Petit manuel pour survivre au décès de Jacques Chirac
C’était prévisible.

Avec le discrédit qui a frappé tous ses successeurs, Sarkozy (détesté par ceux qui l’ont regardé se faire élire, vite rejoints par une partie de ceux qui l’ont élu), Hollande (élu par les mêmes pour « empêcher la réélection de Sarkozy », sans autre projet, et tellement déprécié qu’il a renoncé à se représenter) et enfin Macron (objet d’une obsession morbide semblable à celle qu’a pu susciter Sarkozy, mais d’une intensité jamais vue), on sentait régulièrement des bouffées de nostalgies à l’endroit de l’ancien président malade et affaibli.
Finalement, ce n’est pas un hommage national d’une journée qui a eu lieu après le décès de Jacques Chirac, le 26 septembre dernier, mais un épanchement de larmes de crocodiles d’au moins une semaine.
« Sympathique », « proche des gens », « ami des agriculteurs », « aimant la bière et la Corrèze », « admirateur du Japon et du sumo », « créateur du musée du quai Branly » : aucun lieu commun n’a été épargné au fil de milliers d’heures de reportages télévisés, récents ou rediffusés, d’articles de presse ou d’hommages multiples.
Et pourtant, et pourtant….
Pourquoi faudrait-il regretter Jacques Chirac puisque son souvenir continue à structurer, assez négativement, notre actualité ?
Ne retenons que les vingt dernières années du long magistère de Jacques Chirac sur la vie politique française, son apogée, avec ses deux mandats de président de la République (1995-2007).
Jacques Chirac, c’est d’abord l’homme des coups électoraux, celui qui sait dire ce qu’il faut pour se faire élire, et se dépêche de l’oublier une fois au pouvoir, sans doute parce qu’il n’en pense pas un mot.
On se souvient de sa concurrence féroce avec Édouard Balladur en 1994-95, de la « fracture sociale » agitée contre la rigueur balladurienne, qui lui a permis de remonter, puis dépasser d’une courte tête son ancien ami de trente ans.
Puis de son retournement dès l’automne 1995, avec une politique d’austérité assumée, Alain Juppé « droit dans ses bottes » en sosie politique de Balladur.
Et enfin des grandes grèves de décembre 1995, 6 mois à peine après son élection, qui ont sanctionné ce revirement et enlisé l’exécutif, avant la non moins célèbre « dissolution ratée » de 1997.
Contrairement aux apparences, il existe de forts parallélismes avec sa réélection, 7 ans plus tard.
Moqué pour son « septennat de 2 ans », mis en cause dans des affaires héritées de la Mairie de Paris, privé d’argument solide pour défendre sa réélection (voir son slogan de campagne - « La France en grand, la France ensemble » - particulièrement fade) Jacques Chirac était mal parti. Il n’a dû son salut qu’à un nouveau coup électoral, puisé non pas dans le registre social (il n’était plus tellement crédible) mais dans un champ implicitement identitaire, « l’insécurité » 1.
Sauf que...tout ne s’est pas passé comme prévu, et au lieu de « régler ses comptes » avec Lionel Jospin, il s’est retrouvé face à Jean-Marie Le Pen, qualifié surprise au second tour après une non campagne.
Exit donc l’insécurité dès le soir du 21 avril 2002, et place au candidat « anti fasciste », sauveur de la République.
Lequel, sitôt élu, a rapidement retrouvé sa routine conservatrice, avec Jean-Pierre Raffarin en bourgeois gentilhomme de Matignon, et la création de « l’UMP », cartel politicien destiné à monopoliser le marché électoral, coquille vide de sens dont le sigle a été défini avant la dénomination2.
Son quinquennat s’est par la suite dissous en monologue promotionnel de Nicolas Sarkozy interrompu par une effarante guerre des étoiles avec Villepin (2004-2006), lui restant en retrait, déjà spectateur de sa propre présidence.
Avec la crise des gilets jaunes, il a beaucoup été question de la défiance des Français pour leurs hommes politiques. Mais qui peut faire semblant d’oublier que les épisodes de 1995 et 2002 pèsent sans aucun doute beaucoup dans cet imaginaire collectif ?
Et encore ce n’est pas le pire.
Les Sarkozy, Fillon, Copé, Wauquiez, Jacob, Juppé…ne sont pas sortis du néant politique. Ils ont tous accompagné l’accession au pouvoir de Chirac, quand ils ne doivent pas leur carrière à celui-ci.
Jacques Chirac est donc celui qui a véritablement formé toute une génération de politiciens de droite à son image, celui qui a « appris la trahison à toute une génération d’hommes politiques » 3.
Comment expliquer autrement la petite voix intérieure qui condamne l’insincérité de Laurent Wauquiez dès qu’il ouvre la bouche ?
D’où venait cette certitude folle qui animait François Fillon et l’a incité, bien imprudemment, à proclamer lui-même son élection contre Marine Le Pen 6 mois avant ?
Quelle est l’origine de cette sclérose idéologique, de ce discours jamais renouvelé depuis 2002-2007, alliant thématique identitaire pessimiste et défense des retraités, devenu radotage sans prise sur la réalité ?
Cette génération de politiciens, surtout de droite, mais pas que (François Hollande ne fut-il pas reconnu comme le digne héritier du chiraquisme ? ), qui se pensait héritière du pouvoir et s’est paresseusement laissée vivre, se trouve aujourd’hui en voie d’effacement accéléré, quand elle ne s’est pas recyclée dans le macronisme (Le Maire, Darmanin...).
Elle doit se réinventer ou mourir, dans l’urgence et le scepticisme général.
