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Penser le monde

« La modernité est un non-système dont la règle est l’indéterminé, le provisoire, le partiel. »

Alessandro Baricco

L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin

« Tout se tient », disait Ségolène Royal et elle a perdu. « Travailler plus pour gagner plus » disait Nicolas Sarkosy et il a gagné. Un constat sur le monde ne tient pas la route face à une attitude volontariste qui s’oppose à la complexité. La question qui se pose serait donc : cette affirmation volontariste est-elle le résultat d’une pensée antérieure sur le monde ou en fait-elle l’impasse ? Est-ce une attitude, un parti pris face à l’indéterminé, au chaotique, au partiel ?
À trop observer le monde, à le disséquer, à enregistrer ses contradictions, on court le risque de la paralysie. À nier d’emblée son état entropique, on devient acteur de désordre.
Le système chaotique dans lequel on évolue est historiquement une première. La globalisation, prise comme concept, n’avait jamais existé de manière aussi absolue. La technologie, la géographie, le temps, les flux économiques et financiers, la biodiversité, les cultures, les systèmes de gestion politique, avaient dans le passé une autonomie perturbée à la frange. Les échanges se faisaient aux frontières et prenaient la plupart du temps la forme d’une synthèse, d’un compromis, bref, d’un échange entre différences. Ce n’est plus le cas. Pour ne prendre qu’un exemple, Shanghai : à l’apogée du capitalisme européen, elle n’était qu’un comptoir, une enclave. Aujourd’hui, elle est au cœur de notre monde, elle le détermine autant que Londres ou New York.
Cette globalisation n’efface pas les différences. Au contraire, elle les exacerbe en les mettant en contact sans le filtre de l’échange, sans frontières sans barrières, sans « arrière-pays ». Le choc n’en est que plus violent : les différences, qui vivaient tranquillement leur train-train, sont exposées à un contact global, auquel elles résistent. Cependant, la différence, le particularisme, la tradition, la culture sont éclatés, décentrés, plus solitaires que jamais. Il s’en suit des réactions chaotiques d’une diversité -elle aussi- nouvelle. L’anti-discours global n’existe pas, et lorsqu’il tend à s’affirmer, il ne provient pas de la matrice qui fit naître la globalisation. En effet, l’hégémonie du monde occidental (qui n’était pas la globalisation, mais plutôt le mode de production capitaliste et sa culture) produisait aussi l’anti-discours. C’est à Londres que s’opposaient pro et anti esclavagistes, c’est à Berlin qu’on inventait le marxisme, c’est à Paris que l’on construisait le discours anticolonialiste. C’est Debray et Poulantzas qui étaient enseignés dans les universités de la guérilla latino-américaine avec, en prime, le corpus de la théologie (catholique) de libération. Pour la première fois, l’Autre n’est pas de chez-nous. Il vient d’ailleurs (le désert arabique et les steppes d’Asie centrale entre autres) et il est autonome, c’est-à-dire refusant à la fois la matrice fondatrice du discours et de l’anti-discours.
La mondialisation du libéralisme économique devient ainsi le premier système hégémonique sans référence ou justification universelle.
Contradictions éthiques et impasses philosophiques
La première contradiction qui découle de cette mondialisation concerne la notion de l’ordre. L’ordre exige une justification et une intériorisation. La notion d’ordre, comme toute notion éthique, supporte mal la contradiction. Or, la dérégulation qui se conçoit comme un objectif se voulant idéal pour le consommateur s’affronte au citoyen qui n’en voit pas les effets positifs et constate une détérioration de son sort. On lui impose les perspectives, il soupçonne que le désordre économique se fait à ses dépens et au profit d’un petit nombre. Il résiste, on lui oppose les concepts d’ordre et de discipline. Action et réaction se veulent pragmatiques, faute de justification universelle remplacée par la notion de mimétisme global.

D’une part, l’opposition souffre de support théorique, d’une éthique intégrée. D’autre part, l’objectif hégémonique -rarement explicité ouvertement- de transformer le citoyen en consommateur n’en est pas un. Ainsi le désordre s’installe aussi bien au centre (quartiers, laissés pour compte de plus en plus nombreux) qu’à la périphérie (« pays pauvres »). Le discours politique se donne comme objectif d’individualiser le citoyen et de lui donner une possibilité de s’en sortir en tant que tel : « Je consomme donc je suis ». Le collectif en pâtit. On lui propose des substituts (nation, patrie) en contradiction absolue avec le temps (19e - 20e siècle) et l’espace (mondialisation). Faute d’argumentaire philosophique sur l’indéterminé et le partiel, l’on sème des nouveaux désordres. Ainsi, le modèle idéal qui ne cherche pas une justification éthique devient un monde irréel où le producteur s’installe dans un espace d’ordre (Chine communiste) et le consommateur au sein d’un espace libertaire (Europe).

