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Accueil du site > Tribune Libre > Petit bréviaire de l’horreur humaine

Petit bréviaire de l’horreur humaine

En écho des tragédies qui ont frappé les Etats-Unis, les réseaux sociaux distribuent de ci, de là, des messages pour rappeler que des Syriens meurent et que les Coréens menacent. Les trente morts causés par une bombe de l'OTAN explosant au milieu d'un mariage Afghan a eu moins de succès.

Le sujet, finalement, tourne autour du traitement de l'information. A la fois l'égalité du traitement, mais aussi la vérité des faits. Faire face aux conséquences en tant qu'homme, ce n'est pas seulement attendre puis accepter la décision de la justice, c'est également montrer, regarder. Les camps de concentration nazis et communistes, les camps chinois et khmers n'auraient pas laissé la trace d'un épouvantable souvenir sans les témoignages bruts de Primo Levi et de Varlam Chalamov ou sans les documentaires d'Alain Resnais, Nuit et Brouillard et Goulag, la mémoire enfermée, et tant d'autres.

Alors, une fois au moins, il faut savoir. Il faut risquer la nausée pour connaître l'humanité. Ce sont des scènes à faire vomir ; si vous êtes sensibles, passez votre chemin. Ne restez pas pour le plaisir malsain et vicieux de visiter un musée des horreurs. Mais parce qu’il faut, au moins une fois, rappeler la réalité crue de l’implacable force par laquelle se détruit l’homme. Il faut que la conscience soit marquée au moins une fois pour ne plus excuser la tragédie par l’ignorance.

Il est nécessaire de rappeler à quelle violence le monde qui nous entoure s’abandonne. Il est important de faire résonner la voix désormais éteinte des victimes pour, comme l’écrivait le poète, "servir de confident aux douleurs solitaires" et redonner la vue aux aveugles que nous sommes parfois. Il ne faut pas que la politique soit un procédé qui permette à des hommes imprévoyants de gouverner des hommes sans mémoire écrivait Gilbert Sinoué. Car il n’est guère que le spectacle de notre déchéance qui humanise quelque peu nos amis et nos ennemis (Cioran).

Adieu trop inféconde terre,

Fléaux humains, soleil glacé !

Comme un fantôme solitaire,

Inaperçu j’aurais passé.

11 juillet 1995. Srebrenica. Les responsables de la communauté internationale savaient que 8000 êtres humains seraient détruits : Alain Juppé l'a admis dans un entretien avec Sylvie Matton rapporté dans son étude sur le massacre. Elle y écrit que dans des bois alentours, des miliciens Serbes ont contraint un grand-père à manger une partie de son petit-fils qu’ils venaient de tuer devant ses yeux. De telles plaies se referment-elles complètement ? Céline avait donc raison dans le Voyage au bout de la nuit : "Il existe pour le pauvre en ce monde deux manières de crever, soit par l’indifférence absolue de [ses] semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des mêmes en la guerre venue".

9 avril 1948, Palestine. L’opération Nachson a commencé. Cent trente-deux hommes appartenant à l’Irgoun et au groupe Stern ont pris position autour de Deir Yassine. Des scènes d’effroi se produisirent, encore et encore. Cent sept morts dont une femme enceinte de huit mois, arrachée au cadavre de son époux : un combattant lui ouvrit le ventre et sortit l’enfant de ses entrailles. Dans un autre village, on trouva des fœtus cloués sur les portes des maisons. "Nous devons tout faire pour nous assurer que les Palestiniens ne reviendront jamais. Les vieux mourront et les jeunes oublieront." (Mémoires, David Ben Gourion).

2009. Daharki, Pakistan. Une jeune femme a été retrouvée dans une conduite d’égout alors qu’elle donnait naissance à son deuxième enfant. Victime d’un crime pour l’honneur, sa famille lui a coupé le nez, les oreilles et les lèvres avant de l’exécuter à la hache. Son premier enfant gisait, mort, sur ses vêtements. Le torse du second était encore dans son utérus alors que la tête émergeait du corps de sa mère.

