Parrainage
C’est en scannant de vieilles photos de famille ce WE pour les soustraire aux outrages du temps que je suis tombée sur lui. Je crois que c’est la seule photo où il apparait, le jour de mon baptême, alors qu’il tient ma version bébé dans ses bras. Je me suis juste demandé s’il savait au moment de cette photo ce qu’il allait me faire, près de 12 ans plus tard.
La seule chose dont je me souviens du voyage, c’est un malaise grandissant, juste au bord de la nausée et ce n’est pas là l’effet habituel de mon sempiternel mal des transports. Roger est un ami de la famille, un vrai celui-là, un vieux célibataire à la voix abîmée par de trop nombreuses Gitanes, un fier ouvrier de la région parisienne. Roger a toujours été là pour moi, jusqu’à ce que son vice favori n’emporte dans la tombe son grand rire rocailleux. Il aurait fait un bon parrain justement. Il égaye le voyage du mieux qu’il le peut, jusqu’à notre destination, une pâtisserie du Quartier Latin, pas très loin de la Grande Mosquée de Paris. On pourra toujours dire qu’il s’agit d’un souvenir reconstitué par le temps, par divers passages en boucle de ces instants, d’une réécriture d’adulte sur des faits qui ont été profondément refoulés par un enfant qui ne voulait plus se souvenir, qui voulait juste continuer à vivre normalement, mais je jure qu’au moment où la voiture de Roger s’est arrêtée devant chez mon parrain, j’ai juste eu une sensation de frousse immense qui m’est tombée dessus. Roger a dû sentir quelque chose changer dans l’air, parce qu’il a cru bon de me souffler dans l’oreille :
tu sais, si tu ne veux pas rester, tu viens avec moi et je trouverai bien un moyen de te renvoyer chez tes grands-parents.
Combien avez-vous vécu de ces moments où vous sentez de manière parfaitement consciente et froide que tout va se jouer là, tout de suite, sur un souffle, sur un mot, sur une hésitation ? Combien de ces intersections de vie avez-vous dû traverser, les pupilles dilatées par la peur de se planter, le cœur affolé comme un oiseau en cage ? Je tourne en boucle sur le mode panique, il n’y a pas une seule fibre de mon être qui ne hurle pas l’absolue nécessité d’être ailleurs et non ici et maintenant et c’est pourtant un
non merciqui tombe de mes lèvres, presque malgré moi.
La première chose que je vois, c’est la devanture d’à côté, un restaurant vietnamien devant lequel jouent des enfants. L’une des gamines, qui doit avoir presque mon âge, me fixe en silence d’un grand regard sombre, éteint, un regard qui me dit aussi de partir. Sur le trottoir, mon parrain récupère ma grande valise presque vide puis me tend une main qui se veut accueillante. Tout en lui m’inspire un profond malaise, que ce soit le sourire doucereux qui creuse ses bajoues ou son regard qu’aujourd’hui encore, je ne peux que qualifier de porcin, deux petites braises sombres renfoncées dans un visage rond et flasque. Pour accéder à son appartement, il faut traverser la pâtisserie qui sent divinement bon la tartelette au citron meringuée.
Je crois que nous sommes allés sur la Tour Eiffel, avec sa femme, mais je n’en suis même pas sûre. Je ne sais même pas combien de temps je suis restée à Paris. C’est un peu comme si j’avais vécu dans une maison de pain d’épice de conte de fées, entre les petits gâteaux et l’ogre du placard. Et puis, un soir, un ami de mon parrain nous a rejoints à la terrasse de la pâtisserie. Il doit avoir 18 ou 19 ans, guère plus, mais vu de mon âge à moi, il fait juste vieux, adulte. Il s’est affalé pratiquement en décubitus sur une chaise juste à côté de moi. Cette position et son jean serré ne laissent pas beaucoup d’ambiguïté quant à la taille de ses organes génitaux, ce qui provoque chez moi une gêne immense et accentue encore mon envie récurrente de ne pas être là, de ne pas exister, de me fondre dans le dossier de ma chaise ou dans une quelconque fissure du mur. Le garçon me regarde en coin tout en tapant fermement sur ses cuisses gainées pour inciter son petit caniche blanc à monter sur ses genoux. Je n’aime pas être là, je n’aime pas ce garçon, ses regards pesants et l’amusement manifeste de mon parrain devant la scène. Je dis que je suis fatiguée, que je veux aller me coucher, je me tortille sur ma chaise, mais mon parrain me demande de rester encore juste un peu. Je finis par me lever comme si mon siège n’était qu’une vaste fourmilière et c’est là que le garçon se redresse et annonce qu’il va rentrer chez lui. Mon parrain me demande de l’accompagner, il habite juste au coin de la rue. Je n’ai tellement pas envie d’être là, dans cette rue, avec ce garçon, que c’est un peu comme si je marchais à côté de mon propre corps, comme si je devenais spectatrice de ma propre existence. Le garçon s’arrête devant une large porte cochère qui s’entrouvre sur des ténèbres compactes. Je tente de rebrousser chemin, il m’entraîne dans l’immeuble et me colle contre un mur, plaquant tout son corps d’homme sur mon corps de gamine. Il me glisse des mots doux dans le creux des oreilles et tente de m’embrasser de force. La peur est immense. Elle m’oppresse encore plus que le garçon. La panique me fait me débattre, je repousse le garçon et prends la fuite aussi vite que mes jambes molles me le permettent. Le parrain m’attend devant la pâtisserie comme un bon gros matou et s’amuse manifestement de me voir arriver échevelée, à bout de souffle.
