Petit audit du monde des affaires au Grand-Duché de Luxembourg
Alors qu’une pétition en solidarité avec le journaliste Denis Robert circule depuis quelques semaines, mettant directement en cause le ministre luxembourgeois de la Justice (démarche dans laquelle je ne me reconnais pas, car jeter un nom en pâture ne peut pas contribuer à la défense d’une cause et n’est pas constructif) , il demeure que le Luxembourg est le théâtre de faits publics dérangeants de mauvais management, en particulier autour d’un des désormais « big four » dans un monde des affaires post Enron qui a vu s’effondrer un « big five »(Andersen) et se renforcer les thématiques de la gouvernance, de l’éthique des affaires et de la RSE. Je me propose d’analyser en auditeur, excluant tout élément confidentiel, des sources légales, administratives et judiciaires luxembourgeoises, pour mettre en exergue les enjeux. Tous ces enjeux sont l’objet d’un livre à paraître dans les prochaines semaines dès que j’aurais choisi l’éditeur : « Vus, pas pris : essai sur les risques du monde des affaires au Luxembourg ». Il présentera plusieurs cas notoires, et pas uniquement ce qui est présenté dans le présent article
Beaucoup, sur la place, dont on parle malheureusement peu, s’inquiètent à juste titre d’une permissivité, voire d’une promotion de la malhonnêteté, mais la politique publique pour y remédier manque.
- Ainsi, Jean-Nicolas Schaus, directeur général de la CSSF (Commission de surveillance du secteur financier) avait écrit dans le rapport 2004 : « Il y a trop de cas dans lesquels des auteurs d’actes répréhensibles n’en subissent pas les conséquences en ce qui concerne la poursuite de leur activité professionnelle. Souvent, l’auteur de l’acte est simplement éloigné de la gestion, tout en se voyant accorder des indemnités qui dépassent largement les attentes normales. Parfois, on a même l’impression que le crime paie, ce qui a un effet néfaste pour la réputation d’un centre financier. De plus, on constate trop souvent que si de tels professionnels cherchent à reprendre un emploi, les nouveaux employeurs ont tendance à ne pas vouloir en savoir trop, tout en prenant sciemment le risque que les actes répréhensibles soient à nouveau perpétrés par les personnes concernées » (Rapport annuel 2004 de la CSSF, page 5).
- Ainsi Carlo Damgé, président de l’Ordre des experts-comptables a déclaré : « Nous avons l’impression que les politiciens ont toujours une certaine peur vis-à-vis de leur population électorale. Or, la place financière, pas plus que le pays tout entier, ne peut se permettre de se trouver un jour confrontée à un grand scandale financier sous prétexte de la faiblesse d’un des organes de contrôle ». (Paperjam, 17 septembre 2004)
Une simple lecture du Mémorial A et B (le Journal officiel luxembourgeois, du Mémorial C (le RCS luxembourgeois), de jugements publics résultant d’audiences publiques, de rapports officiels, mais aussi d’articles de périodiques, de plaquettes ou annonces d’événements, permet de mettre en exergue de manière indiscutable, et sans trahir la moindre confidentialité, ce qui est le plus grave, cette permissivité flagrante, dangereuse pour la compétitivité du pays et l’Etat de droit.
En 1998, un nouveau ministre de la Justice entre en fonction (cf. arrêté grand-ducal du 30 janvier 1998 modifiant l’arrêté grand-ducal du 26 janvier 1995 portant attribution des départements ministériels aux membres du gouvernement.). Il a en charge depuis lors ce portefeuille ministériel. En tant que ministre de la Justice, il exerce la tutelle sur les réviseurs d’entreprise (cf. loi du 28 juin 1984 portant organisation de la profession de réviseur d’entreprises).
En 1999, une nouvelle direction arrive à la tête d’un « big four » à Luxembourg, avec un nouveau directeur financier (Cf. Mémorial C, N°677 en date du 9 septembre 1999, R. C. Luxembourg B 65.477 : acte enregistré à Luxembourg, le 30 juin 1999, vol. 517, fol. 67, case 8).
En 2001, le directeur financier du « big four » est toujours en fonction (cf. par exemple Mémorial C, N° 1146 en date du 12 décembre 2001 : bilan enregistré à Luxembourg, le 11 juin 2001, vol. 554, fol. 7, case 8) mais il a quitté son poste au second semestre pour rejoindre assez rapidement une autre société.
