Petit cours d’économie vélocipédique
Je traînassais mes guêtres chez Gibert lorsque mes yeux en-crottés ont répéré un prospectus. Dessus était écrit en typographie flamboyante : « Vélorution, rassemblement festif et revendicatif, tel jour, telle heure. » En illustration un quidam, tenue d’Adam, urinait sur une automobile… Ma joie était telle à la découverte de ce tract, que je me précipitais vers la première personne pour lui offrir une chaleureuse accolade et l’invitais à célébrer l’heureux évènement. « Tournée générale ! Deux cafés s’il vous plait. »
Il faut que je vous avoue un truc. C’est vrai que je commence tôt, c’est à dire dès potron-minet. Dès les aurores, je vitupère véhémentement - à vos souhaits - contre les carrosses motorisés. Il m’arrive parfois de découcher : nuits improbables, aventures vélocipédiques sans fins, … et lorsque je ne couche pas au cocon, j’abandonne lâchement mon destrier à la venelle. Oui c’est moche. Du coup je dors mal, l’angoisse me tenaille. Le cuir de ma selle prend l’humidité. Un caisseux peut lui rouler dessus - sans prêter garde. Ou encore un actionnaire de Vinci pisser sur ses jantes - quant à lui de bon gré. Puis surtout, je frémis comme une feuille en songeant au malandrin. Au même titre que monsieur Seguin tremble lorsqu’il imagine le canidé qui se pourlèche les babines et salive salement, l’oeil goguenard, en lorgnant avec fringale sa prochaine vacive.
Ce matin en détachant ma monture, plus que jamais, je fulmine contre la réalité cruelle et morne de la vie citadine. La vision d’une dizaine de tristes petites reines enchainées à une barrière métallique me retourne l’estomac. Je m’insurge : « pourquoi la cité n’en compte-t-elle pas davantage ? », « notre société dite civilisée n’a rien de mieux à lui offrir ? », « où sont les arceaux ici ? », « et pourquoi n’invente-t-on pas les préaux pour les préserver de la rouille ? » On ne compte plus les conneries coûteuses et inutiles qui pullulent : statues d’hommes de pouvoir, musées d’art comptant-pour-rien, ports de plaisance pour bourrins, etc. Pourquoi ne ferions-nous pas enfin quelque chose d’utile ? Hein. Les oeuvres d’art meurent bien dans les musées, les artistes et les vélos dans la rue.
Sur le trottoir d’en face est garé un 4x4 dont la cylindrée est inversement proportionnelle à celle contenue dans le slip de celui qui conduit. Je me dis : « C’est ça, faut pas davantage d’espace. Suffit juste de virer ce tas de merde, de l’envoyer ad-patres. Ou de le transformer en poulailler, et d’édifier à la place une bicoque. Y’en aurait assez pour abriter les bicyclettes du quartier ! » Mon imagination s’emballe. Dans toute la ville, de beaux abris en bois d’acajou me font esprit, telles ineffables apparitions. La vision est si idyllique qu’une larme en coin s’en dégage. Puis je passe la main sur le cuir détrempé de ma selle, jette un regard aux cadres attachés qui pourrissent… et traverse la rue pour décocher un hargneux coup de savate au prétentieux tout-terrain, rebroussant l’écume la rage aux dents.
Le soir même vint (par)achever ma journée. J’assiste à une scène atypique qui mérite bien quelques lignes de plus. Scène banale en apparence. D’un concentré de banalités tel, qu’elle fait date dans la longue et banale histoire du quotidien pour le genre humain.
Devant leur poste catholique gisent deux téléspectateurs. D’impérissables affinités que mes parents coudoient depuis plus de trente ans. Les deux ursus érudits à la calvitie bien garnie et aujourd’hui retirés des labeurs du marché, avaient été fourbus de travail sur des postes honorables. Tous deux s’apprêtent à regarder la grand-messe cathodique du valet Pujadas. Quarante minutes de propos de concierge. Les deux compagnons sont suffisamment éreintés pour le laisser blatérer sans broncher. Pujadas invite Lenglet, son expert économique. Lenglet, c’est le genre d’ancien prof qu’on aurait tous aimé avoir. Le Doc’ débarque au chevet de la dette grecque qui nous intéresse tous, et le mec y va avec entrain. Avec sa brave tête d’inspecteur des impôts prêt à (dé)trousser un smicard sans once d’opprobre, il répond aux questions du laqué qui joue l’élève mange-boules arriéré : « Cette crise grecque, François, comment peut-on l’expliquer ? Quelles sont ses origines ? » « Et bien ‘toutafé’ David, c’est très simple : vous n’avez qu’à imaginer une automobile en panne de carburant qui serait la Grèce, et un pompiste qui serait l’Europe, plus précisément la BCE… »
Censurons tout de suite ce que le CSA a autorisé et imaginons Lenglet filant la métaphore lourdingue pendant encore une bonne - interminable - minute, tout bonhomme, comme un poivrot de PMU qui fait durer une grosse blague que toute la paroisse connaît déjà. Faut croire que Pujadas connaissait pas. Lui qui avait bachoté ses stats et étudié l’éco en bon samaritain, il remuait la queue, comme un chien le ferait en signe d’allégresse. Sa « laisse d’or » n’a pas été décernée pour rien. Et voilà qu’il découvre qu’on peut faire de l’économie avec deux Playmobils : un en panne et un autre qui fait le plein. La clique nous évite néanmoins le fatal graphique qui aurait plombé l’audience.
