« Où va se terrer la lumière »
La poésie n'est pas donnée à tout le monde. Il faut trouver la bonne porte pour avoir une chance de sentir son actualité, c'est-à-dire sa présence, actualité bien souvent endormie par notre expérience quotidienne et à peine et bien négligemment secouée par les quelques sirènes vagues de notre société. La poésie a pourtant son mot à dire. Pour saisir entièrement le réel - ici la poésie est un combat, et lui donner un relief, imprimé d'un coup en un surplomb monumental d'évidences. Voir. Enfin.
Difficile d'écrire sur de la poésie. D'en rendre compte. Car son champ d'expression n'est qu'à moitié verbal. Tout se passe dans l'éclat d'une phrase, dans le sens qui jaillit soudain et qu'on aplatirait à le décrire froidement.
On ne peut être donc trop bavard.
Le livre de Mary-Laure Zoss relate l'expérience d'un fracas. Les phrases sont écrites sans majuscule et sans point. Elles ne commencent et ne terminent pas. Elles sortent comme ça, et il le faut bien, puisque dès le premier mot tout vient de disparaître. C'est une urgence. Les phrases restent serrées en un unique paragraphe sur chaque page. Comme pour s'agglutiner, se blottir encore un peu. A peine si elles respirent. Entre les pages, on le sent, l'absence et l'effroi sont là. Il faut faire face et remplir le trou béant. Le regard tourne dans tous les sens et les yeux se sont ouverts, affolés. Les mots halètent. Il n'y a pas presque plus de durée, sauf encore dans ce qu'il y a de cher à cette auteur, cet hiver qui passe silencieux et la lune qui s'enroule sur le sommet des sapins, alors que nos yeux cherchent encore à travers la vitre. Et pour combien de temps.
Vous allez lire un livre qui vous prend d'un coup sans vous demander votre avis. Et je vous jure que c'est un livre qui aime profondément la vie. Si vous préférez les fastes et la facilité, passez votre chemin. Nous sommes entre gens sérieux. Aussi sincères et éprouvés qu'on peut l'être quand on s'est déjà fait embarquer. Quand la vie tombe de la table, fracassée, et qu'il ne reste plus qu'à se ramasser et courir, si on peut, en boitant.
Qu'on ne se méprenne pas, en effet. L'autre, disparu dans cette aube de fer (première partie du livre), ne peut être le héros d'un roman. Croyiez-vous que vous vous en tireriez à si bon compte ? Mary-Laure Zoss relate ce qui nous est donné de vivre, au-delà de tous les ordinaires sous lesquels nous nous abritons. Vous disparaîtrez, comme eux. Vous vous arracherez une après-midi, un soir, dans un silence définitif, un claquement de soufflet, alors que le soleil chauffera les murs :
"à vous qui êtes restés dans la chambre à tourner les pages, je m'adresse en sourdine, cherchant votre présence dans la foule des absents, faites-nous signes, qu'on puisse croire qu'on a été entier ; la chair des marrons est claire, une roue les a fendus sur le pavé, l'ampoule au-dessus de la porte ne faiblit qu'à neuf heures du matin"
Voilà.
La présence du monde et pourtant le sens en cavale face à la déchirure. Fin de la plaisanterie. Il ne reste que la nuit. Le jour ne sert qu'à vaquer. On ne va pas crier même si on voudrait. Hé ho, mais non, répondez ! Mais l'autre ne murmure plus que par des souvenirs d'images tordues dans la poussière. Dans une vie il arrive toujours un moment où il faut s'attabler avec le silence. Gratter de son ongle le vernis de la veille maison où vous habitiez. On ne sait pas comment il est possible de vivre après, mais ce qu'on sait, c'est le cri de la fêlure et la continuité du silence. Le sens blessé. Peut-être est-ce la haine, la moquerie sûrement, qui entrent en résistance face à ce drame que l'on sait, les dents collés contre les lèvres :
"le matin enfante les gestes blêmes de ceux qui nous précèdent aux premières heures, leurs blouses déteintes aux verrières sous la barre des néons, comme s'ils triaient les aubes d'hiver, entre des planches crues, les papiers épinglés au-dessus d'un bureau"
Alors on ne cesse d'interroger tandis que le brouillard d'hiver enveloppe lentement les friches. On apprends aussi ce que l'on n'aurait pas voulu, loin des racines de l'enfance :
"on a de la mort plein les yeux de ceux qu'on croise [...] désormais sous la peau de tout visage laboure une couleur d'os"
Et dans cette expérience, ce face-à-face au réel et au temps, nous saisissons les visages. On ne demande plus beaucoup. Quelque chose qui nous éclaire un peu. Et jusqu'à la fin, une réponse que nous avons embarquée à notre bord :
"on ne remue plus de vos traits qu'un pli de fatigue entre les poings"
La langue de Mary-Laure Zoss rend compte d'un combat. Une poésie vive, humaine, émouvante - superbe. Des phrases prises en plein fracas pour répondre à la stupeur. Une langue adressée à notre condition :
"quand on pense à vous, c'est à ces pans de laine qui vous couvrent mal les jours où ; à la besace de peau jetée sur votre corps, et de votre visage, on porte la blancheur entre les troncs, dans la honte d'avoir à paraître tels, devant vous, avec tout ce crin sale dans les mots, alors qu'on poursuit des brèches éclairées, on attendrait que de pouvoir les glisser entre vos mains"
Mais personne ne répondra. Inutile d'aller plus loin. La poésie déborde sans cesse du langage. La vie va comme à cheval. Tout y passe, jusqu'à la fin du deuil qui vient souffler les tiroirs de la vieille maison. Comment ferons-nous notre affaire des autres, de cet autre surtout.
Alors simplement être, avec ça, et tout juste, au mieux, un peu de lumière sur notre condition. Une lumière que distille l'auteur de ce rappel à l'ordre - qu'il faut bien sûr lire et relire pour en saisir toute l'expérience.
Merci pour votre lecture !
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