« Pas de tanks, mais des bulldozers »
Les gens ont décidément la mémoire courte. Pas un seul journaliste, à propos d’Haïti n’a ressorti le dossier d’une catastrophe récente, datant d’à peine 13 mois : celle de l’effondrement à Port au Prince de plusieurs écoles, sans que la terre n’ait bougé en quoi que ce soit. Vous lisez en ce moment beaucoup d’articles sur les tremblements de terre annoncés ou non. Tout le monde savait qu’il s’en produirait un jour dans la région. Mais tout le monde a oublié qu’Haïti est victime d’autre chose encore : de l’anarchie qui règne à tous les niveaux dans le pays, et à laquelle des pays ont largement participé en alimentant en argent et en armes des factions mafieuses, et non en aidant à l’établissement d’une administration durable et crédible, susceptible d’imposer le respect des lois et de normes de construction : au pays du bakchich et de la corruption des élites, souvent, les maisons s’effondrent comme rien, parfois sans qu’un événement extérieur vienne le provoquer. Haïti a réclamé des bulldozers il y a cinq ans, on lui a envoyé... des tanks !
Dans le Nord, un chantier naval célèbre a failli y perdre sa réputation, à employer de l’acier en fer doux. Un chantier dont un des commerciaux, un jour, a eu l’idée de commander des têtes de mât à moindre prix venant de Chine, et montés sur des yachts vendus plusieurs centaines de milliers d’euros. Les mâts ont tenu... deux ou trois semaines, voire plus parfois, et plusieurs ont traversé le bateau : la bille censé soutenir le mât était en fer doux chromé et non en acier résistant. Les milliardaires acheteurs ont moyennement apprécié.... depuis, le chantier peine toujours à sortir de ses difficultés mais espère avec un fort joli modèle, ma foi.. annoncé à 764 224 euros l’unité ("en entrée de gamme", " il faut rajouter le jeu de voiles et l’électronique à bord qui ne sont pas inclus dans le tarif " !).
Même chose pour d’autres matériaux, dont le béton. D’autres pays sont confrontés à cette "crise du béton" : l’Algérie, notamment, qui a dû se résigner à en importer, faisant artificiellement monter les cours. L’import, décidé par le gouvernement, est destiné à maintenir les prix qui, sinon, de par la rareté de la production, commençaient à grimper. Le problème du béton, en Algérie, devient en effet crucial. Le problème d’Haïti est bien le même : un observateur minutieux fait remarquer que les dégâts sont les mêmes que ceux qui auraient pu se produire en Californie dans les années 50, avant qu’on n’impose des normes. C’est la même chose que ce qui s’est produit en Chine, ou des milliers d’enfants étaient morts dans les écoles en raison des façons aberrantes de construire ces écoles. Les normes non respectées et une qualité discutable du béton fourni, associé à un ferraillage insuffisant, voilà les trois tares énoncées des constructions qui s’effondrent au moindre choc. Lors du tremblement de terre en Algérie de mai 2003, le problème, visible, avait déjà été évoqué. Beaucoup de bâtiments étaient des châteaux de sable avec fort peu de ciment (*1). En Haïti ,en fait, on en avait en prime déjà eu un exemple probant et dévastateur. Mais tout le monde l’a déjà oublié, étrangement (*2).
Le 8 novembre 2008, en Haïti, l’école de la Promesse Evangélique in Petion-Ville s’effondre, tuant cinquante personnes et en piégeant des centaines. Les images accusatrices révèlent des pans entiers de murs qui se sont désolidarisés, dans une construction à la va-vite ne respectant aucun critère de solidité. Le 10, on dénombre plus de 94 victimes et il manquerait toujours 200 disparus. L’enquête rapide démontre que l’école a été construite n’importe comment, et le président Préval est obligé d’avouer "qu’il y a bien des normes, mais elles n’ont pas été respectées" : le pays, selon lui a surtout besoin de "stabilité politique" pour y arriver. Le directeur de l’école, le prédicateur Fortune Augustin, un prénom prédestiné sans doute, avait déjà eu maille à partir avec l’Etat : huit années avant, une partie de son école s’était déjà effondrée et les voisins avaient même déménagé, de peur que l’école n’entraîne leur maison ! Selon des observateurs, toute l’école avait été construite à l’économie : des pans de murs entiers ne contenaient qu’un seul élément de ferraillage !!!
