Ouvrir le cadre ou en sortir ?
Le chercheur d'alternatives Philippe Derudder invite à s’affranchir des fausses vérités qui, dans un monde aux désespérances de plus en plus pesantes, empêchent de considérer de vraies solutions. Il donne de la voix et de son temps pour ouvrir une voie susceptible de « remettre les choses à l’endroit » c’est-à-dire « l’économie au service de l’homme et de la planète » et « le moyen au service de la vie »…
Philippe Derudder a dirigé une grande entreprise prospère dans le transport et le négoce international jusqu’en 1992. « Interpellé par les contradictions du système », il quitte alors ses fonctions, au moment du referendum sur les accords de Maastricht, pour se consacrer à la recherche de « solutions économiques et monétaires alternatives » - de celles qui permettraient d’en finir avec cette « logique de misère dans l’Abondance » et de « remettre l’argent à sa place » afin qu’il « serve au lieu d’asservir » (1).
Retraité depuis, il est consultant en économie et anime des séminaires et conférences sur l’économie alternative et la « conscience d’Abondance » - celle qui devrait prendre la relève de l’actuel conditionnement à la pénurie…
« Je me suis interrogé sur notre incapacité à créer des conditions de vie dignes et décentes » souligne-t-il lors de ses conférences – là où on l’invite...
Car enfin, « les hommes sont devenus capables de produire plus qu’ils ne pouvaient consommer ». Dès lors, s’il n’y aucun obstacle identifiable pour « réaliser un monde de suffisance et d’équité » dans une économie en surproduction, où est le problème ?
Pour P. Derruder, « la question de la monnaie est au cœur de la crise tel que le monde la subit » car nous vivons une crise de « l’économie symbolique », pas de « l’économie réelle » : « L’obstacle n’est que conceptuel : nous sommes conditionnés par un cadre de pensée qui n’est toujours pas remis en cause, en dépit des coups de semonce reçus depuis 2007-2008. On en est encore à chercher des solutions à l’intérieur du cadre alors que la clé est en-dehors. Si notre société est hors-sol, coupée de ses racines, il y a déjà des expériences de transformation du paradigme qui nous enferme... ».
Rareté et Abondance…
Philippe Derudder identifie trois conditionnements à l’origine de la « crise » que nous subissons : « La première, c’est la croyance inculquée que « l’argent est rare » ! Le système raréfie la monnaie, ce qui n’était justifiable qu’à l’époque où celle-ci était reliée à une référence métallique, lorsqu’elle avait un lien avec un stock de métaux précieux. Non, la monnaie n’est pas rare et quand elle manque, il n’y a pas à l’emprunter contre intérêt ! C’est une unité de compte virtuelle créée par la seule volonté humaine. Ensuite, on considère que la redistribution de la richesse par la fiscalité est un acte de solidarité national. Mais la fiscalité ne se justifie plus dès lors que la monnaie est créée par un simple jeu d’écriture comptable… D’autant plus que les plus aisés se soustraient à leurs impôts : ce ne sont pas les dépenses publiques qui augmentent, mais les recettes qui baissent sous l’effet de cadeaux fiscaux successifs accordés … Enfin, nous consentons à un monopole de création monétaire. Or, l’humanité s’est construite sur une pluralité de monnaies coexistant sur un même territoire. ».
Notre société aurait-elle « raté une marche » dans les années 70 comme il le suggère ? En 1800, la demande de biens était supérieure à l’offre. En 1975, l’offre de biens et services est bien supérieure à la demande qui dès lors peine à absorber cet excédent.
Le 15 août 1971, le président Richard Nixon (1913-1994) annonce au monde entier l’abandon de la convertibilité du dollar en or – c’est « le choc Nixon » : « Jusqu’alors, l’or était la seule vraie valeur de réserve. En 1971, c’est la perte du dernier lien qui rattachait la monnaie à l’or et sa dématérialisation, c’est-à-dire le début de la monnaie virtuelle, sans valeur ni existence propre et l’ère de l’argent-dette…
On décide de la raréfier artificiellement comme si elle était encore matérielle. La création monétaire est assurée par le système bancaire privé. Ainsi, le destin de tous dépendrait d’un petit nombre d’initiés : ce système d’argent-dette-à-intérêt qui régit le monde est la source de nos problèmes. Il faut reconsidérer la véritable richesse : notre planète et la créativité de ses habitants.
La monnaie n’est qu’une simple unité de compte dépourvue de valeur en soi, elle est créée par l’homme : les financements publics pourraient être assurés par un organisme public d’émission monétaire.
Par ailleurs, la dégradation de notre environnement naturel s’aggrave par l’augmentation de la pollution : la logique de croissance est une impasse suicidaire. Ce n’est pas un hasard si la « crise » se manifeste sous une forme monétaire, c’est-à-dire dans notre représentation de la richesse.
Dans ces années 70, nous aurions du passer du quantitatif à une logique du qualificatif : produire quoi pour servir quoi ? La monnaie permettrait ce passage. Toute l’activité humaine est conditionnée par l’accès à la monnaie. Ce que l’on veut faire, ce que l’on peut faire et ce que l’on s’accorde à faire crée de la monnaie. On ne devrait même plus en parler à partir du moment où l’on sait comment elle est créée : comme elle n’est ni richesse, ni rare, le temps et l’énergie que nous lui consacrons gagneraient à être transférés sur les vrais problèmes du monde réel. ».