2002. Village de Meerwala, Pendjab, Inde. Un jury tribal a statué sur le cas d’une femme de trente ans de la tribu des Mastoi. Son crime : se promener seule, avec un enfant de onze ans, Abdul Shakoor, de la tribu des Gujar. Les Mastoi étaient déshonorés : Abdul n’avait pas de chaperon. Pour rendre l’honneur aux Mastoi, le jury décida que la sœur d’Abdul, Mukhtaran Bibi, âgée de dix-huit ans, serait violée. Le père de l’adolescente prévint ses femmes que si elles ne livraient pas sa fille, elles seraient toutes violées à sa place. Quatre hommes traînèrent la jeune fille dans une hutte et la violèrent pendant qu’à l’extérieur une centaine d’hommes encourageaient les bourreaux. Il fallut une semaine pour que la police daigne enregistrer l’événement comme une simple plainte.

2008. Soudan. Lubna Ahmad Al-Hussein, journaliste, décrit l’opération. "L’excision : cette coutume perdure dans mon pays. Elle concerne essentiellement les musulmanes, elle épargne les animistes et les chrétiennes. Certains prétendent que l'islam l’exige ; nul n'a jamais réussi à trouver la moindre ligne dans le Coran ni dans les hadiths, les dires du Prophète, pour asseoir cette affirmation. La plupart se contentent aujourd'hui de l'excision clitoridienne, celle qui consiste en l'ablation du clitoris et des petites lèvres. Elle suffit, disent-ils, à s'assurer que leurs filles resteront sages jusqu'au mariage. Elles préserveront ainsi l'honneur de leurs parents. Au Soudan, on la nomme la sunna, un mot qui désigne également l'orthodoxie religieuse. D'autres sont plus radicaux et préfèrent l'excision pharaonique, appelée ainsi parce qu'elle était pratiquée dans l'Égypte ancienne, et qui est pourtant aujourd'hui interdite par la loi soudanaise : après l'ablation du clitoris et des petites et grandes lèvres, la vulve est suturée, à l'exception d'un petit orifice qui laisse péniblement passer l'urine et le sang menstruel."

le 9 novembre 1938 – Une centaine d’hommes et de femmes a été assassinée. Officiellement, on dénombra 171 maisons et 814 magasins détruits, 191 synagogues incendiées, 36 morts et autant de blessés, 20 000 Juifs emprisonnés "à titre préventif". C’était la Nuit de Cristal. Les camps de la mort, les abat-jours en peau humaine.

Päldèn Gyatso raconte dans Le feu sous la neige ses mémoires de moine tibétain. Trente-six ans de prison. Torturé nu dans la neige, pendu par les pouces, battu, humilié par les autorités chinoises.

1979 et plus tard. Irak. Le docteur Hussein Shahristani est docteur en chimie nucléaire de l'université de Toronto et ancien conseiller scientifique de l'Organisation de l'énergie atomique de Saddam Hussein. Il est chiite, marié à une canadienne et a trois enfants. Son histoire est si terrible et si éloquente qu'elle mérite d'être relatée, dans ses propres mots : "En 1979, le régime irakien a réagi brutalement face à l'activisme de certains membres de la communauté chiite. Les exécutions et les arrestations massives ont commencé dès l'été. Lors de réunions de travail, j'ai exprimé mon inquiétude quant au respect des droits de l'homme. Je savais que j'étais indispensable à leur programme d'énergie atomique - je me disais qu'il ne m'arrêterait pas juste parce que j'exprimais mon opinion. Je voulais à tout prix que Saddam sache ce que je pensais. C'était une mauvaise idée. Un peu plus tôt, le régime avait arrêté et exécuté un de mes cousins, Ala Shahristani - c'était sa lune de miel, il n'était marié que depuis deux semaines. Il n'était affilié à aucun parti. Il a été arrêté dans la rue, puis on a fait venir sa femme et sa sœur dans l'endroit où on le torturait. Il lui en avait fait baver. Ils l’avaient rempli d'essence par le rectum et l'avaient roué de coups. Ils ont menacé sa femme devant lui. Ensuite, ils lui ont frappé la tête contre le mur, avec tellement de violence que les murs tremblaient. Et puis ils l'ont tué. (…) À Bagdad, la torture était monnaie courante et le degré de cruauté variait. Les décharges électriques, ça pouvait être n'importe où sur le corps. Parfois, ils cramaient leurs prisonniers aux testicules et continuait jusqu'à ce qu'ils crament entièrement. Pareil avec les orteils. Ils les battaient aussi avec des barres de fer, dans le ventre ou sur la poitrine. Mais avec moi, ils faisaient très attention à ce que je n'ai aucune marque sur le corps. J'ai vu un homme, il lui avait brûlé le ventre avec un fer. Sur d'autres, ils utilisaient des perceuses pour leur trouer les os des bras ou des jambes. Il y avait un officier, Naqib Hamid, ils lui ont dissous les pieds dans de l'acide. Il y avait une autre technique de torture qui consistait à remplir une baignoire d'acide sulfurique. Ils prenaient un homme au hasard et commençaient par lui plonger les mains dans le bain. Le fondateur du parti Dawa, Abdoul Sahed Khail, lui, a été entièrement dissous. (…) Un prisonnier m'a dit qu'il avait 17 ans et, étant donné qu'il était le plus jeune, ils lui faisaient laver les couloirs tous les matins à sept heures. Il a vu une paysanne avec des tatouages, une femme du Sud, des marais probablement. Elle avait une fille de 10 ans, un petit garçon de six ans environ et elle portait un bébé dans ses bras. Le prisonnier m'a dit que pendant qu'il balayait, un officier est arrivé et a dit à la femme : "Dis-moi où est ton mari - il peut t’arriver des ennuis par ici." Elle a répondu : "Ecoutez, mon mari prend grand soin de sa femme et veille à ce qu'on la respecte. S'il savait que je suis ici, il se serait livré." L'officier a sorti son pistolet, a pris la petite fille par les tresses et lui a tiré une balle dans la tête. La femme ne comprenait pas ce qui se passait. Puis ce fut au tour du petit garçon, lui aussi il lui a tiré une balle dans la tête. La femme était en train de devenir folle. Il a pris le bébé par les jambes et lui a éclaté la cervelle contre le mur. Imaginez l'état de la femme. L'officier a fait signe au jeune prisonnier de venir avec sa poubelle à roulettes et a jeté les trois enfants dedans, avant d'ordonner à la femme de s'asseoir sur les cadavres. Il a fait rouler la poubelle dehors et il l’a laissé là. Il avait pris l'habitude de se débarrasser des gens inutiles."

