Pour lutter contre la crise, de nombreux économistes réfléchissent sans repos à l’instauration de mesures capables de faire sortir le monde de cette spirale infernale. Bien sûr, il se trouve que, par une logique qui appartient à la nature de l’Histoire (en deux ans le renouvellement de l’élite économique n’est pas possible), la plupart des personnes qui se penchent sur cet épineux problème sont exactement les mêmes que ceux qui d’une part n’ont pas réussi à voir venir cette crise, et d’une autre part que ceux qui ont participé (consciemment ou pas) à son avènement.
Il ne s’agit pas ici de les stigmatiser outre mesure, car bien que volontaires pour participer à cette tâche, ces hommes sont en général des hommes de bonne foi, la tête enfoncée dans le guidon, incapables de se rendre compte de la plus vaste entreprise qu’ils sont en train d’accomplir : comme le premier imbécile venu (vous ou moi), il consomme, travaille et vit comme il le peut, sans se soucier de savoir si la voiture électrique qu’il achète va ou non réellement faire plus de mal à la nature que celle qu’il possédait avant, ou si le fait d’acheter des tomates au mois de janvier incite à l’exploitation de pauvres types ici ou ailleurs sur la planète. C’est comme ça et puis c’est tout.
Ces hommes-là donc, rivalisent d’ingéniosité pour tenter de proposer au monde une solution pour sortir de la crise, croyant sincèrement que leur activité est susceptible d’arranger les choses.
Certains veulent supprimer les paradis fiscaux, d’autres interdire les paris sur les fluctuations boursières, d’autres encore supprimer la bourse, et d’autres enfin créer une sorte de panier de monnaies capable de remplacer l’hégémonie d’un dollar en mal d’amour. On nous parle de plus en plus de gouvernance économique mondiale, de moralisation du capitalisme, et même de décroissance ou de croissance durable. Tout ceci orné de statistiques, de prévisions, et enrobé de morale, ou d’idéologie.
Tous ceux-là, ceux qui nous parlent en même temps de justice sociale, d’égalité ou d’équité, n’ont toujours pas compris que la nature même de leur réflexion est incompatible avec la réalité d’un système qui n’autorise pas ces valeurs. Aveuglés par les mensonges d’une Histoire qui arrange leurs convictions (ou leur lâcheté), ils n’ont toujours pas perçu que les avancées sociales permises durant les « âges d’or » de la croissance économique des pays riches et puissants ne l’ont été qu’à condition du retard des autres pays, et croient parfois sincèrement qu’en retrouvant la croissance ils permettront de rétablir une forme de justice sociale bénéfique à tous.
Mais pour les autres, ceux qui ne se laissent pas abuser par l’Histoire, ils savent qu’il est impossible, en tous cas à long terme, de rendre l’égalité et la justice pour tous. Conscients du véritable fonctionnement de ce système, ils préfèrent en profiter, et assument pleinement l’injustice de celui-ci par la référence à une idéologie qu’ils aimeraient voir acceptée par tous : les plus forts doivent commander aux plus faibles. Forts de ce raisonnement, ces derniers ont une longueur d’avance sur les premiers, car ils sont déjà débarrassés des scrupules liés à la morale « humaniste », ainsi que des freins que la justice sociale met en place à travers la démocratie. Ils possèdent et l’argent, et le pouvoir, écrivent l’Histoire, fabriquent les crises et les guerres, et en bénéficient quoi qu’il arrive. Si la croissance est là ils gagnent, mais aussi si elle n’est pas là. Si la guerre survient, ils gagnent également de part et d’autre des deux camps. Car toujours le fort se nourrit du faible pour devenir plus fort.
Mais l’appétit des forts s’agrandit à mesure qu’ils prennent de l’embonpoint : la justice sociale, la démocratie, le droit du travail, le syndicalisme, le droit de grève, même dans les pays riches, tous ces droits sont des contre-pouvoirs puissants qui les empêchent de satisfaire totalement leur appétit sans limite. L’idéal, pour eux, serait évidemment le pouvoir absolu, et la mise sous tutelle totale des « faibles », c’est-à-dire le plus grand nombre. Et la rentabilité maximum, c’est l’esclavage. C’est de cette simple idée qu’est née la conception du fameux « nouvel ordre mondial ». Seulement jusqu’à aujourd’hui, et dans toute l’histoire, les esclaves ont toujours fini par se révolter.
Alors, et depuis longtemps déjà, « ceux qui savent » ont mis au point une technique assez bien aboutie, qui consiste à entraîner les peuples eux-mêmes vers leur propre perte, en leur faisant dans un premier temps adhérer à leur idéologie (les forts doivent dominer), et dans un second temps les pousser à se croire si faibles qu’ils n’ont d’autre choix que de se laisser guider, dans leur propre intérêt. Assez subtilement il faut en convenir, ils sont parvenus à faire travailler les hommes, même les plus malins, à l’établissement de leur pire cauchemar : l’esclavagisme. Croyants même sincèrement travailler au bien des autres, toutes “les petites mains” de ceux qui nous pondent réformes, théories économiques et autres « plans de sauvegarde » sont ceux qui nous entraînent dans ce qu’ils redoutent le plus. Victimes de la croyance qu’ainsi ils passeront du côté des « forts », en réalité ils les servent, rien que par leur participation.
Nous conduisant ainsi, peu à peu, à travers ce conditionnement discret, les victimes elles-mêmes deviennent les instigatrices de ce nouvel ordre : une violence commise, et on instaure une mesure sécuritaire. Une mesure sécuritaire produit de la violence. On instaure une loi « plus sécuritaire »… on crée la violence….
Malheureusement pour nous, les techniques actuelles, fruits des innovations créées en principe pour servir les hommes, ont elles-mêmes le pouvoir de nous asservir encore plus. Le jour où la misère, créée volontairement à force de la combattre au lieu l’empêcher d’exister, sera telle que la révolte semble inévitable, ces techniques permettront de sacrifier les dernières libertés qui nous restent, au nom même de cette liberté. Avec ces techniques, il sera désormais impossible de se mouvoir, et surtout de penser, car tous nos actes seront inscrits dans des limites strictes nous empêchant d’accéder et au savoir, et donc à la pensée. Nous serons leurs esclaves pour de bon, car nous n’avons pas su, ou pas voulu, comprendre qu’en acceptant le système tel qu’il fonctionne, nous travaillons tous, de fait, à l’élaboration collective de notre perte. A près avoir accepté l’injustice capitaliste, il nous faudra nous résigner à accepter l’asservissement pour tous.
Caleb Irri