Outreau : innocents à mille contre un
Au moment où l’on s’interroge sur le travail de la Justice - pour ne pas parler du bilan de Nicolas Sarkozy, diront certains -, l’affaire d’Outreau, plus par ses à-côtés et ses suites que par son déroulement, se révèle une excellente démonstration d’un problème grave : l’accaparement de la Justice par l’ensemble de la société.
On pouvait, honnêtement, émettre de gros doutes lors de l’affaire d’Outreau sur la crédibilité des témoignages enfantins et sur les déclarations de la principale accusée. On pouvait, honnêtement, soupçonner que la majorité des accusés était innocente. Mais, honnêtement, bien malin qui aurait pu se douter que l’affaire finirait par faire un tel bruit. Au point de diffuser sur trois chaînes (certes câblées) l’intégralité, en direct, des débats de la commission chargée d’on ne sait pas trop quoi en réalité, mais qui s’y est attelée avec soin. La Justice française, il est vrai, a quelques ratés. C’est le lot de toutes les justices, dans tous les pays et à toutes les époques ; et il en sera toujours ainsi, aussi malheureuse que puisse être une telle évidence pour toutes les personnes ayant été victimes (ou qui le seront) de ces erreurs. A moins de tenir nos procès au Vatican, puisque le pape est infaillible, toutes les justices commettront encore des erreurs. Mais il y a des erreurs de bonne foi (où le juge, à la vue des éléments, pouvait être fondé à croire que...) et celles de mauvaise foi (où le juge ne pouvait croire à la culpabilité ou à l’innocence de l’accusé mais a quand même pris la mauvaise décision).
La France a connu son lot d’erreurs de ce type. On peut simplement citer les affaires Seznec et Turquin : la Justice française est parvenue, dans ces deux cas, à condamner deux personnes pour meurtre alors qu’on n’a jamais retrouvé le moindre cadavre, ce qui relève de l’exploit judiciaire. Ici, la présomption d’innocence, qui, théoriquement, prévaut en France depuis 1789, n’a pas été respectée : on a condamné sans la moindre preuve. Il faut bien admettre que parfois la Justice n’est pas aidée : ainsi, Nicolas Sarkozy, au moment de l’arrestation d’Yvan Colonna, s’est fait une joie d’annoncer que « l’assassin du préfet Erignac » avait été arrêté. La présomption d’innocence en a, là encore, pris un sacré coup.
La commission d’enquête parlementaire sur Outreau avait donc pour mission de dire si cette erreur monumentale était de bonne ou de mauvaise foi. Mince affaire ! Comme par un mouvement de balancier, c’est le juge qu’on a ensuite passé à la moulinette. Peu importe qu’il y ait eu faute ou non de sa part, ce n’est pas ici ce qui nous intéresse. L’important ici, c’est qui tenait l’instrument de torture. Les mêmes qui, quelques mois auparavant, ne rêvaient que de passer à la moulinette les accusés d’alors : opinion publique, journalistes et politiques. Pourquoi diffuser en direct l’audition du juge Burgaud, si ce n’est pour en faire le coupable unique et idéal ? Il l’est peut-être, mais il eût mieux valu que cela se fît à l’abri des regards, loin des caméras intimidatrices et loin des tentations d’émouvoir par l’image. A la place d’une enquête, on nous a proposé un spectacle.
Revenons à notre tryptique. L’opinion publique d’abord. On ne se demandera jamais assez si un juge, entendant la foule réclamer que des têtes roulent sur l’estrade en place communale, ne peut pas être quelque peu influencé parce que craignant pour sa propre peau si le verdict s’avisait de ne pas plaire à la meute. Bien des années après l’affaire Ranucci (dont la culpabilité reste en débat), des jurés d’alors ont dit, honnêtement, que leur décision avait été en partie motivée par les cris de la foule massée devant la cour d’Assises d’Aix-en-Provence réclamant la peine de mort. Certains ont eu peur, s’ils ne donnaient pas à l’opinion publique la tête qu’elle demandait, d’être lynchés à l’issue du procès.