16 septembre 2002. Robert Fisk raconte : "Septembre 2001, c’était 19 ans auparavant qu'avait débuté l'acte de terrorisme le plus important de l'histoire du Moyen-Orient contemporain. Il est évident que personne en Occident ne se souviendra de cet anniversaire, le 16 septembre 2002. Je pris un risque : j'écrivis dans The Independent qu’aucun autre journal britannique, et certainement aucun quotidien américain, ne se souviendrait de ce jour-là où, en août 1982, les alliés phalangistes d'Israël avaient commencé leur orgie de trois jours de viols, de meurtres à l'arme blanche et d'assassinats dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila. Ce crime avait suivi l'invasion israélienne du Liban, programmée pour chasser l'OLP du pays, opération se déroulant avec le feu vert du secrétaire d'État américain Alexander Haig et qui avait causé la mort de 17 500 Libanais et palestiniens, presque tous civils. C’était cinq fois le nombre des victimes des attentats du 11 septembre 2001. Je ne pouvais cependant pas me souvenir de veilles, d'offices de commémoration et de bougies en Amérique ou en Occident en hommage aux morts innocents du Liban, je n'avais pas connaissance de discours émouvants sur la démocratie, la liberté ou le "mal". En fait, les États-Unis passèrent la plupart des mois sanglants de juillet et août 1982 à appeler à la "modération" des parties en conflit."

Novembre 1979. Siège de la grande mosquée de La Mecque. Un ex-officier de la Garde nationale, Juhayman ibn Mohammed al-Utaybi, dirigea le siège assisté de son ami Mohammed ibn Abdallah al-Qahtani. Al-Utaybi fit de ce dernier le Mahdi, la figure divinement inspirée prédite par le Prophète, celui qui restaurerait la justice dans un monde inique. Les Saoudiens déployèrent 10 000 soldats afin de reprendre la mosquée aux 200 hommes armés ayant pris d'assaut le bâtiment. Le site était un petit Afghanistan, rempli de grottes souterraines et de cachettes. C'est uniquement lorsque le GIGN français fut sollicité et acheminé dans la ville sainte deux semaines plus tard que le siège s'acheva dans le sang ; les membres du GIGN avaient été - rapidement, mais formellement - convertis à l'islam pour rendre légitime leur présence dans une ville que seuls des musulmans peuvent visiter. Le 9 janvier 1980, dans plusieurs villes à travers le pays, 63 insoumis furent décapités en public.