En 2002, l’ex-directeur financier du « big four » a utilisé abusivement le titre d’expert-comptable, protégé dans le registre du commerce et des sociétés (Mémorial C, N° 918 en date du 17 juin 2002 : enregistré à Luxembourg, le 8 mars 2002, vol. 134S, fol. 42, case 9). Malgré ce manque public de compétence, pour le moins, il a été gardé par la Société, laquelle a fait un simple rectificatif montrant ainsi son choix délibéré pour un tel professionnel (Mémorial C, N° 104 en date du 3 février 2003, R. C. Luxembourg B 45.747 : enregistré à Luxembourg, le 6 décembre 2002, vol. 16CS, fol. 13, case 7).
En 2003, le directeur financier a été licencié, mais il a décidé d’ester en justice, portant lui-même son cas et celui de ceux qui l’ont couvert sur la place publique. La Société a fait des déclarations inexactes au tribunal, en prétendant que son témoin directeur général n’était pas actionnaire, chose facile à vérifier, ce qu’a fait le tribunal, qui a établi que le témoin cité était non seulement décisionnaire par sa seule signature pour engager la Société, mais aussi qu’il possèdait 87,5% des actions par l’intermédiaire d’une autre société (Cf. Tribunal du travail de Luxembourg - Rôle N°30422 - Audience publique du 26 mai 2004 - Jugement N° 2594/2004 du 26 mai 2004).
En 2003 le directeur financier retrouve un poste dans une autre grande institution du secteur financier mentionnée dans le jugement.
En 2004, le ministre de la Justice a écrit un article dans le même périodique que le directeur de la Société. On y note une convergence d’expression avec l’article du directeur général. Le ministre se félicite des « clear and pragmatic legal rules » au Luxembourg (Cf. article « Luxembourg’s attractiveness for investment funds sharpened by new initiatives », Fundlook, juillet-septembre 2004, page 3). Le directeur général, qui avait recruté et couvert sciemment le CFO, mais également fait par imprudence des déclarations inexactes faciles à vérifier au tribunal, sans conséquences parle lui aussi de « clear and pragmatic laws and regulation » (Cf. article « The art of Communication », Fundlook, juillet-septembre 2004, page 1).
En 2005, l’ex-directeur financier a gagné son procès contre la Société. (Cf. R. N°30422 - Audience publique du 25 avril 2005 - Jugement N° 1873/2005 du 25 avril 2005). L’entreprise, qui avait conclu à son « inaptitude à exercer les fonctions de directeur financier », avait présenté un dossier peu convaincant, l’ayant gardé en fonction un an et demi (de novembre 2001 à avril 2003). Elle avait en particulier omis de citer l’affaire du Mémorial C qui aurait été de nature à justifier un licenciement immédiat pour faute lourde. La Société a interjeté appel. L’affaire est toujours pendante devant la 8e chambre de la Cour d’appel.
En 2006, la Société s’est vue reconnaître le statut de PSF (professionnel du secteur financier) en tant qu’agent administratif du secteur financier (la même catégorie que l’entreprise où travaille désormais son ex-directeur financier) par l’autorité compétente.
En 2006, la direction du « big four », qui n’a pas changé, participe à une table ronde modérée par le directeur général de la Société. (Cf. Roundtable on Entrepreneurship in Luxembourg, le 15 février 2006).
En 2006, le ministre de la Justice doit intervenir lors d’une conférence du secteur financier les 14-15 mars 2006, événement sponsorisé notamment par la Société (c’est la Société qui a fait la conception de la plaquette de l’événement). Le code d’éthique de l’organisateur dispose qu’il faut « prendre des mesures et précautions raisonnables pour disposer d’un personnel compétent et honorable ».
En conclusion, la situation actuelle est préjudiciable à la grande majorité des professionnels et aux chômeurs en nombre croissant au Luxembourg (5% au seuil de 2006, sans compter les frontaliers comptabilisés dans leur pays d’origine), qui n’ont pas à subir les conséquences des inerties regrettables pour « protéger ceux qui ne sont pas corrects » (expression clairvoyante de Jeannot Krecké, en 1998, citée dans Luxembourg Finance, N° 28, 1998), à moins que l’on soit considéré, par pragmatisme, « correct » au Luxembourg quand on ne dit pas la réalité, dans le RCS ou au tribunal en particulier, alors même qu’il n’y a pas d’enjeu, et que c’est aisément vérifiable.
Le ministre de la Justice et plus généralement le gouvernement pourraient utilement chercher à remédier aux cas visibles de mauvais management qui ne sont tristement pas des « révélations » mais des pratiques notoires, sans vergogne, sous peine d’alimenter la mauvaise réputation des professionnels de la place, y compris les réviseurs.
L’Europe et le monde regardent le Luxembourg. Saura-t-il faire son aggiornamento ?
3 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON