Patrimoine bradé - vous avez dit « occupation » ?
Autrefois, il arrivait que la très grande richesse fût synonyme de bon goût. On citera pêle-mêle la société des Boulevards qui réunissaient les meilleurs esprits du XIXe siècle français, les collections privées que les Wallace, les Frick et les Camondo léguèrent respectivement à Londres, New York, Paris. Il est à noter que ces grands capitaines, souvent issus du peuple, éprouvaient parfois le besoin de rendre à leurs communautés ce qu'ils en avaient reçu, et que leur démarche comportait une dose d'humilité devant ce qu'ils acceptaient comme les parangons de la qualité. Renaissance italienne chère à Jacquemart-André, XVIIIe siècle français vénéré par les Camondo, (qui payèrent cher leur attachement à l'art français quand l'Etat vichyste, après avoir engrangé leur don, les livra aux Allemands), nos anciens 'tycoons' n'entendaient pas imposer un style indissociable de leur activité principale, rapporter du fric et faire de l' « artiste » leur complice dans l'escroquerie générale.
Il en est tout autre actuellement. Le philosophe Luc Ferry a bien mis en lumière la connivence entre le capitalisme néo-libéral et un « art qui ne vise qu'à choquer », négateur de toute idée de beauté et condamné à une fuite en avant qui, le plus souvent (car le nihilisme a-t-il un « avant » ?) ne fait que tourner en rond. La « rupture » que représentent les nouvelles méthodes du capitalisme financier, plus voisine du casino que de la production, la « rupture » en matière de culture, la « tabula rasa » étant indispensable au maintien des populations en état de consommateurs décérébrés, la « rupture » en politique, destinée à tout asservir à cette accélération mondialisée. Mais quittons ces considérations théoriques, débattues sur maint forum – il s'agit dans mon propos de dénoncer l'invasion massive de l'espace public, représenté par ses monuments les plus insignes, par les intérêts privés, au service d'une hyper-classe mondialisée qui entend tout refaçonner à son image.
En ce moment, l'exemple le plus éloquent de cette main-mise c'est l'affaire de l'Hôtel de la Marine, ancien Garde Meuble de la Couronne, que l'Etat, occupé à vendre ses bijoux de famille (et avec quel succès ! On se souviendra de l'affaire de l'Imprimerie nationale cédée à Carlisle et rachetée trois fois plus cher..) aimerait vendre au moyen hypocrite d'un bail emphytéotique, au profit d'un consortium dirigé par le net-milliardaire Alexandre Allard.
Celui-ci s'est déjà distingué en « rénovant » le Royal-Monceau, ce palace parision, BCBG, refaçonné sous l'égide du gourou du design Philippe Starck. On ne saurait insister assez sur l'exemplarité de cette rénovation. Passons sur le déclarations fracassantes du jeune Allard, balayant le service de table à la française comme d'inutiles survivances, insistant sur le goût de son public de choix, des « jeunes » riches mondialisés et incultes. Plus parlant que la vente aux enchères du mobilier de l'hôtel (qui a fait le bonheur des acquéreurs et prouvé, si besoin était, que le classicisme français a encore les faveurs de la foule), la séance de démolition que le vandale-milliardaire à offerte à ses amis de la Jet-Set. Où l'on a pu voir ses amis people s'attaquer aux murs, aux revêtements, aux boiseries, aux planchers à coups de maillet. J'imagine que les tenants de l'art conceptuel y ont vu une œuvre en son propre droit. Oublions le premier degré – la destruction festive du bon goût bourgeois, retenons plutôt l'acharnement de ces sales gosses gâtés contre le travail patient, méticuleux, le fruit d'années d'apprentissage et de patience, d'artisans français issus des classes populaires.
Ce n'est pas fini. On s'adressa ensuite à Starck, grand manitou du « désordre organisé », autrement dit d'un foutoir nihiliste qui ne doit sa valeur qu'à la griffe du maître, afin qu'il substituât aux décors effacés ses orgueilleux éjaculats. Une fois le forfait accompli, et pour rester dans la logique du mouvement perpétuel, le jeune vandale se dépêcha de revendre son bien aux nouveaux maîtres du luxe parisien, les Qataris.