Une mission presque impossible. Comme l’impression d’un grand gâchis dont il est difficile de ne pas rendre responsable un certain... Jacques Chirac.
Concluons brièvement sur les mesures prises entre 1995 et 2007 : Ont-elles été à la hauteur de l’hommage rendu ?
Au fond pas tellement, et Jacques Chirac fut aussi celui qui a gravé dans le marbre des dispositions plus que critiquables, dont l’héritage pèse encore aujourd’hui.
Ainsi du quinquennat et du calendrier électoral plaçant les législatives juste après la présidentielle, adopté avec Lionel Jospin et validé par un référendum atone en 2000.
Avec pour conséquence des élection législatives privées d’enjeu (le débat de politique national vient d’être tranché, et le président, en poste depuis à peine 1 mois n’a encore rien fait : il n’y a donc rien à juger, et pas de motif pour lui imposer une cohabitation dès le début), aux taux d’abstention de plus en plus vertigineux (jusqu’à plus d’1 électeur sur 2 en 2017), qui minent logiquement la légitimité de l’Assemblée nationale.
Ou du « principe de précaution », inscrit dans la Constitution, qui tend à se confondre avec un classique « principe d’immobilisme »… à valeur constitutionnelle.
Oui, mais… la politique étrangère de Chirac fut un succès, avec le refus de la guerre en Irak en 2003.
Même dans ce domaine existent des inflexions plus que douteuses, parfois repris par ses successeurs, comme la tendance à confondre les pays avec leurs dirigeants, les relations de sympathie (ou d’antipathie) personnelle avec ceux-ci prenant dangereusement le pas sur des rapports diplomatiques d’État à État.
Son amitié avec la famille Hariri, par exemple, qui a éclaté au grand jour lorsque celle ci lui a « prêté » un appartement parisien en 2007 (!) et a jeté à posteriori un certain trouble sur les liens qu’il avait pu entretenir avec Rafic Hariri lorsqu’il était premier ministre libanais.
À l'issue de son 2e mandat, les habitudes n'ont pas été modifiées :
On sait comment se noua et se conclut la relation « passionnelle » entre Sarkozy et Khadafi.
Ou comment François Hollande, seul, continua à demander jusqu’au bout « le départ préalable d’ Assad » quand bien même les réalités syriennes l’avaient de nouveau rendu incontournable.
De ce point de vue, et paradoxalement, l’arrivée de Macron, dépourvu de « l’historique » du parti néo gaulliste représente une sorte de retour à la normale de la diplomatie française.
Plus généralement quelle fut la part de démagogie et de calcul politicien dans certaines « bonnes décisions » qu’a pu prendre Jacques Chirac ?
Le référendum de 2005, par exemple, n’a certainement pas été entrepris dans l’idée que le « Non » pouvait l’emporter, comme en témoigne l’incompréhension entre le président et l’aréopage de jeunes (pourtant passés au filtre de TF1), lors du débat télévisé du 14 avril 2005.
Même sur le refus de la guerre en Irak en 2003, aussi remarquable soit-il, des ambiguïtés subsistent : a-t-il été uniquement inspiré par des intérêts nobles comme le maintien de la paix et des grands équilibres géopolitiques du Moyen Orient, ou l’opposition à l’unilatéralisme américain ? Ou d’autres raisons moins avouables (proximité personnelle avec Saddam Hussein, démagogie tiers mondiste) ?
Impossible évidemment de le dire, mais le doute est permis lorsqu’on vu par ailleurs le même président rudoyer si théâtralement (et sans grand risque) son service d’ordre (israélien) lors d’une visite à Jérusalem-Est, le 22 octobre 1996, pour apparaître ainsi, à peu de frais, en « héros de la rue arabe ».
Ou prendre inconditionnellement le parti de la guerre américaine contre la Serbie en 1999, pourtant basée sur des prétextes tout aussi discutables que celle d’Irak (des « atrocités » au Kosovo, qui se sont avérées des mises en scènes).
On l’aura compris, l’épanchement national qui a suivi le décès de Jacques Chirac fut largement immérité, quelles que soient les qualités humaines dont on veut bien faire crédit à l’intéressé, et quels que soient les torts de ses successeurs, qui lui ressemblent tellement.
Cet état d'apesanteur dit finalement beaucoup de choses guère optimistes sur la société française, ses médias passionnés par l’accessoire, et sa situation de déni collectif, qui la pousse à faire semblant de regretter Jacques Chirac tout en déplorant la situation actuelle... alors qu'il en est pour partie responsable.
Vous pouvez retrouver les archives électorales du cevipof sur https://archive.org/details/archiveselectoralesducevipof et notamment la profession de foi de Jacques Chirac du 2e tour de 2002 ;
1 Voir Où allons-nous ? (Seuil, 2017), où Emmanuel Todd analyse un « discours codé » semblable, celui des républicains US des années 80, qui visent implicitement les noirs lorsqu’ils parlent "délinquance", "drogue", ou "baisses des impôts fédéraux" (Chapitre 13 Une crise en noir et blanc). Comme souvent, la France copie les USA avec quelques décennies de retard.
2 Pour reprendre la boutade de Laurent Gerra, « UMP, on ne sait même pas ce que ça veut dire. Une merde de plus ? » Et de fait, UMP, au printemps 2002, signifiait « Union pour la majorité présidentielle », rien de plus qu’un label officiel pour les candidats aux législatives soutenant le président. Avant que Sarkozy ne lui donne son orientation « populiste » en traduisant UMP par « Union pour une majorité populaire ».
3 Après avoir longuement hésité entre Jacques Chirac et Philippe Ségin, Emmanuel Todd adresse finalement cette pique à ce dernier dans Après la démocratie (Gallimard, 2008) p28.
12 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON