Où en est-on avec l’antiracisme aujourd’hui ? Polémique sur le plateau de « Ce soir ou jamais »
Je sais que ce texte paraitra abscons et trop long à certains lecteurs d'Agoravox. Il traite pourtant de questions de fond qui vont à l'encontre de bien des discours qui circulent sur ce forum et ailleurs. Je me suis efforcé de préciser mes sources. Je ne crains pas la contradiction mais vais-je avoir des réponses argumentées ?
Où en est-on avec l’antiracisme aujourd’hui ? Si l’on en juge par la piètre qualité des débats enregistrés le 18/13/2016 sur le plateau de « Ce soir ou jamais », l’antiracisme se porte très mal[1]. Les mouvements qui le portent s’opposent les uns aux autres et sont même parfois fracturés en leur sein par des tendances contradictoires[2]. Comment en est-on arrivés là après une séquence historique riche d’espoir après la seconde guerre mondiale ? Il est d’ailleurs un paradoxe à souligner : alors même que les manifestations les plus violentes de racisme sont en net recul sur le temps long du siècle - elles restent aujourd’hui largement disqualifiées par l’idéologie des droits de l’homme - la résurgence des questions identitaires sur le devant de la scène publique européenne ces trente dernières années semble vouloir opérer un retour vers des politiques du rejet de l’autre dont il faut bien questionner les nouveaux fondements idéologiques et les mécanismes de prolifération à la fois politiques et sociaux. Les thermomètres institutionnels comme les rapports annuels du CNCDH s’affolent[3]. Il est vrai que la mesure scientifique de ces phénomènes est récente et il convient de relativiser : nous ne sommes plus au temps des rafles et des pogroms qui ont minés les deux siècles précédents. Mais il parait clair que la dynamique actuelle est en faveur de nouvelles idéologies « racistes », terme au demeurant à expliciter car nous avons changé d’époque.
Les termes de racisme, antisémitisme et Islamophobie sont aujourd’hui la proie de tant de récupérations et d’instrumentalisations qu’il est presque impossible d’exprimer une pensée publique claire sur ces questions. La sémantique nous piège constamment et les logiques à l’œuvre pour se défaire du fléau prêtent à confusion. En effet, l’antiracisme est un hydre à plusieurs têtes. Appliquons nous d’abord à décrire ces logiques qui se complètent et parfois se contredisent. Ensuite nous essaieront de dégager quelques pistes pour sortir de l’ornière.
Nous avons tout d’abord de puissantes logiques marchandes à l’œuvre. Le consommateur n’a pas de couleur, seul compte son compte en banque. Depuis les fameuses publicités Benetton, le marketing proliférant entend ne pas susciter de discours clivants. Le métissage est valorisé dans les médias et le divertissement de masse – ce qui bien entendu ne dit rien de la représentation problématique des minorités dans cet espace. La droite populiste et réactionnaire a alors beau jeu de présenter le capitalisme honni et l’idéologie « droit de l’Hommiste » comme la face cachée d’une même pièce.
Nous avons ensuite un antiracisme institutionnel. La France aime à se penser comme la patrie des droits de l’Homme quitte à occulter ou maquiller une partie de son histoire. Ainsi des multiples manifestations comme « la semaine contre le racisme », les célébrations mémorielles autour de la Shoah, du génocide arménien, de l’esclavage rythment notre calendrier républicain. Les logiques éducatives de lutte contre le racisme y sont adossées : il s’agit de former le citoyen et de promouvoir l’égalité des hommes dès le plus jeune âge. Enfin nous avons des logiques pénales qui, rappelons-le, n’interdit pas le racisme en tant qu’opinion, mais juste son expression dans l’espace publique. Nous verrons plus loin que les manifestations d’un « racisme d’Etat » (terme à définir) se heurtent avec les discours humanistes produits.