Mars 2003. Irak. Hôpital Mustansariya. La guerre est d'abord une affaire de souffrance et de mort. Amel Hassan, 50 ans, une paysanne aux bras et aux jambes tatoués, est à présent étendue sur son lit d'hôpital avec d’énormes bleus sur les épaules qui ont doublé de volume. Elle est partie voir sa sœur lorsque les premiers missiles américains ont frappé Bagdad. "Je sortais du taxi quand il y a eu une grosse explosion, je suis tombée et j'ai vu mon sang partout. Sur mes bras, ma jambe, ma poitrine." Sa fille de cinq ans Wahed est couchée dans le lit voisin, elle gémit. Elle est sortie du taxi est la première, elle était sur le pas de la porte de sa tante quand l'explosion l’a fauchée. Ses pieds saignent encore, même si le sang a caillé autour de ses orteils, étanché par les bandages qui entourent ses chevilles. Dans la chambre voisine, deux jeunes garçons : Saad Selim, 11 ans, et son frère Omar, 14 ans. Tous deux ont été blessés aux jambes et à la poitrine. Hôpital de Bassora. Les victimes du bombardement arrivent dans la salle d'opération en hurlant de douleur. Un homme d'âge moyen est apporté en pyjama, couvert de sang des pieds à la tête. Une fillette d'environ quatre ans arrive sur un chariot, dont les intestins forment un monticule sorti du côté gauche de son estomac. Un médecin en blouse bleue verse de l'eau sur les entrailles de la petite fille et pose délicatement un bandage avant d'opérer. Une femme en noir qui semble blessée au ventre crie quand des médecins essayent de la déshabiller. Hôpital Adnan Khairallah. Dans les dernières heures du règne de Saddam, sont la face sombre de la victoire et de la défaite, la preuve ultime que la guerre constitue la faillite totale de l'esprit humain. Je [Robert Fisk] passe entre ces hommes et ces femmes qui gémissent en me reposant les mêmes questions : tout ça pour venger le 11 septembre ? pour les droits de l'homme ? à cause des armes de destruction massive ? Dans un couloir, je croise un homme étendu plein de sang sur un chariot. Sa blessure à la tête est presque indescriptible. De l'orbite de son œil droit pend un mouchoir ruisselant. Une petite fille est étendue sur un lit crasseux, une jambe cassée et l'autre si charcutée par le shrapnel que le seul moyen que les docteurs ont trouvé pour l'empêcher de bouger est de ligoter son pied à une corde lestée par des parpaings. Elle s'appelle Rawa Sabri.

le 24 avril 2011, le corps de Noxolo Nogwaza, une lesbienne de 24 ans, a été violenté plus salement que ne l'auraient dépecé des bêtes. En Afrique du sud, les viols correctifs d'homosexuelles sont la thérapie du retour à la norme.

Du mois d'avril à celui de juillet 1994, un million de morts a ensanglanté le Rwanda. On y a détruit des hommes pour la même raison délirante qui motivait les nazies. En Egypte, les Coptes subissent la même violence. Alors, peut-être, le traitement de l'information tel que nous le vivons n'est pas cette image saisissante de la réalité de nos semblables, et les médias, sociaux ou traditionnels, sont encore loin de faire le compte des aptitudes meurtrières des hommes.

Voilà ce que peut être le monde. Heureusement que nos intellectuels et assimilés livrent leurs sermons humanistes pour la préservation du monde et le salut de nos âmes. Aimé Césaire écrivait qu’une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Et Nietzsche, dans Le crépuscule des idoles, assénait : choisir d’instinct ce qui vous fait du mal, voilà presque énoncée la définition de la décadence.


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4 réactions à cet article    


  • Andreï 22 avril 2013 11:13

    Rien à dire, excellent billet, mais bon, le scénario continue comme une histoire sans fin... Que faire ?


    • Franckledrapeaurouge Franckledrapeaurouge 22 avril 2013 18:30

      Bonjour Andreï,


      Comme vous le dite cette article est excellent, maintenant pour répondre 

      à votre interrogation, j’ai une proposition, Évoluons.

      Cordialement

      Franck.

    • alinea Alinea 22 avril 2013 22:28

      Quand je pense que j’aurais pu loupé cet article ;
      quand je pense que je n’ai pas pu le lire jusqu’au bout !
      Si l’humain est ainsi, je ne suis pas humaine.
      Mais merci mille fois de remettre les pendules à l’heure !


      • soi même 23 avril 2013 01:48

        Que Dieu sauve l’Amérique, avec cela comme mot d’ordre pourquoi se gêner avec les autres !

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Archibald


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