Voilà le sort qui attend l'Hôtel de la Marine, un des rares palais de l'Etat resté à peu près intact depuis la Révolution. Dans un descriptif enthousiaste qui masque la noirceur mercantile sous les formules « hype », on nous promet une salle de vente, des boutiques d'artisanat haut de gamme, et, surtout, des appartements de luxe pour les glorieux mécènes – aucune peine à s'imaginer qui en seront les bénéficiaires. De leurs fenêtres, ils pourront embrasser du regard la Place de la Concorde et le lieu de supplice de Louis XVI, une des premières victimes d'une politique de « rupture » au profit des classes financières. Quel symbole ! Ce nouveau paquebot du libéralisme mondialisé triomphant sera voisin du Crillon, passé sous contrôle séoudien, d'où l'on toise le bunker hérissé de barrières et de défenses électroniques de l'ambassade américaine, menacée par d'autres bénéficiaires de largesses séoudiennes... Dans une affaire où la symbolique, depuis le premier coup de pioche donné au Royal Monceau, ne cesse d'offrir des images édifiantes, retenons celle-ci – un ancien ministre de la culture, devenu larbin du milliardaire-promoteur, pour plaider sa cause auprès de ses anciens confrères. L'Etat prostitué une fois de plus à la finance.
Et Paris dans tout cela ? Je veux dire la municipalité dite « de gauche » ? Faut-il rappeler que celle-ci a avalisé sans broncher d'innombrables programmes de rénovation visant à transformer des somptueux bâtiments historiques ou des sites prestigieux (boulevard des Capucines, hôtel Mercy-Argenteau) en temples de la consommation pour marques mondialisées, qu'elle a consenti à ce que l'œuvre de l'entrepreneur mécène Cocgnacq-Jay, la Samaritaine, soit immobilisée pendant des années avant d'être transformé en hôtel de luxe pour le compte de LVMH. Plus généralement, qu'elle n'a rien fait, ou presque, pour s'opposer à la transformation de Paris en « gated community » pour le compte des riches, acceptant sans sourciller que les classes moyennes soit rejetées toujours plus loin, en opposant à cette dérive les soins palliatifs des logements sociaux. Qu'elle n'a rien opposé à l' « occupation » (le mot n'est pas trop fort) des quartiers centraux par une industrie vouée à l'éphémère et au clinquant, le prêt-à-porter, qui plus est, alimentée massivement par la production importée.
Sans doute de bonne foi, les édiles m'objecteront qu'ils sont impuissants au regard de la législation. Les monuments, c'est l'Etat, les logements et le commerce, c'est le privé. Il me semble que les grands inspirateurs du courant majoritaire au Conseil Municipal, ceux de la Révolution ou de la Commune de Paris, étaient moins timides. Et on voit fréquemment nos édiles, ceints de leur écharpe tricolore, manifester en cœur au service de causes diverses et variées. Mais toutes bien éloignées d'histoires de gros sous.
Alors occupation, je réitère ce mot avec un o minuscule pour éviter toute polémique, car il n'est d'autre mot qui convient, or il s'agit bien de cela. L'occupation massive de nos lieux les plus emblématiques, les plus prestigieux, par une hyper-classe internationale dont la seule loi et les seules valeurs sont le fric, munis de capitaux illimités grâce à notre addiction au pétrole, et imposant une esthétique, ou la négation absolue de celle-ci, conçue pour et par elle .
Les Japonais qui résistaient contre la main-mise des « bâteaux-noirs » au XIXe siècle avaient pris pour devise une de ces formules concises dont la langue nipponne a le secret : Sonno Joï, voulant dire, « Honorez l'Empereur, Expulsez les Barbares ». On souhaiterait que cette formule retrouve une nouvelle jeunesse : honorez la France, expulsez les Barbares, sachant que les plus barbares d'entre tous sont bien de chez nous.
Pour un bon résumé de l'affaire : http://www.latribunedelart.com/a-hotel-de-la-marine-immeuble-de-prestige-et-d-exception-a-article002906.html
On pourra lire dans un autre article de ce même journal comment le groupe Allianz et le promoteur Cogedim revendiquent la propriété de la chapelle de l'ancien hôpital Laennec que personne n'avait le droit de leur vendre...Un scandale de plus à ajouter à la litanie de démissions et de lâchetés dont l'Etat et la Municipalité parisiennes se sont rendus complices
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