L’antiracisme est aussi un impératif moral. Beaucoup a été écrit sur l’instrumentalisation de « la marche des beurs » et les apories de mouvements comme SOS racisme dans les années 80. Pourtant, à un niveau individuel, beaucoup de nos concitoyens rejettent encore toutes les formes de racisme au nom d’une certaine éthique de l’idéal républicain – quoique beaucoup le fasse de façon très ambigüe ! D’autres, s’adossent à leur foi religieuse ou à des principes humanistes universels. Les milieux les plus réactionnaires critiquent aujourd’hui cette bien-pensante au nom d’un ordre supposé naturel des choses[4].
L’antiracisme obéit également à des logiques sociales de lutte des places autour de la notion d’équité et de justice. L’impératif moral a aujourd’hui cédé le pas à la lutte contre les discriminations de toute sorte, dont on sait qu’elles peuvent être aussi le fruit de calcul d’intérêt émanant de personnes pas forcément racistes. Remarquons que le champ d’action est plus large que celui de la « race ». L’affirmative action a mauvaise presse au nom d’un certain universalisme français mais les pratiques de discriminations positives se développent partout : parité hommes femmes, embauche d’handicapés et présence à Sciences po d’étudiant issues de quartiers défavorisés...
Ajoutons que dans ce champ social, les sciences sociales apportent régulièrement leur contribution. Avec les gender studies, les postcolonial studies, elles tentent d’opérer des changements de focales en s’intéressant au point de vue des dominés[5]. Elles diffusent avec parcimonie un savoir rendu souvent inaudibles par le bruit ambiant.
Nous avons enfin des logiques identitaires. Ceux qui se sentent stigmatisés ou lésés par l’histoire jouent des lois mémorielles et alimentent la guerre des mémoires[6]. Des hiérarchies secrètes structurent un espace politico-médiatique, somme toute borné et saturé, qui suscite un très fort sentiment du « deux poids deux mesures ». Très souvent suspecté d’alimenter le communautarisme, cette nébuleuse d’associations contribuerait à fracturer l’unité de la nation[7]. De fait, beaucoup d’entre elles renforcent presque malgré elles les discours identitaires d’une extrême droite qui se rassemblent autour du concept de « whiteness[8] ». A y regarder de près les choses sont souvent plus complexes, car nombre d’associations sont en quête d’une simple reconnaissance symbolique et échappe largement à une logique de repentance largement fantasmée et instrumentalisée par une certaine classe politique[9].
Mais ce capharnaüm renforce les logiques de pouvoir. Le racisme d’état[10] est une réalité dont il convient de retenir qu’il ne s’adosse plus à une quelconque idéologie raciste - bien que de vieilles représentations subsistent encore - et peut même très bien s’accommoder d’un discours antiraciste. Diviser pour régner est un vieux mode opératoire des classes dirigeantes. Instrumentaliser les peurs légitimes ou nom du peuple a toujours été un puissant ressort politique. L’impuissance des Etats contre les effets délétères de la mondialisation financière, la perte de souveraineté et de crédibilité qui s’ensuit conduisent nos dirigeants à jouer des leviers qui restent à leur disposition : la guerre et la mise en scène des questions identitaires et sécuritaires[11]. Comme le dit très justement le philosophe Jacques Rancière :
« Nos Etats sont de moins en moins capables de contrecarrer les effets destructeurs de la libre circulation des capitaux pour les communautés dont ils ont la charge. Ils en sont d'autant moins capables qu'ils n'en ont aucunement le désir. Ils se rabattent alors sur ce qui est en leur pouvoir, la circulation des personnes. Ils prennent comme objet spécifique le contrôle de cette autre circulation et comme objectif la sécurité des nationaux menacés par ces migrants, c'est à- dire plus précisément la production et la gestion du sentiment d'insécurité. C'est ce travail qui devient de plus en plus leur raison d'être et le moyen de leur légitimation[12] »
Nous avons donc en face des logiques disparates qui paraissent contradictoires mais qui se nourrissent les unes aux autres et semblent converger vers une fracturation de la société. Ce que les historiens appellent des faisceaux de causalité. Oui, des formes d’antiracisme alimentent le racisme, non pas tant parce qu’elles participent d’un même paradigme de la race - un vieil argument - mais parce que souvent leurs effets se conjuguent et sont renforcés par des logiques de pouvoir.
