Petite réflexion pascale
L’histoire des Quakers et autres dissidents protestants
Une des conséquences de l'esprit des Lumières a été de rendre le phénomène religieux purement historique, considéré dorénavant comme dépassé, et appartenant seulement à l'histoire humaine - "l'âge religieux "- et tributaire de certaines circonstances historiques : l'ignorance, la crainte. La Foi est perçue comme "tissue de superstitions", "empire de l'erreur". L'âge religieux correspondrait à l'esprit ignorant et timoré de nos ancêtres. La science, ou bien telle ou telle idéologie, donnée pour science, allait désormais répondre à toutes nos questions. La religion comme opium, drogue destinée à nous faire oublier l'angoisse de notre ignorance quant aux fins dernières, n'aurait plus de sens dès lors que la question des fins ne se poserait plus, ou dès lors qu'on y aurait répondu de façon satisfaisante.
Mais le problème pour les philosophes des Lumières, face à la dissidence religieuse, face à ces "fanatiques" protestants, tient en ceci que la revendication de liberté de ces derniers ne peut pas se distinguer de l'affirmation de leur foi - ils revendiquent la liberté pour leur foi. Il faut donc reconnaître que cette "internationale de la piété" qui va ébranler le monde après avoir bouleversé l'Angleterre, n'était rien moins qu'une nouvelle idée de l'Homme, et de ses droits, pour la première fois brandie à la face des puissants. Oui, ce sont ces simples gens, pourchassés, emprisonnés, exilés, massacrés, et si souvent dénoncés par les philosophes comme fanatiques : ce sont ces reprouvés qui vont souffler ce vent neuf sur les paysages de l'Europe : l'idée des Droits de l'Homme. C'est le mouvement vers le for intérieur de chaque homme qui fixe désormais le lieu du dialogue avec Dieu, c’est à dire moins dans l'Eglise instituée que dans le cœur de chaque être, et qu'apparaît en effet cette idée, propre à soulever le monde, d'un Sujet qu'aucune autorité ne peut prétendre réduire, puisqu'en lui brille une étincelle divine. C'est l'affirmation du caractère sacré, irréductible, inaliénable, du temps intérieur de chaque être. Dieu est à chacun sa part de liberté, affirment tous ces piétistes, quiétistes, quakers et dissidents divers, et les droits de l’Homme sont sacrés parce qu’ils sont d’abord les droits de Dieu ici-bas, qu’ils viennent, justement, de fixer dans un texte. Les « separatists » chassés d’Angleterre, rédigent, aussitôt que débarqués en Amérique, les articles de leur projet de société civile sur le modèle biblique de l’Arche d’Alliance ; cette théorie d’un égalitarisme contractuel appuyé sur la Bible.
Les Droits de l'Homme n'ont donc pas été inventés par les Lumières, mais sont le résultat d'une longue évolution avec des racines dans le christianisme. Plutôt que de vouloir à toutes forces ramener la Déclaration d’Indépendance américaine à notre républicaine Déclaration des Droits de l’Homme, malgré une indiscutable antériorité, mieux vaudrait se résoudre à l’accepter fille de Bill de l’Habeas Corpus de 1679, et des Bill of Rights et Toleration Acts de 1689, aboutissement d’une longue tradition de résistance à la persécution religieuse.
Les faits ne corroborent en rien la thèse de l'historicité du souci religieux. On voit que dans les pays ex-communistes où la religion avait été écrasée depuis des générations, elle se redéploie aussi fervente qu’autrefois. Le souci religieux n’est pas historique. Il est humain. L’homme sait qu’il doit mourir ; et cela seul empêche qu’on veuille raisonnablement éradiquer les religions. L’homme sait qu’il doit mourir. On peut imaginer d’effacer ce savoir, qui est une angoisse, en distribuant à tous les citoyens des calmants comme dans « Le meilleur des Mondes ». Mais alors on efface en même temps la conscience. L’homme est cet animal étrange qui se pose la question du sens et ne trouve pas dans son monde de réponse définitive. Le souci spirituel fait partie de son être. La question du sens n’a pas de réponse sociale ni politique, mais des réponses religieuses, et notre citoyen pourra toujours ricaner sur la religion et se décerveler pour éviter de se poser la question, il n’évitera pas que naissent de lui des générations nouvelles portées à montrer du doigt l’énigme de l’homme.
Si l'on considère le célèbre épisode de l'Evangile où le Christ prend la défense de la femme adultère que la foule s'apprête à lapider, on voit que le Christ fait appel à leur conscience, justement, en proposant que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre. C'est parce que le christianisme accorde une place essentielle à la conscience, qu'il imposera, à l'opposé d’ autres religions, si peu de règles de la vie quotidienne. Dans les Evangiles il n’y a pratiquement rien sur ce qu'il faut manger ou non, sur la façon dont on doit se vêtir, ou sur les rituels qu'il faut accomplir. Le message christique n'a rien à voir avec ce que l'on mange, ni avec les habits que l'on porte ou les rituels que l'on respecte. Le christianisme se contente de se référer à l'esprit du Christ et à son message plutôt qu'à une série de rituels qu'on respecte sans y penser. Là aussi, cette appel à la conscience favorisa, dans la mesure où la morale devient une affaire intérieure, le passage à la démocratie et l'avènement de sociétés laïques.
Bien que l'idée d'une "espèce humaine" différente des autres espèces animales existait dans les civilisation préchrétiennes, avec le christianisme l'idée d'humanité acquiert une dimension nouvelle. Fondée sur l'égale dignité de tous les êtres humains, elle va prendre une connotation éthique qu'elle ne possédait pas auparavant, parce que, dès lors que le libre arbitre est placé au fondement de l'action morale, dans une liberté où nous sommes tous égaux, il va de soi que tous les hommes se valent - au moins moralement. L'idée d'une égale dignité des êtres humains va conduire à faire de l’humanité un concept éthique de premier plan.
L'idée d'égale dignité de tous les êtres humains a donc sa source dans le christianisme, et en ce sens le christianisme a contribué à l'avènement de la démocratie moderne. Paradoxalement, bien que la Révolution française soit fort hostile à l'Eglise, elle ne doit pas moins au christianisme une part essentielle du message égalitariste qu'elle va tourner contre l'Ancien Régime. D'ailleurs, nous constatons encore aujourd'hui que les civilisations qui n'ont pas connu le christianisme ont de grandes difficultés à accoucher de régimes démocratiques.
Note : L’auteur n’pas croyant , mais il n’est pas insensible au message humaniste du christianisme, qu‘il distingue de la Foi et de l‘Eglise.
Sources : John Punshon - A short History of the Quakers. Cambridge 1984
Micheline Ishay - History of Human Rights, Paperback 2008
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