Penser le monde
« La modernité est un non-système dont la règle est l’indéterminé, le provisoire, le partiel. »
Alessandro Baricco
L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin
D’une part, l’opposition souffre de support théorique, d’une éthique intégrée. D’autre part, l’objectif hégémonique -rarement explicité ouvertement- de transformer le citoyen en consommateur n’en est pas un. Ainsi le désordre s’installe aussi bien au centre (quartiers, laissés pour compte de plus en plus nombreux) qu’à la périphérie (« pays pauvres »). Le discours politique se donne comme objectif d’individualiser le citoyen et de lui donner une possibilité de s’en sortir en tant que tel : « Je consomme donc je suis ». Le collectif en pâtit. On lui propose des substituts (nation, patrie) en contradiction absolue avec le temps (19
e - 20e siècle) et l’espace (mondialisation). Faute d’argumentaire philosophique sur l’indéterminé et le partiel, l’on sème des nouveaux désordres. Ainsi, le modèle idéal qui ne cherche pas une justification éthique devient un monde irréel où le producteur s’installe dans un espace d’ordre (Chine communiste) et le consommateur au sein d’un espace libertaire (Europe).Le citoyen qui s’emploie à critiquer cette division entre le travail ordonné et la consommation débridée est prié de s’en tenir à des « parcelles critiques » comme par exemple les « droits de l’homme » associant l’incomparable : le travailleur chinois et le rebelle tchétchène par exemple. Il est invité à s’émouvoir de la fonte des glaciers au pôle nord et de s’insurger contre l’émission de CO2 à Pékin, à remplacer la géopolitique par le sort individuel des victimes du Darfour ou des engagés humanitaires pris en otage en Afghanistan. Mais il s’occupe très peu de la contradiction principale de l’énoncé : le désordre économique désiré exige un ordre social global contesté. L’économie de marché, souvent perspicace, parfois incohérente mais toujours pragmatique se veut a-morale. C’est-à-dire qu’elle s’accommode aujourd’hui d’un régime communiste (Chine) ou théocratique (Arabie Saoudite), comme hier de régimes fascisants (Chili, Argentine, Corée du Sud...). Or, la mondialisation et la fin du monde bipolaire, qu’auraient pu justifier les dérives de hier (anticommunisme) n’a plus de « justification négative » sans pour autant créer une superstructure idéologique globale à la taille du marché. La défense du consommateur (occidental) est un maigre argument et c’est sans doute pour cela que le politique commet des erreurs visibles et injustifiées (invasion de l’Iraq).
Les résistances internes des alter mondialistes et de l’extrême gauche, elles aussi segmentées et disparates, sont critiquées comme « hors temps » et « marginales ». Ainsi, la contestation prend des formes inhabituelles et inattendues (fondamentalisme islamique), qui ne contestent pas l’économie du marché mais, bien plus grave, sa matrice occidentale. Faute d’éthique modernisée et de pensée philosophique non segmentée, les outils idéologiques des uns et des autres deviennent nostalgiques et a-historiques (travail, famille, patrie, religion, communauté, etc.) et tournent le dos aux systèmes de gestion modernes du monde et surtout à ses pratiques sociales. Discours et anti-discours ne se rencontrent pas. Le gestionnaire politique se doit ainsi de répondre à des désirs contradictoires sociétaux et économiques dérregulateurs et, en même temps, tenir un discours d’ordre déconnecté d’un support éthique global qui devient ainsi aléatoire. L’entropie augmente. En effet, comment conjuguer à la fois et de manière cohérente des désirs sociétaux (fussent-ils marginaux) comme la banalisation de l’homosexualité et, en même temps, faire l’éloge de la famille ? En construisant une structure hybride d’une famille homosexuelle. C’est-à-dire en niant la hiérarchie existant entre modèle et anti-modèle sociétal, entre la marge et le corps social central. Ainsi, la marge, banalisée, ne joue plus son rôle d’une anti-morale nécessaire tandis que le corps central perd ses repères. Au contrario, le fondamentalisme, qui se nourrit d’une frustration massive des laissés pour compte, dynamisé par un tiers de l’humanité, est considéré comme un phénomène isolé et marginal concernant quelques milliers de « fanatiques ». Cependant, notre libéralisme sociétal s’émeut très peu du sort des femmes dans le monde de l’islam, et encore mois de celui des homosexuels. Notre anti-discours, produit d’une histoire douloureuse, devient inaudible chez nous (banalisation) et inopérant chez l’autre (islam). Or, comme dit Salman Rushdie, s’il défend notre système, c’est bien « parce qu’il a inventé la minijupe ».
Comme personne ne propose un système social à la chinoise, et personne ne s’aventure à mettre en cause le système inégalitaire nord-sud, c’est encore à la marge, au niveau du symbolique, que s’installe l’opposition précitée. Faute de penser et de donner des réponses aux enjeux de la fragmentation et du partiel, faute d’intégrer le désordre structurel, on sublime le « mouvement » la « marche forcée » créant ainsi des nouvelles frustrations entre citoyen et consommateur (qui n’est toujours pas un être harmonisé) et surtout, agissant à la marge (régimes spéciaux, service minimum par exemple), on crée des nouvelles frustrations au corps central. Le discours sur le mouvement devrait porter sur l’accélération des mécanismes de consensus et c’est sans doute là qu’on aboutira. Or, le « parler vrai » n’utilise pas cette terminologie. Non pas par ce qu’il est de mauvaise foi. Mais par ce qu’il lui manque d’outils idéologiques, Ainsi, il se réfère toujours à un monde d’opposition mythique, faute de mieux. Il doit, à la fois, sublimer le travail et renforcer les mécanismes de plus-value financière en marginalisant la part justement du travail dans la redistribution. La dérégulation, en d’autres termes le désordre financier structurel, imposant ses lois. Une fois encore, on parle et l’on théorise sur un monde qui n’existe pas.