Il est urgent aujourd’hui de reconnaitre que les luttes contre le racisme doivent évoluer car le racisme lui-même à changé de nature. Au racisme biologique, historiquement située en Europe dès le XIXème siècle et qui a mené au cataclysme de la seconde guerre mondiale et aux guerres coloniales, s’est substitué un racisme d’essence culturelle. Cette profonde mutation doit être pensée car si les discriminations liées à la couleur de peau sont toujours d’actualité, le rejet de l’autre est davantage fondé aujourd’hui sur l’appartenance supposée d’un individu à une culture jugée inassimilable par la République. C’est ce que le CNCDH pointe régulièrement : ce ne sont pas tant les vieux racismes comme l’antisémitisme, le racisme anti-noir ou anti-arabe qui prolifèrent au sein de notre société mais le racisme anti-rom et anti-mulsulman[13]. Il faut relire le sociologue Norbert Elias pour comprendre pourquoi ce « problème » explose précisément aujourd’hui :
« Le ressentiment surgit quand un groupe marginal socialement inférieur, méprisé et stigmatisé, est sur le point d’exiger l’égalité non seulement légale, mais aussi sociale, quand ses membres commencent à occuper dans la société des positions qui leur étaient autrefois inaccessibles, c’est-à-dire quand ils commencent à entrer directement en concurrence avec les membres de la majorité en tant qu’individus socialement égaux, et peut-être même quand ils occupent des positions qui confèrent aux groupes méprisés un statut plus élevé et plus de possibilités de pouvoir qu’aux groupes établis dont le statut social est inférieur et qui ne se sentent pas en sécurité[14] ».
Mais mon collègue d’origine arabe qui mange du cochon, boit du vin a toutes les chances d’être plus accepté que mon collègue musulman qui porte la barbe et s’absente le jour de l’Aïd.
Pour le « racisme » anti-musulman - terme impropre car l’Islam n’est qu’une religion - nous observons dans l'opinion un continuum entre islam, islamisme et terrorisme[15].
« En 1979, la révolution iranienne a inauguré le regard géopolitique sur la situation des musulmans en France (…). Aujourd'hui il est évident que dans le regard de certains, un lien est fait entre les récents événements de Nairobi et ma voisine qui porte le foulard : c'est cela le noyau de l'islamophobie. La partie la plus marginale parle pour le tout [16] ».
Que faire dans ces conditions ? Deux pistes méritent sans doute d’être explorées.
La défiance vis-à-vis du culturalisme est peut-être la clé du militantisme de demain car le terme de « racisme » est devenu trop équivoque. Le culturalisme consiste à essentialiser les cultures et de figer les individus dans une identité particulière. Ce réductionnisme prolifère aujourd’hui or dans le portefeuille identitaire d’un individu, les identités sont multiples, mouvantes et même contradictoires[17]. Il est temps de reconnaitre la complexité et l’ambivalence de postures identitaires que bien souvent nous ne convoquons qu’en fonction de contexte particulier plus que par des convictions idéologiquement ancrées. Bref, il nous faut nous départir de toute illusion identitaire[18].
La deuxième piste est à méditer. Elle nous est donnée par Achille Mbembé, au fond le meilleur penseur sur les questions raciales. Il nous propose de reconnaitre une culture de l’entre-deux en chacun de nous, jamais totalement métissée mais ouverte à toute fécondation.