Le citoyen qui s’emploie à critiquer cette division entre le travail ordonné et la consommation débridée est prié de s’en tenir à des « parcelles critiques » comme par exemple les « droits de l’homme » associant l’incomparable : le travailleur chinois et le rebelle tchétchène par exemple. Il est invité à s’émouvoir de la fonte des glaciers au pôle nord et de s’insurger contre l’émission de CO2 à Pékin, à remplacer la géopolitique par le sort individuel des victimes du Darfour ou des engagés humanitaires pris en otage en Afghanistan. Mais il s’occupe très peu de la contradiction principale de l’énoncé : le désordre économique désiré exige un ordre social global contesté. L’économie de marché, souvent perspicace, parfois incohérente mais toujours pragmatique se veut a-morale. C’est-à-dire qu’elle s’accommode aujourd’hui d’un régime communiste (Chine) ou théocratique (Arabie Saoudite), comme hier de régimes fascisants (Chili, Argentine, Corée du Sud...). Or, la mondialisation et la fin du monde bipolaire, qu’auraient pu justifier les dérives de hier (anticommunisme) n’a plus de « justification négative » sans pour autant créer une superstructure idéologique globale à la taille du marché. La défense du consommateur (occidental) est un maigre argument et c’est sans doute pour cela que le politique commet des erreurs visibles et injustifiées (invasion de l’Iraq).

Les résistances internes des alter mondialistes et de l’extrême gauche, elles aussi segmentées et disparates, sont critiquées comme « hors temps » et « marginales ». Ainsi, la contestation prend des formes inhabituelles et inattendues (fondamentalisme islamique), qui ne contestent pas l’économie du marché mais, bien plus grave, sa matrice occidentale. Faute d’éthique modernisée et de pensée philosophique non segmentée, les outils idéologiques des uns et des autres deviennent nostalgiques et a-historiques (travail, famille, patrie, religion, communauté, etc.) et tournent le dos aux systèmes de gestion modernes du monde et surtout à ses pratiques sociales. Discours et anti-discours ne se rencontrent pas. Le gestionnaire politique se doit ainsi de répondre à des désirs contradictoires sociétaux et économiques dérregulateurs et, en même temps, tenir un discours d’ordre déconnecté d’un support éthique global qui devient ainsi aléatoire. L’entropie augmente. En effet, comment conjuguer à la fois et de manière cohérente des désirs sociétaux (fussent-ils marginaux) comme la banalisation de l’homosexualité et, en même temps, faire l’éloge de la famille ? En construisant une structure hybride d’une famille homosexuelle. C’est-à-dire en niant la hiérarchie existant entre modèle et anti-modèle sociétal, entre la marge et le corps social central. Ainsi, la marge, banalisée, ne joue plus son rôle d’une anti-morale nécessaire tandis que le corps central perd ses repères. Au contrario, le fondamentalisme, qui se nourrit d’une frustration massive des laissés pour compte, dynamisé par un tiers de l’humanité, est considéré comme un phénomène isolé et marginal concernant quelques milliers de « fanatiques ». Cependant, notre libéralisme sociétal s’émeut très peu du sort des femmes dans le monde de l’islam, et encore mois de celui des homosexuels. Notre anti-discours, produit d’une histoire douloureuse, devient inaudible chez nous (banalisation) et inopérant chez l’autre (islam). Or, comme dit Salman Rushdie, s’il défend notre système, c’est bien « parce qu’il a inventé la minijupe ».