Ce ne sera pas hélas la seule : le 12 novembre, même topo mais cette fois miracle, pas de victimes ou presque. L’Ecole Grace Divine de Canape-Vert, à Port-au-Prince s’écroule, ne faisant que 5 blessés. Selon des témoignages, ce sont les pluies qui auraient miné les fondations de l’édifice. Le lendemain même, c’est une troisième : l’Ecole Nationale Darius Denis de Ruelle Jeremie à Lalue, un quartier de Port Au Prince qui s’effondre aussi, faisant une victime de 28 ans. Quatre jours auparavant, le Ministère Haïtien avait fait fermer l’école qui était en réparations : l’homme tué était un ouvrier sur le chantier ! Selon la presse, les enfants avaient demandé à plusieurs reprises à leurs enseignants de sortir de l’école qui craquait déjà de partout : "Mèt, lekol la pral tonbe sou, an n soti""...
Le 14 octobre qui précédait, un différend plutôt tendu avait éclaté entre le président Préval et Hed Annabi le responsable de l’ONU en Haïti. Le président demandait de l’aide en engins de chantier, notamment. Hed Annabi venait de lui préciser qu’il ne fallait pas rêver, que ce n’était pas du tout au programme, et que jamais l’île ne bénéficierait d’un programme de développement : "nous n’en n’avons pas de prévu, et il y en aura jamais" avait-il dit, à un président qui demandait "moins de tanks et plus de tracteurs" (*3). Tout le monde a encore les images des Marines et de leur Humvees ou leurs chars défilant à Port au Prince lors du retour, puis du départ d’Aristide. Des sacs de sable, certes, mais pas des sacs de béton. Ce n’est pas non plus USAID qui allait remédier : on l’a vu, elle a d’autres chats à fouetter, et d’autres espions à placer. On a évoqué ici les enjeux dans le pays, notamment l’omniprésence de la CIA, pas vraiment tournée vers le social ou le développement. Plutôt vers le trafic de drogue, dirons-nous, et pas vraiment pour l’en empêcher... les français en 2004 avaient eux aussi envoyé de l’aide : des VAB pour sillonner les rues... et pas des bulldozers. Idem pour les canadiens et le chiliens envoyés sur place.
Si le pays avait disposé de plus de bulldozers, note un article, davantage de victimes de cyclones auraient été sauvés : l’opinion est valable pour les conséquences d’un tremblement de terre. Des enfants auraient pu être sauvés avec l’aide de ces engins. Or l’envoyé de l’ONU avait clairement répondu qu’il n’y en aurait pas. Et qu’il ne pourrait rien y faire.
L’ironie du sort est qu’aujourd’hui il en est mort , le pauvre : c’est une des premières victimes recensées dans la terrible catastrophe qui vient d’arriver. "Pas de tanks, mais des bulldozers"... s’était-il entendu dire : on ne lui avait envoyé que des tanks. Ce matin, un site met l’accent sur l’aide envoyée par Obama. Les premiers arrivés sont... des militaires (*4). "Obama envoie davantage de troupes que d’aide", titre le site...
"Mèt, lekol la pral tonbe sou, an n soti""...
(1) "Deniers publics. Ali s’approche. L’adolescent effrite un morceau de ciment entre ses doigts et dit : « Le ciment est mort. » Un autre homme intervient : « C’étaient des immeubles neufs et regardez ce qu’il en reste ! » Il affirme que ces bâtiments ont été construits avec les deniers publics « par des entrepreneurs privés qui ont fait du mauvais travail. Avec eux, c’était quatre brouettes de sable pour un demi-sac de ciment », prétend-il pour dénoncer la mauvaise qualité du mortier et il montre d’autres immeubles, en apparence épargnés par le séisme : « Ceux-là ont été construits par des entreprises publiques."
(2) "Farzad Naeim, president of the Earthquake Engineering Research Institute, said that the quake in Haiti demonstrates "the same bad history, the nightmare, being repeated over and over again.""Naeim said that older construction in the region was built at a time when "people didn’t know better." And new construction, he said, has not kept pace with advances in earthquake engineering, including reinforcements that are standard for new construction in California".
(3) "In that article, the AP, wrote "While Haitian President Rene Preval has called on the force for more than two years to provide long-term assistance with "fewer tanks and more tractors," Annabi Annabi said he would not request a shift to development work this year because it is not the council’s mission.development work this year because it is not the council’s mission." ’I’m not going to ask for something that will never happen,’ Annabi told The Associated Press as he entered the council chamber."
(4) "The first US vessel to arrive off Port-au-Prince was the US navy cutter Forward, stationed at Guantánamo Bay. The aircraft carrier Carl S. Vinson, with a crew of about 6,000, arrived on Thursday, and the amphibious assault ship USS Bataan, with 2,000 Marines on board, set sail as well. The destroyer USS Higgins is to arrive Saturday, An advance party of 100 soldiers from the 82nd Airborne Division was due to arrive in the Haitian capital Thursday, preparing the way for a full brigade of 3,500 US paratroopers".
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