamne juste au silence - autre souffrance. Oui, au silence, car l’avouer, cet état, c’est prendre un risque trop grand. Perdre son travail. Sa famille, parfois. Quelques amis. Être exclu de toute vie sociale. Parce que le sida, le mot seul de sida, fait peur, qu’il est associé, aussi et surtout, à une “mauvaise vie”. C’est ainsi qu’on le présenta, n’est-ce pas ? Que faire contre ça, contre ce mensonge initial qui, de fait, condamnait celles et ceux qui, et peu importe de quelle façon, contractaient le virus ? Oui, peu importe de quelle façon, car qui sommes-nous pour juger de la vie de l’autre ? Serions-nous, des modèles de vertu, ô les belles oies blanches que v’là ?
Oui, c’est de séropositivité dont il faut désormais parler. De cet état. Il faut l’expliquer. Le comprendre. Sortir du silence. Tant c’est moins un slogan que la réalité : il tue, le silence.
La prévention, bien sûr, évidemment, toujours et encore de la prévention, mais que vaut-elle si jamais l’on ne parle de l’état de séropositivité et de ceux qui la portent ?
Parlons de ce qui est, le VIH, et ce dont on meurt, cancers, tuberculoses, grippes, et non plus de sida. Parlons de ce qui est, ce silence, l’état de séropositivité. Autrement, on ne mourra toujours pas du sida. On en crèvera.
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