La fuite en avant du mouvement
Faute de théoriser la complexité comme facteur d’une mobilité négociée, l’immobilisme comparatif devient un fait en soit et la marche forcée qu’on voudrait lui imposer un projet politique. Le citoyen sans repères et militant de la résistance globale, lui aussi oublie qu’il profite, au niveau sociétal et économique, des avancées du monde occidental aux dépends du reste du monde Il refuse ainsi de considérer qu’il fait partie des « facteurs inégalitaires structurels » de la globalisation. Ainsi, s’opposent, artificiellement, « immobilisme » et « mouvement » tandis que ils sont en tout état de cause et tous les deux en état de marche. On revient au vieil adage entre anciens et modernes entre « avancer pour consolider » ou « consolider pour avancer ». La forme moderne étant : se mettre au diapason de la globalisation ou la nier. Or, ces deux propositions ne sont pas des projets qualitatifs mais comparatifs. L’immobilisme français avance avec la vitesse du son par rapport au deux tiers de l’humanité, se compare, quoi qu’on en dise, aisément avec ses voisins européens et prend du retard conséquent par rapport à certains marchés émergeants c’est-à-dire ceux où la négociation est impossible, loin de notre modèle sociétal.

Comme personne ne propose un système social à la chinoise, et personne ne s’aventure à mettre en cause le système inégalitaire nord-sud, c’est encore à la marge, au niveau du symbolique, que s’installe l’opposition précitée. Faute de penser et de donner des réponses aux enjeux de la fragmentation et du partiel, faute d’intégrer le désordre structurel, on sublime le « mouvement » la « marche forcée » créant ainsi des nouvelles frustrations entre citoyen et consommateur (qui n’est toujours pas un être harmonisé) et surtout, agissant à la marge (régimes spéciaux, service minimum par exemple), on crée des nouvelles frustrations au corps central. Le discours sur le mouvement devrait porter sur l’accélération des mécanismes de consensus et c’est sans doute là qu’on aboutira. Or, le « parler vrai » n’utilise pas cette terminologie. Non pas par ce qu’il est de mauvaise foi. Mais par ce qu’il lui manque d’outils idéologiques, Ainsi, il se réfère toujours à un monde d’opposition mythique, faute de mieux. Il doit, à la fois, sublimer le travail et renforcer les mécanismes de plus-value financière en marginalisant la part justement du travail dans la redistribution. La dérégulation, en d’autres termes le désordre financier structurel, imposant ses lois. Une fois encore, on parle et l’on théorise sur un monde qui n’existe pas.

Comment, en effet, proposer moins d’Etat et, en même temps, faire de l’Etat et de son chef le facteur principal du changement ? Comment résoudre le problème de la fragmentation quasi communautaire de la société, avoir comme projet le citoyen - consommateur et, en même temps, proposer des utopies collectives transcendantes ? Comment gagner plus et, en même temps, agir pour le développement du Tiers Monde, c’est-à-dire à l’émergence d’une compétition inégale de type chinois ? Car le système actuel fonctionne, on l’a déjà dit, par ce que l’ordre autoritaire régit les espaces de production et que le consommateur est de plus en plus « libertaire ». Le commerce, les relations nord-sud, ne seront jamais équitables, sauf si nous devenons Tiers Monde au niveau social, ou autoritaire au niveau politique. Hypothèse exclue, bien entendu. L’occident n’accepterait jamais d’être simplement un peu moins consommateur au profit d’un léger mieux sociétal ailleurs. Comment dire cela aux plus démunis de cet Occident ? comment leur dire qu’ils font partie de la contradiction ? comment leur dire, à eux qui pensent n’avoir presque rien (le RMI par exemple), qu’ils sont des enfants gâtés comparés aux travailleurs des pays qu’on leur montre comme « dynamiques et en plein mouvement » ? En agissant, une fois encore, à la marge, et au niveau symbolique, en générant des petits plus comparatifs (TVA sociale par exemple). Mais pour combien de temps et en générant combien de nouvelles frustrations ?

Ainsi, faute d’outils idéologiques, de « valeurs » explicitées en équation avec le monde réel et global, quelle que soit la volonté politique (fusse-t-elle inégalitaire), on gère et l’on accompagne, on fait de l’éphémère permanent, on évite le monde tel qu’il est, on refuse un anti-discours interne. La fuite en avant, le fameux mouvement, suspend le réel. Le volontarisme politique, devenu technostructure, n’anticipe que le détail. Les détails accumulés s’entrechoquent, devenant les seuls objets possibles de négociation. L’opposition entre « brut ou net » prend l’allure d’une bataille homérique. Et pourtant le choix entre « brut » ou « net » ne change, et ne changera rien. Une fois encore, un détail marginal « fixe » un conflit imaginaire... Le monde se complexifie en se globalisant, le particulier, l’exception, le détail, monopolisent le refus. L’entropie trouve, une fois encore, un espace nourricier.