L’opinion publique est bien souvent partie prenante dans le verdict des grandes affaires judiciaires. Elle fait pression, elle s’emballe à la moindre pseudo-vérité, à la moindre pseudo-réalité, elle prend parti. Elle croit toujours, en partie parce qu’elle est nombreuse, être dans le vrai et le juste. La foule est un être vivant à part entière qui dépasse les sensibilités et les esprits en s’en créant un propre. Les journalistes ensuite ne sont jamais avares de qualificatifs évocateurs : cauchemar des victimes, horreur, vies brisées, insoutenables supplices, actes indicibles, etc. Les suspects, alors encore innocents car n’ayant pas été jugés, sont coupables, de toute façon. L’horreur des faits, dont on ignore parfois même s’ils sont vrais ou non, suffit à les condamner.
Presse, radio et télévision se font les colporteurs de la rumeur et alimentent les fantasmes de l’opinion publique ainsi que leurs propres fantasmes (sur les réseaux pédophiles, par exemple). Elle joue à se créer de l’information, trop faible d’esprit pour aller contre le vraisemblable au service du vrai. Les éditorialistes de tout poil, héros du stylo bille, qui vomissaient leur haine des accusés d’Outreau, vomirent ensuite celle du juge et de la Justice en se demandant comment on avait bien pu arriver à un tel résultat et à un tel « gâchis ». Posez-vous les bonnes questions, ce sera déjà un début. Les politiques enfin, dont la moindre parole concernant des affaires judiciaires est toujours de trop, puisque ce n’est pas de leur ressort (de quoi se mêle le président Chirac quand il promet de lourdes peines contre les pyromanes ?).
Quand tout le monde croyait les accusés coupables, les politiques se demandaient comment la société avait pu en arriver là (parce que la pédophilie, vous le savez bien, c’est comme le reste, ça n’existe que depuis quinze ans). Maintenant qu’on les sait innocents, les mêmes se demandent s’il n’y aurait pas un problème au niveau de la Justice. Si bien qu’avant même de savoir pourquoi le procès a donné ce qu’il a donné, on propose déjà des solutions pour régler des problèmes qu’on n’a pas identifiés, comme supprimer les juges d’instruction. Dans certaines communes, un système vaguement suspect a déjà été mis en place : le maire a en charge une partie de la justice locale. Monsieur le seigneur est bien bon avec les gueux.
Le problème vient peut-être du fait que si le juge avait déclaré innocents les innocents alors que tout le monde (ou presque) les croyait coupables, il n’est pas sûr qu’il serait sorti indemne du Palais de Justice, pas sûr que sa femme et ses enfants auraient pu dormir tranquilles et traverser la rue sans souci ; il n’est pas sûr non plus que les médias n’en auraient pas fait de pleines pages et de longues minutes en s’indignant et en rappelant que « le verdict était très attendu » et que « ici, devant le Palais de Justice, c’est l’incompréhension qui domine », que « l’abattement est général » et que « la foule massée pour l’occasion a vivement manifesté son désaccord », laquelle se serait également sentie renforcée par certains politiques qui, par un euphémisme plein de sous-entendus, se seraient contentés de s’interroger sur la décision prise. Etc. Etc.
Les cercles vicieux ont la peau dure. Ceux qui maudissent aujourd’hui le juge Burgaud sont les mêmes qui maudissaient les accusés avant qu’ils ne soient acquittés. Quand politiques, médias et opinion publique laisseront les juges faire leur métier, on y verra peut-être plus clair. En Angleterre, un couple a été accusé de pédophilie, traîné dans la boue (selon l’expression consacrée) puis l’affaire s’est dégonflée : ils étaient innocents. Peu importe ! A leur retour, voisins et habitants de la commune leur ont mené la vie dure, allant jusqu’à les poursuivre dans la rue, le bras vengeur, et animés d’intentions peu amicales. Le couple a fini par déménager. Et il n’est pas sûr, concernant l’affaire d’Outreau, que si la guillotine avait servi la foule, certaine, toujours, d’avoir raison, aurait aujourd’hui du mal à se tenir chaud...
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