Alors voilà, Pujadas est content et trouve que la Grèce, ‘en-néfé’, c’est un peu comme une vieille Trabant, et la BCE un pompiste rutilant. Ça a le mérite d’être marrant (sic). Lenglet, lui, plus amoché qu’agrégé de philo, pense que Socrate et toute la Grèce antique le porteraient en piédestal pour ce cours d’éducation populaire magistral.
Au final, d’anciens décideurs cultivés qui pourrissent sur leur canapé devant des experts qui vaticinent, rien de plus banal. Ils sont partout. Un tiers de ce qui se trouve au gouvernement a usé ses fonds de culottes dans les chaires avant de s’assoir sur leur trône de ministère. La pédagogie, l’école, le pouvoir, on ne change pas vraiment de boutique. On parle du même fond de commerce. On grandit dès l’enfance à l’école des profs d’éco. Et histoire d’entretenir la constante macabre, des profs sont le produit d’un autre ramassis de profs, et ainsi de suite. Pas tous j’espère, car comme dirait Super y’en a des biens. Chaque matin, ils endossent tambours battants le poids des responsabilités que leur a confié la République. Mais comment éduquer la plèbe égarée le jour où Pujadas les invitera à répondre sur son autel ?
« Écoutez, David, le cycliste grec a crevé, l’espagnol a la roue voilée et le portugais s’est claqué les jarrets. Vous suivez ? La caravane publicitaire débarque avec ses gros paddocks. Il y a ceux de la BCE et du FMI qui jettent des autocollants. Les cyclistes veulent de l’eau mais on leur balance des autocollants : BNP-Pourris-Bas, HS-DCD, Société Marginale. Le cycliste grec bouche le trou de sa chambre à air avec l’autocollant HS-DCD, pendant que les spectateurs lui jettent des cailloux parce qu’il ralentit la croissance du peloton. Il repart : des journalistes en bécane l’insultent et la voiture-balai-chiotte le pousse au train. A l’arrivée c’est le cycliste allemand qui gagne, dopé jusqu’aux orteils. Il reçoit le maillot bleu aux étoiles d’or et a le droit de se faire prodiguer une turlutte par deux pin-up du PS.
Comprenez, David ? »
Y’aurait de quoi pondre un roman-tragico-polémique. Le genre de missel rétrograde, assez pour se faire interdire et éviter aux cons de parler. Ensuite l’idée serait de se taper des plateaux télé pour vendre la métaphore et le pavé. Quid du « comment devenir nous aussi prof-experts ». Nos parents n’en seraient pas peu fiers. Mais surtout on peut prouver au monde que la bicyclette est le concept clé pour comprendre l’époque. Finis les montagnes russes des cours du pétrole, les bagnoles à l’arrêt, l’eau dans les radiateurs percés et le round-up dans les assiettes. On parle maintenant d’économie qui a le cul propre, camarade ! Dans les manuels d’école de « Ménagement », on appellerait ça « la théorie du coup de pédale ». Il existerait aussi la version « pour les nuls » : pas trop se crever dans les côtes, sans jamais pédaler en descente. Les grecs pourraient de nouveau faire du vélo tranquillou sans qu’on essaye de leur re-fourguer du mole, des autocollants, plans de spéculation, ou de les comparer à une bagnole. Faire des promenades en deux-roues sur les routes sinueuses des monts d’Arcadie, s’arrêter à chaque bistrot siroter un Retsina un peu dégueu, puis faire mariner les mollets dans la Méditerranée en tirant à la sarbacane sur les yatchs abandonnés. Ça devrait suffire au bonheur de beaucoup pour les trois siècles qui arrivent. Et pour les autres, comme dirait son directeur de publication …euh… « … nom de Zeus ! »
Les vélorutionnaires sanguinaires
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