La technostructure européenne
L’Europe ne se pense plus. Elle a transformé le projet politique en une marche forcée vers « l’harmonisation du détail » et une fuite en avant de « l’espace élargi ». Gigantesque mais muette elle remplace la vision par un « désir d’Europe » qui ferait l’économie de l’explicite. La technostructure européenne considère son existence comme une évidence qui n’a besoin de nulle justification. Face aux critiques et à la contestation de cette marche forcée, elle émet une fin de non-recevoir se réfugiant derrière les acquis et plus particulièrement au projet de ses fondateurs historiques qui en faisaient un bouclier cotre la guerre. Ici aussi on parle d’un autre temps, d’autres enjeux. Or, les résistances à l’intégration ne se formulent pas par rapport aux avancées du passé, mais pour la gestion d’aujourd’hui. Ce qui est contesté, c’est la forme technocratique et gigantesque du présent et pas le projet fondateur du passé.

Le choix pragmatique (et précurseur historiquement) du « pas par pas » et qui avait sa logique dans le temps, devient aujourd’hui son principal handicap : le pragmatisme étant désormais l’environnement général au sein des pays - membres, l’absence de mythe, de projet fédérateur, d’utopie, transforment la technostructure européenne en un module supplémentaire dans l’accumulation des « compétences techniques » gérant les pays membres. En conséquence, les décisions sur le détail, et celles portant sur une harmonisation technique, non seulement ne fédèrent pas, mais morcellent et démultiplient les résistances.

Les derniers venus, sortant d’un demi siècle de pratiques de survie sont les plus pragmatiques, portant sur l’UE un regard utilitariste quasiment dénudé de toute utopie. Ainsi, la gestion du détail s’enfonce dans des négociations pragmatiques sans fin excluant tout projet sociétal. La quête nostalgique de sens, une fois encore faute de mieux et de projet dynamique, s’y réfère de plus en plus à une société conservatrice « antes communisme ».
L’harmonisation superstructurelle de l’espace européen, certes impressionnante, et qui transforme techniquement, modernise et rend efficace le fonctionnement des régions ne trouve pas de relais idéologique ou culturel. La modernisation de l’espace européen prend l’allure d’un chantier dynamique, créant des tunnels, des routes, des synergies économiques régionales, mais intervient très peu en tant que projet global cohérant et intériorisé par les populations qui en bénéficient. D’autant plus que les règles et les régulations créent parallèlement des poches de mécontentement faute de volonté d’expliciter les décisions.
Cette machinerie sans tête identifiable semble imposer (même si cela résulte de décisions des Etats membres) à la sauvette un modèle économique dérégulateur, touchant essentiellement, aux yeux des citoyens, le service public Ils en ressentent une frustration supplémentaire par ce qu’ils n’identifient pas le ou les responsables de ces décisions. Ainsi, le repli national n’est, faute de mieux, qu’une volonté d’identification d’un interlocuteur responsable. Si on ajoute à cela le fait que pour une grande partie des citoyens, leurs responsables politiques nationaux font transiter leurs décisions impopulaires par la Commission pour éviter la confrontation, il est évident que l’Europe génère un ressentiment généralisé basé sur le déni de démocratie. Les explications « techniques » déclinant les rôles respectifs du Conseil, de la Commission, du Parlement, des Coreper, etc, ne changent pas la donne. Au contraire, ils renforcent le sentiment chez les citoyens qu’ils sont face à un « monstre technocrate » et d’ « alcôves décisionnelles ».
L’idée, souvent énoncée, que Bruxelles supplée au conservatisme de certains pays membres et fait avancer les choses malgré tout est technocratique. Ce qu’il faudrait faire avancer, ce n’est pas les pays membres un par un, dans une logique - efficace pendant les trois dernières décennies du XXe siècle - d’harmonisation économique, mais l’Europe en tant que telle. De la même manière que l’on stagne au sein d’un pays à force de répondre aux exigences disparates de segments de population, de même on recule, on crée des disfonctionnements supplémentaires, des nouvelles inégalités et frustrations en ne faisant pas avancer l’idée centrale, le projet fédérateur, l’objectif final, fusse-t-il utopique.
Ainsi, nous nous trouvons face à un paradoxe : techniquement l’Europe avance, mais recule comme idée, comme patrimoine commun, comme mythe fédérateur. Elle apparaît comme un empire suiviste, sans tête, cherchant désespérément à se trouver un sens dans un mouvement panique, celui de l’élargissement.
Systèmes ouverts, systèmes fermés
Au sein d’un monde ouvert, connecté en réseaux, toujours en mouvement, aux flux économiques et démographiques intenses les lourdeurs étatiques et administratives sont plus apparentes. Ainsi, nous sommes toujours sur une définition guerrière des interconnections (la frontière), tandis que la thalassocratie athénienne (500 av JC) utilisait déjà celui, complexe, de synora ( espace toujours renégocié en commun), notion de caravaniers. Au sein d’un monde unifié, c’est la route qui définit l’échange dynamique, et pas la frontière. Pour bien saisir le fonctionnement de notre monde, mieux vaut regarder en arrière, observer les empires.