Comment, en effet, proposer moins d’Etat et, en même temps, faire de l’Etat et de son chef le facteur principal du changement ? Comment résoudre le problème de la fragmentation quasi communautaire de la société, avoir comme projet le citoyen - consommateur et, en même temps, proposer des utopies collectives transcendantes ? Comment gagner plus et, en même temps, agir pour le développement du Tiers Monde, c’est-à-dire à l’émergence d’une compétition inégale de type chinois ? Car le système actuel fonctionne, on l’a déjà dit, par ce que l’ordre autoritaire régit les espaces de production et que le consommateur est de plus en plus « libertaire ». Le commerce, les relations nord-sud, ne seront jamais équitables, sauf si nous devenons Tiers Monde au niveau social, ou autoritaire au niveau politique. Hypothèse exclue, bien entendu. L’occident n’accepterait jamais d’être simplement un peu moins consommateur au profit d’un léger mieux sociétal ailleurs. Comment dire cela aux plus démunis de cet Occident ? comment leur dire qu’ils font partie de la contradiction ? comment leur dire, à eux qui pensent n’avoir presque rien (le RMI par exemple), qu’ils sont des enfants gâtés comparés aux travailleurs des pays qu’on leur montre comme « dynamiques et en plein mouvement » ? En agissant, une fois encore, à la marge, et au niveau symbolique, en générant des petits plus comparatifs (TVA sociale par exemple). Mais pour combien de temps et en générant combien de nouvelles frustrations ?
Ainsi, faute d’outils idéologiques, de « valeurs » explicitées en équation avec le monde réel et global, quelle que soit la volonté politique (fusse-t-elle inégalitaire), on gère et l’on accompagne, on fait de l’éphémère permanent, on évite le monde tel qu’il est, on refuse un anti-discours interne. La fuite en avant, le fameux mouvement, suspend le réel. Le volontarisme politique, devenu technostructure, n’anticipe que le détail. Les détails accumulés s’entrechoquent, devenant les seuls objets possibles de négociation. L’opposition entre « brut ou net » prend l’allure d’une bataille homérique. Et pourtant le choix entre « brut » ou « net » ne change, et ne changera rien. Une fois encore, un détail marginal « fixe » un conflit imaginaire... Le monde se complexifie en se globalisant, le particulier, l’exception, le détail, monopolisent le refus. L’entropie trouve, une fois encore, un espace nourricier.
Le choix pragmatique (et précurseur historiquement) du « pas par pas » et qui avait sa logique dans le temps, devient aujourd’hui son principal handicap : le pragmatisme étant désormais l’environnement général au sein des pays - membres, l’absence de mythe, de projet fédérateur, d’utopie, transforment la technostructure européenne en un module supplémentaire dans l’accumulation des « compétences techniques » gérant les pays membres. En conséquence, les décisions sur le détail, et celles portant sur une harmonisation technique, non seulement ne fédèrent pas, mais morcellent et démultiplient les résistances.
Ce sont des espaces unifiés, avec des limites internes symboliques, qui ne gèrent -au niveau central- que l’entropie générée par leur fluidité interne et les relations avec l’Autre. En ce sens, les Etats-Unis et les systèmes « de coordination » qu’ils ont mis en place (ALENA, statut de partenaire privilégié, accords dits commerciaux), intériorisent parfaitement cette notion d’empire. Cela leur permet de gérer leur complexité interne et de ne pas assumer celle des autres. Cela leur permet aussi de court-circuiter les décisions des organisations multilatérales concernant essentiellement le nerf de la guerre contemporain, c’est-à-dire les brevets. Il s’agit d’une organisation et d’une mentalité impériale -certes extrêmement cynique-, mais qui ne fait pas abstraction du fonctionnement de notre monde de ses atouts, de ses incohérences. La Chine et l’Inde, le Brésil dans une moindre mesure, fonctionnent de la même manière. Les Etats-Unis et la Chine, par des mécanismes diamétralement opposés, s’octroient un atout supplémentaire, celui d’une « monnaie à valeur variable ».
Mais au contraire comme un investissement économique et géopolitique « de l’empire Europe », comme la réponse au besoin urgent d’un arrière-pays indispensable pour le développement européen. La restructuration politique et infrastructurelle deviennent ainsi un préalable au sein de cette région, tout comme la mise en place de règles effaçant les pratiques du passé (pré carré, amitiés particulières par exemple) et les chimères humanitaires et détaillistes (problème de l’immigration) donc technocratiques, aujourd’hui hégémoniques. Il faut penser l’environnement proche comme un espace novateur, producteur d’énergies renouvelables, ayant comme premier atout la jeunesse de sa population et ses perspectives démographiques, forces vives qui nous manqueront très bientôt. Mais aussi, cet arrière pays doit être capable de combattre ses tropismes (cleptocratie, corruption, népotisme, criminalisation de l’Etat) sujets qui demandent un investissement politique, préalable aux mécanismes du co-développement économique ou, en tout cas, qui nous devons pas occulter. En effet, le sous-développement politique paraît aujourd’hui comme la raison principale du retard structurel de cet arrière-pays, comme l’est aussi l’implication perverse de ses élites politiques dans la possession et la co-gestion des richesses de leurs pays (matières premières et des cultures de rente par exemple).
En Occident, il faut aboutir à la faillite ultime et destructrice (Enron, World Com...), avant que ne s’y engage une action contre des pratiques pourtant connues et condamnables depuis longtemps. La sensation de « deux poids, deux mesures », augmente légitimement les résistances citoyennes, d’autant plus que la « judiciarisation de la morale » ajoute une autre inégalité, celle des moyens judiciaires des puissants.
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