Peut-on s’indigner ou aimer sur commande ?
L’opuscule de Stéphane Hessel, « Indignez-vous ! » a fait un tabac éditorial, à en croire les chiffres de vente diffusés : 500.000 exemplaires auraient été vendus en deux mois. Ça fait rêver !
Sans entrer dans l’analyse des objets d’indignation énumérés par l’auteur, on reste toutefois interloqué par l’injonction du titre. Sauf erreur, il ne semble pas qu’on ait relevé le paradoxe très particulier qu’elle contient.
Le paradoxe de la double contrainte
À la suite de Gregory Bateson, Paul Watzlawick a étudié ce genre de « paradoxe » qualifié de « pragmatique » parce que, à la différence des autres, purement spéculatifs, - comme celui du Crétois qui dit que tous les Crétois sont menteurs - , celui-là entraîne des effets immédiats et perturbants dans la relation d’information : il place celui à qui s’adresse l’injonction, dans l’impossibilité de s’y soumettre et peut entraîner, selon P. Watzlawick, des troubles psychologiques graves qui s’apparenteraient même à ceux de la schizophrénie (1). G. Bateson l’a appelé « the double bind », « la double contrainte ».
Ce type de paradoxe apparaît dans toute prétention à régenter la spontanéité d’autrui qui par nature ne peut se soumettre à l’injonction sans cesser d’exister. Paul Watzlawick cite comme exemple générique une injonction du genre « Sois spontané ! » lancée à quelqu’un. On voit tout de suite le dilemme où elle enferme sa victime :
- ou bien celle-ci essaie d’obéir, mais dans ce cas, elle cesse d’agir spontanément puisqu’elle le fait sur ordre ; elle peut se sentir coupable de feindre et se le faire reprocher.
- ou bien, elle n’obéit pas et elle se le fait aussi reprocher et culpabilise aussi.
Une application dans la relation conjugale, citée par P. Watzlawick, peut ainsi conduire une épouse à reprocher à son mari de ne jamais lui offrir de fleurs. Et le jour où il se présente un bouquet à la main, il s’entend dire qu’il s’y est résolu parce qu’on le lui a demandé. Ainsi, dans les deux cas, la victime fait-elle mal et peut-elle se sentir coupable.
L’amour, un sentiment spontané qui ne se commande pas
Plus généralement, il semble qu’on ne puisse dire à quelqu’un « Aime-moi ! ». Le sentiment amoureux est par essence spontané. L’amour sur commande n’est pas de l’amour mais une obligation d’attentions privilégiées envers une personne. On s’y conforme sans ressentir le moindre élan envers elle et on peut s’en faire le reproche, ce qui contribue à entrer dans une spirale de culpabilisation. Ou, au contraire, on ne s’y conforme pas et on se reproche aussi sa déficience et son incapacité d’être à la hauteur exigée.
N’est-ce pas un problème posé par la religion chrétienne elle-même dont la loi fondamentale tient dans cette injonction « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ! » ? N’est-on pas confronté à l’injonction paradoxale dénoncée par Bateson et Watzlawick, source de culpabilité certaine pour celui à qui elle est adressée ? Aimer implique d’abord un choix, une élection, une prédilection, qui, par voie de conséquence, entraîne qu’on écarte ce qu’on ne choisit pas. Aimer tout le monde, n’est-ce pas n’aimer personne ?
On retrouve ce même paradoxe dans la « Bienvenue » souhaitée à tous à l’entrée d’un supermarché : si tout le monde est « bienvenu », c’est qu’en fait personne ne l’est. Car, là aussi, un souhait de bienvenue implique par essence qu’on le réserve à certains et le refuse à d’autres.
De là à penser que la loi fondamentale de la religion chrétienne est fondée sur un paradoxe susceptible de culpabiliser obligatoirement ses fidèles, il n’y a qu’un pas. Mais ce n’est pas nouveau que de constater que la culpabilité est un instrument efficace de gouvernement des hommes. Elle les mine intérieurement, les fragilise, les déstabilise, les rend réceptifs à toute promesse qui les délivrera de ce remords intérieur ravageur.
L’indignation, un sentiment aussi spontané qui ne se commande pas
L’indignation n’obéit-il pas aux mêmes règles de fonctionnement ?
1- La double contrainte dans la relation interpersonnelle à fort investissement affectif
La spontanéité caractérise aussi l’indignation : des actes, des situations suscitent sans prévenir un mouvement de rejet chez l’intéressé comme une nausée soudaine, qui peut s’exprimer sur différents modes, de la colère la plus froide aux éclats les plus violents. Mais en aucun cas, l’indignation ne peut se manifester sur commande. Ou alors cette réaction n’est que simulée pour obéir à l’injonction donnée. On fait des efforts pour juger intolérables les actes ou les situations désignées comme telles, mais qu’on supportait très bien jusqu’ici. Le « patient » est confronté au même dilemme décrit plus haut quand la spontanéité est prescrite :
- ou bien il ne trouve pas matière à s’indigner et culpabilise de ne pas réagir comme il faut à l’ordre donné ;
- ou bien il s’indigne, mais conscient de simuler, il se sent coupable aussi de se conduire devant l’autorité en simulateur et dissimulateur.
2- La double contrainte dans la relation publique et médiatique sans investissement affectif
Est-ce l’ambivalence de la double contrainte exprimée par l’injonction « Indignez-vous » qui a contribué au succès du livre de Stéphane Hessel ? Car le contexte public et médiatique où elle est ici formulée, différe du contexte privé où elle sévit le plus souvent : dans celui-ci, au sein de la famille, de l’entreprise, d’une religion ou même d’un parti, les relations connaissent un intense investissement affectif et la victime sous contrôle permanent n’a aucun moyen d’ échapper à la sanction dans les deux cas de figure, qu’elle se soumette ou non à l’injonction de spontanéité.
L’injonction de Stéphane Hessel, au contraire, n’implique aucune relation affective intense entre lui et ses clients potentiels, quelque autorité morale qu’il puisse exercer en raison de son histoire personnelle. Qu’ils lui obéissent ou non, n’a aucune importance ! Ils ne sont pas dans un face-à-face comme mari et femme, parents et enfants, patron et employé, qui sanctionne quotidiennement l’impossible observation de l’injonction paradoxale.
Au contraire, feindre d’obéir en commençant par acheter son livre peut avoir deux effets gratifiants : 1- se donner bonne conscience à peu de frais, comme avec tout leurre d’appel humanitaire puisqu’en ne s’indignant pas, on ne peut se faire reprocher sa simulation et sa dissimulation par quiconque ; et, mieux encore, 2- se valoriser aux yeux des autres puisque, sous leur pression, on se conforme à l’opinion du groupe qui approuve cette injonction d’indignation d’autant mieux qu’elle n’engage à rien.
N’est-ce pas ce recours au mécanisme pervers enclenché par la double contrainte qui devrait alors susciter l’indignation ? Dans une relation affective interpersonnelle, elle est génératrice de culpabilité et de troubles psychologiques puisqu’on ne peut s’y soumettre. Et lancée à la cantonade en public, elle incite les individus à l’hypocrisie collective. On se gardera toutefois soi-même de tomber dans ce travers et de formuler la moindre injonction : ce serait une nouvelle « double contrainte ». À chacun de s’indigner ou non s’il le juge bon, mais en sachant que dans l’un et l’autre cas on prend ses responsabilités ! Paul Villach
(1) Paul Watzlawick, J. Helmick Beavin, Don D. Jackson, « Une logique de la communication », Éditions du Seuil, 1972.
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