Ce sont des espaces unifiés, avec des limites internes symboliques, qui ne gèrent -au niveau central- que l’entropie générée par leur fluidité interne et les relations avec l’Autre. En ce sens, les Etats-Unis et les systèmes « de coordination » qu’ils ont mis en place (ALENA, statut de partenaire privilégié, accords dits commerciaux), intériorisent parfaitement cette notion d’empire. Cela leur permet de gérer leur complexité interne et de ne pas assumer celle des autres. Cela leur permet aussi de court-circuiter les décisions des organisations multilatérales concernant essentiellement le nerf de la guerre contemporain, c’est-à-dire les brevets. Il s’agit d’une organisation et d’une mentalité impériale -certes extrêmement cynique-, mais qui ne fait pas abstraction du fonctionnement de notre monde de ses atouts, de ses incohérences. La Chine et l’Inde, le Brésil dans une moindre mesure, fonctionnent de la même manière. Les Etats-Unis et la Chine, par des mécanismes diamétralement opposés, s’octroient un atout supplémentaire, celui d’une « monnaie à valeur variable ».

L’Europe est le contre-exemple. L’essentiel de son énergie est consumé à résoudre l’entropie de son environnement proche en l’intégrant et en essayant de « l’harmoniser ». Elle se prive ainsi d’un arrière-pays proche, d’un « ensemble toujours à renégocier », qui, aujourd’hui, crée les leviers du dynamisme en Asie, en Amérique et au sein de la fédération russe. Son incapacité « d’intégration dynamique » de son espace naturel (Afrique, Moyen-Orient, Turquie), faute d’un processus différent de celui de l’élargissement, l’ampute de ressources et de moyens stratégiques face aux autres « empires » tout en créant de seuils d’entropie ingérable au sein de son environnement proche. En effet, par sa proximité et les attentes qu’elle génère elle contribue à une frustration dynamique créant des « impasses structurelles ». Le développement du sud (en l’occurrence des pays de la méditerranée africaine et moyen-orientale ainsi que l’Afrique sub-saharienne), ne doit pas se penser comme, au pire, un barrage à l’immigration au mieux comme une action humanitaire.

Mais au contraire comme un investissement économique et géopolitique « de l’empire Europe », comme la réponse au besoin urgent d’un arrière-pays indispensable pour le développement européen. La restructuration politique et infrastructurelle deviennent ainsi un préalable au sein de cette région, tout comme la mise en place de règles effaçant les pratiques du passé (pré carré, amitiés particulières par exemple) et les chimères humanitaires et détaillistes (problème de l’immigration) donc technocratiques, aujourd’hui hégémoniques. Il faut penser l’environnement proche comme un espace novateur, producteur d’énergies renouvelables, ayant comme premier atout la jeunesse de sa population et ses perspectives démographiques, forces vives qui nous manqueront très bientôt. Mais aussi, cet arrière pays doit être capable de combattre ses tropismes (cleptocratie, corruption, népotisme, criminalisation de l’Etat) sujets qui demandent un investissement politique, préalable aux mécanismes du co-développement économique ou, en tout cas, qui nous devons pas occulter. En effet, le sous-développement politique paraît aujourd’hui comme la raison principale du retard structurel de cet arrière-pays, comme l’est aussi l’implication perverse de ses élites politiques dans la possession et la co-gestion des richesses de leurs pays (matières premières et des cultures de rente par exemple).