« Si l’on doit de nouveau, ensemble, réarpenter les chemins de l’humanité, alors il faut peut-être commencer par reconnaitre qu’au fond il n’y a pas de monde ou d’endroit où nous soyons complètement chez nous, maitres des lieux. Le propre surgit en même temps que l’étranger. Ce dernier ne vient pas d’ailleurs. Toujours, il nait d’une scission originelle et irréductible qui exige en retour, détachement et appropriation. A l’évidence, l’avènement d’une telle pensée critique susceptible de féconder un universalisme latéral exige le dépassement de l’opposition radicale entre le propre et l’étranger [19] »
A l’heure, où l’Europe frileuse laisse mourir des milliers de migrants à ces frontières, il est peut-être temps de rendre possible cette déclosion du monde.
[2] Par exemple, les positions jugées racistes et communautaristes de Houria Bouteljda porte-parole du Parti des Indigènes de la République sont régulièrement étrillés non pas seulement par la droite réactionnaire mais aussi par les militants antiracistes eux-mêmes.
[4] Pour des essayistes médiatiques comme Alain Finkielkraut ou Eric Zemmour, les races sont un fait « objectif » et non construit socialement.
[5] La liste est trop longue pour être publiée ici, mais on pourra se reporter par exemple à Mbembe Joseph-Achille, De la postcolonie, Paris, Karthala, 2000 ; Bayart Jean-François, Les études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010.
[6] Beaucoup de références, citons juste Stora Benjamin, La guerre des mémoires : la France face à son passé colonial, Paris, L’aube, 2007 ; Blanchard Pascal, Bancel Nicolas, Lemaire Sandrine et al., La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La découverte, 2005 (cahiers libres).
[7] L’affaire Dieudonné est révélatrice à cet égard : https://blogs.mediapart.fr/tiptop/blog/130114/affaire-dieudonne-une-tumeur-politico-mediatique-francaise. La polémique sur Exhibit B autour de la mémoire de l’esclavage mérite d’être mentionnée. Lire https://blogs.mediapart.fr/tiptop/blog/301114/exhibit-b-nous-sort-il-de-l-impense-de-la-race-et-de-l-antiracisme-naif
[8] Lire mon billet sur « L'imposture du concept de racisme anti-blanc » https://blogs.mediapart.fr/blog/tiptop/050413/limposture-du-concept-de-racisme-anti-blanc
[9] A rebours de ce que peut prétendre par exemple Lefeuvre Daniel in Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Editions Flammarion, 2008. Pour un point de vue opposé lire Coquery-Vidrovitch Catherine, Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Paris, Agone, 2009 (Passé et présent)
[10] Je n’évoque pas ici toutes les manifestations d’un structurel comme les délits de faciès par exemple, déjà bien renseignés
[11] Les guerres françaises au Mali, en Syrie, en Lybie, en Centrafrique sont une façon martiale, quasi magique de masquer notre impuissance face aux enjeux contemporains : terrorisme, crise migratoire… Comme l’avouait un proche du président, Hollande s’est aperçu que les militaires obéissaient encore aux ordres le doigt sur la couture du pantalon. Pour un meilleur éclairage se reporter à l’excellent article de Mathieu Bonzom : http://www.contretemps.eu/interventions/guerre-d%C3%A9mocratie-politiser-sentiment-dimpuissance
[12] https://blogs.mediapart.fr/edition/roms-et-qui-dautre/article/140910/racisme-une-passion-den-haut
[13] Evitons le terme Islamophobie trop équivoque aujourd’hui.
[14] C’est le syndrome du racisme « petit blanc ». La citation se trouve dans Abdellali HAJJAT, Marwan MOHAMMED : Islamophobie : Comment les élites françaises fabriquent le "problème musulman".
[15] Sur la question des amalgames lire https://blogs.mediapart.fr/tiptop/blog/151115/attentats-de-paris-de-quoi-le-djihadisme-est-il-le-nom
[16] Ibid.
[17] Remercions Ndiaye Pap pour ce concept éclairant , La condition noire, essai sur une minorité française, Paris, Calman-lévy, 2008.
[18] Lire l’ouvrage éponyme de Jean François Bayart.
[19] Mbembe Joseph-Achille, Sortir de la grande Nuit. Essai sur l’Afrique décolonisé, Paris, La découverte, 2010, p. 241.
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