Alors, il t’a embrassé ?
Aujourd’hui encore, je pense que ce garçon était le boute-en-train de mon parrain, exactement comme me le décrira, bien des années plus tard, un vétérinaire du Haras du Pin, le petit gars bien fait de sa personne qui doit préparer la proie au festin du prédateur en chef.
Je viens te dire bonne nuit.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée debout sur le petit lit, les doigts crispés sur la poignée du porte-parapluies, prête à tuer quiconque oserait franchir le seuil de mon abri provisoire. Probablement le temps que l’adrénaline reflue dans mes veines, et que la peur, brute, compacte, reprenne sa place et ses droits, encore plus violente et obsédante qu’avant. Il allait me tuer. J’en étais sûre. Pourquoi m’aurait-il laissé vivre ? Pourquoi aurait-il laissé un témoin ? Il me faut fuir. Il me faut trouver un abri, ailleurs, vite. Mais comment ? Il est peut-être en embuscade derrière la porte. Il me faut traverser l’appartement, descendre dans le noir jusqu’au magasin, déverrouiller la porte dont je n’ai pas la clé, et puis quoi ? Traîner dans la rue en chemise de nuit ? Tout ça pour tomber sur le garçon ou un autre sale type ? Je dois attendre le jour. Le moment où il devra ouvrir son magasin à la meute d’étudiants affamés. Là, il ne pourra pas m’arrêter. Et après ?
Mes mains tremblantes font l’inventaire de mes ressources : de quoi m’habiller, quelques piécettes et un ticket de métro. Je ne vais pas aller loin avec ça. Je peux aller au commissariat. Ils appelleront ma grand-mère. Mais où est le commissariat ? Où est la bouche de métro la plus proche ? Je ne m’en souviens pas. Demander à des gens dans la rue ? Je sais maintenant que je ne suis pas forcée de bien tomber.
J’ai bloqué ma porte avec une chaise et j’ai fini par m’endormir, tout habillée, sur ce petit lit qui me fait horreur. Le jour se lève. J’ai toujours peur, mais je suis encore vivante. Je me glisse dans le couloir en tremblant et je tombe sur sa femme :
Il a essayé de me violer !
Ne dis pas n’importe quoi, c’était juste un baiser d’enfant !
Évidemment, elle ne peut rien ignorer de ce qui se passe. Aujourd’hui encore, je pense que la pure crevure du lot, c’est elle, elle et son silence complice.
Je veux partir !
Bien, fais ta toilette et après, on appellera ta grand-mère.
Sous la lumière du jour, tout a l’air plus normal, plus banal. Je m’enferme dans la petite salle de bain et je coince la porte vitrée en poussant la machine à laver le linge tout contre. Je ne supporte pas l’idée que cette porte puisse s’ouvrir pendant que je m’active dans ma toilette de chat. Mon parrain n’est pas visible. Sa femme me tend une assiette de viennoiseries à laquelle je ne touche pas. J’ai encore peur que derrière toute cette banalité ne se cache un profond désir de me faire mal. Je ne mangerai plus rien dans cette maison, tellement j’ai peur qu’ils ne cherchent à m’empoisonner ou me droguer. Finalement, elle me tend l’un de ces fameux téléphones à cadran. Je demande à ma grand-mère d’une voix blanche de venir me chercher, maintenant, tout de suite. Étrangement, elle ne me pose aucune question, ne discute rien, comme si elle se doutait. Elle arrivera le soir même, gare Montparnasse, par le premier train qu’elle a pu prendre. On repart par le train de nuit, couchettes en première classe. Elle n’a pas vraiment les moyens, mais on ne partage le compartiment avec personne. Je peux enfin dormir. Je peux enfin oublier.
Jamais elle ne me posera la moindre question. Jamais elle ne me reparlera de ce séjour. Tout le monde fera exactement comme s’il ne s’était rien passé. Ce qui est le cas, quelque part.
J’ai longtemps repensé à la petite fille du restaurant d’à côté et à son regard vide. J’ai même pensé plus d’une fois à balancer mon parrain. Mais j’avais quoi ? Pas de blessures, pas de coups, pas de pénétration. Rien que des bribes de souvenirs qui s’effilochent avec le temps, rien qu’une totale incapacité à vivre dans mon corps ou à jouer de séduction dans ma vie de femme. 10 ans plus tard, je suis retournée à la pâtisserie de mon parrain. Elle n’était plus là. Il n’y avait plus rien, comme si rien n’avait jamais existé. Je pense parfois à ce prédateur que j’ai laissé trainer dans la nature. Je pense aussi que j’ai eu une chance immense. La chance de ne pas avoir été une victime, finalement, la chance d’avoir survécu, la chance d’avoir tout de même pu me construire une vie amoureuse, la chance d’avoir conservé, bien au fond de moi, intacte, cette petite boule de colère pure, brute, à laquelle je viens parfois me réchauffer quand tout va mal et quand je suis tentée de baisser les bras.
La chance, dérisoire et réconfortante, de n’avoir jamais cessé d’aimer les tartelettes au citron meringué.
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