Quand le moyen est devenu une fin en soi…
Ainsi, serions-nous « en crise » pour la simple raison que nous laissons le moyen (la monnaie) devenir une fin en soi ? Parce que consentons à ce qu’une logique purement comptable dirige la vie des nations ?
L’ancien chef d’entreprise égrène les conditions du changement de paradigme qui s’impose : « Il faudrait qu’un projet ayant une finalité de Bien commun soit collectivement souhaité et que la volonté de le réaliser soit bien là, à condition que les connaissances du moment, les techniques et les énergies disponibles permettent d’y répondre…
Alors, rien ne s’opposerait à sa mise en œuvre : dans ce cas, c’est la faisabilité du projet qui conditionne une création monétaire servant à financer ces urgences écologiques et sociales. Dans la conception actuelle qui prévaut , les banques sont le maillon faible, et si elles s’effondrent alors tout s’écroule… ».
On l’aura compris : « Le social, l’écologique, le bien commun dépendent de la redistribution des revenus marchands. Actuellement, il faut rogner sur l’intérêt collectif pour maintenir un équilibre précaire. Il faut ouvrir le cadre : nos alternatives monétaires doivent être portées par une vision, nos urgences ne doivent plus dépendre de la spéculation. L’argent, issu d’une simple ligne d’écriture, ne peut ni ne doit manquer… Nous pourrions évacuer de nos préoccupations les questions monétaires et nous occuper de la seule question qui importe : comment satisfaire au mieux les besoins essentiels des populations dans le respect de l’équilibre écologique ? Le seul débat à avoir, c’est sur le contenu de nos activités et de nos projets. ».
Les trois familles de monnaie
En somme, s’agirait-il de « reprendre le pouvoir d’émission monétaire » au travers d’une monnaie complémentaire à l’euro, voire « fondante » ?
Philippe Derudder distingue trois familles de monnaie : - les monnaies commerciales : « les entreprises se fournissent mutuellement avec une unité de compte interne à leur réseau, comme le WIR en Suisse - les monnaies de lien : elles aident à améliorer les liens sociaux comme le « grain de sel » (c’est la monnaie du Système d’Echange local) ou le Jeu (Jardin d’échanges universel) - les monnaies éco-citoyennes, en fort développement : le chiemgauer (Allemagne) ou le Stück, porté par les associations Eco-Quartier Strasbourg - la monnaie pourrait ainsi être au service de l’économie réelle.
L’intérêt d’une monnaie locale ? Relocaliser l’économie, favoriser des circuits courts et soutenir des actions et projets en phase avec la réalité d’un territoire, reflétant les valeurs et l’éthique exprimées dans une charte.
La constitution d’une épargne éthique permettrait de dynamiser le soutien à des projets véritablement écologiques, humanistes ou culturels, de favoriser la coopération et la solidarité : « Nous ne laissons pas leurrer par l’outil, elles ne feront que ce que nous leur demanderons de faire… ».
Un revenu pour exister ?
A la question d’un revenu de base pour tous (c’est-à-dire d’une « rente universelle » versée de façon inconditionnelle à tout citoyen jusqu’à sa mort, sans autre justification si ce n’est celle d’exister…), Philippe Derudder répond qu’elle « se relie à l’intelligence de la vie » : « Comment peut-on encore parler de « gagner sa vie » alors que nous sommes en surproduction - et passés du plein emploi au chômage de masse ? Nous devrions honorer la vie et la considérer comme une richesse par l’octroi d’un revenu de base. Il s’agit de concevoir une économie complémentaire du Bien commun dans une optique d’amélioration de la qualité de la vie et dans le respect des équilibres écologiques. ».
Pour le chercheur d’alternatives, il s’agit d’en finir avec « un mode de pensée inappropriée à la réalité humaine du XXIe siècle » et de nous faire prendre la mesure d’une évidence : « l’économie doit se donner pour finalité le bien-être de tous dans le respect de la vie sous toutes ses formes, le profit doit devenir ce qui profite à tous, et l’argent le moyen permettant de réaliser cette ambition au lieu d’être lui-même une marchandise destinée à rapporter plus d’agent aux plus nantis ».
Pour cela suffirait-il d’oser un « saut de conscience » ? Suffirait-il de « passer de la conscience de rareté (celle qui conduit à vouloir amasser, accaparer et « gagner » à tout prix) à une conscience d’Abondance » ? C’est-à-dire de « muter de l’avoir à l’être » pour accéder à ce « point alchimique où rareté peut devenir Abondance » ?
Le but de l’Ars Magna n’est-il pas d’épurer l’âme et de réintégrer l’être dans sa dignité ?
Cette reconquête-là d’une « sécurité intérieure » et de « qui nous sommes » dans un contexte d’abondance de connaissances et de moyens permettrait-il de parvenir à une humanité apaisée ? Voire de tenir une ultime promesse de l’évolution au lieu de détruire la maison commune par un acharnement suicidaire à consommer, exploiter, piller, jeter et consumer ? « L’intelligence de la vie » se frayera-t-elle un chemin à temps dans les consciences avant le cataclysme annoncé ? L’ordre du monde à venir s’agencera selon les présences qui ne se seront plus accommodées de l’insoutenable.
1) Philippe Derudder & André-Jacques Holbecq, Manifeste pour que l’argent serve au lieu d’asservir, Dangles, 96 p., 9€
Philippe Derudder, Les aventuriers de l’Abondance, éditions Yves Michel, 366 p., 17 €
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