La mentalité entreprenariale du politique, celle qui se propose de gérer un pays comme une « affaire » exigeant des résultats, participe à la déchéance du politique. Que ce soit à Dakar ou à Levallois-Perret, elle implique que le résultat comptable l’emporte sur les agissements du gestionnaire responsable. Les outils éthiques qui seraient indispensables pour hisser le concept de « bonne gouvernance » comme préalable au développement en pâtissent. Par contre, les dérives, non sanctionnées, participent à la criminalisation du politique qui ne connaît pas de limites. Cette vision affairiste permet d’agir « sans entraves » : le démentiellement du géant Loukos en Russie ne génère pas de réactions adéquates, justement parce que le peu de règles existant au niveau juridique ne sont pas relayées par des impératifs éthiques communément admis. La notion de morale qui revient dans le discours politique en Occident, semble exclure le champ économique ou politique et les agissements amoraux des élites. Une fois encore, le citoyen est la seule cible de ce discours, auquel il doit se conformer au sein d’un environnement économique a-moral qui privilégie le résultat à la manière. En conséquence, au sein du discours Nord-Sud, on parle de plus en plus de « corrompus » et de moins en moins de « corrupteurs ».

En Occident, il faut aboutir à la faillite ultime et destructrice (Enron, World Com...), avant que ne s’y engage une action contre des pratiques pourtant connues et condamnables depuis longtemps. La sensation de « deux poids, deux mesures », augmente légitimement les résistances citoyennes, d’autant plus que la « judiciarisation de la morale » ajoute une autre inégalité, celle des moyens judiciaires des puissants.

Ainsi, le préalable d’un moralisation politique dans les relations avec l’environnement proche, n’est pas aussi aisé et ne dépend pas uniquement d’un volontarisme politique ou de rapports de force structurels. Il faut agir sur des pratiques aussi bien « ici » que « là ». Une fois encore, la globalisation ne peut proposer que des actions ponctuelles, marginales et inefficaces. Elles manque d’outils et de volonté universalisante. A leur place, elle propose “des meilleurs pratiques” qui font abstraction de la complexité et de la diversité universelle.

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3 réactions à cet article    


  • Bernard Dugué Bernard Dugué 24 mai 2007 11:11

    Bonjour,

    votre article est intéressant, quoique parfois un peu fouillu. Si j’ai bien compris, vous regrettez l’impuissance de la démocratie en réseaux, liée au chaos organisateur, tout en déplorant l’application volontariste d’un commandement unifié (monarchisation du pourvoir, cf. un billet sur ce thème)qui par défaut, est choisi pour ordonner et réguler ce chaos


    • Sébastien Marie Zarathustra 24 mai 2007 14:24

      J’approuve cette conception selon laquelle la complexité sociale s’accroît et atteint un niveau d’interdépendances jamais égalé, mais qui ne fera qu’aller s’amplifiant. Je suis également d’accord pour estimer que nous choisissons globalement de ne pas y faire face, ce que vous appelez la fuite en avant. Article à mettre en relation avec celui intitulé « Eloge de la complexité ». C’est d’une prise de conscience dont nous avons besoin


      • Jean-Philippe Immarigeon Jean-Philippe Immarigeon 25 mai 2007 11:46

        Le temps du monde fini commence. Or toute politique jusqu’ici spéculait sur l’isolement des évènements. L’Histoire était faite d’évènements qui se pouvaient localiser. Ce temps touche à sa fin. Toute action désormais fait retentir une quantité d’intérêts imprévus de toutes parts, elle engendre un train d’évènements immédiats, un désordre de résonance dans une enceinte fermée. Les effets des effets, qui étaient autrefois insensibles ou négligeables, se font sentir presque instantanément, reviennent vers leurs causes, ne s’amortissent que dans l’imprévu. L’attente du calculateur est toujours trompée. En quelques semaines, des circonstances très éloignées changent l’ami en ennemi, l’ennemi en allié, la victoire en défaite. Aucun raisonnement économique n’est possible. Les plus experts se trompent ; le paradoxe règne.

        Les effets devenant si rapidement incalculables par leurs causes, et même antagonistes de leurs causes, peut-être trouvera-t-on puéril, dangereux, insensé désormais, de « chercher » l’évènement, d’essayer de le produire, ou d’empêcher sa production ; peut-être l’esprit politique cessera-t-il de « penser par évènements ». Ce n’est point qu’il n’y aura plus d’évènements et de « moments monumentaux » dans la durée ; il y en aura d’immenses ! Mais ceux dont c’est la fonction que de les attendre, de les préparer ou d’y parer, apprendront nécessairement de plus en plus à se défier de leurs suites. Il ne suffira plus de réunir le désir et la puissance pour s’engager dans une entreprise. Rien n’a été plus ruiné par la guerre que la prétention de prévoir.

        Paul Valery, Discours du l’histoire, 1931, repris dans Regards sur le monde actuel, édition de 1945

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