« Plein de l’idée de Dieu ». Impressions d’Iran
Gobineau, le meilleur guide
Le dernier séjour privé en Iran aura rempli le mois de février, et compris Téhéran et la ville centrale de Yazd, célèbre par ses antiquités et ses tours ventilées, que décrit le comte de Gobineau. Le but de l’auteur de ces lignes n’est que de faire partager des impressions recueillies auprès d’étudiants, de jeunes enfants dans des classes d’enseignement précoce du français dans le nord de la capitale, de lycéens et de leurs maîtres dévoués dans cette autre ville qui évoque le nom persan de la divinité : Yazdan. Les principales conversations sont celles tenues avec les amis de la radio et de la chaîne de télévision francophone. Le spectacle de la rue fait le reste.
La mention de Téhéran-nord ne doit point faire déduire, selon l’observation du journaliste Ahmad Nokhostine qui rappelle toujours le plaisir qu’il eut d’interviewer son confrère et publiciste « gaulliste » parisien Paul Marie de la Gorce, que nous rencontrâmes aussi à Strasbourg, après la révolution américanisée gaullicide de 1968, que la capitale se divise ainsi en privilégiés ou affairistes des beaux quartiers du Nord et un Sud populaire encadré par les tribuns religieux. La religion est d’abord le tout de l’Iran, et c’est le cas de redire ce propos du moraliste français La Rochefoucauld que l’hypocrisie est dans ce pays l’hommage que le vice rend à la vertu, car, pour redire ce mot de notre ancien ambassadeur à Téhéran auprès de Nasredine Shah et ami de Richard Wagner : « Tout ce pays est plein de l’idée de Dieu. La décrépitude, la vieillesse, la corruption extrême, la fin, enfin, est partout, dans les institutions, dans les mœurs, dans les caractères, mais cette constante et absorbante préoccupation sacrée ennoblit singulièrement toute cette ruine ». 1
Le centre et le sud de la métropole iranienne sont aussi riches mais plus religieux, et notamment les Bazaris. Leur acquiescement à la constitution islamique a toujours été accordé et si jamais un intriguant, ou pour être plus exact, un ambitieux acquis aux idéaux du pays des subprimes, un semi-Madow voulait prendre le pouvoir, il ne le pourrait qu’à la faveur d’une dissimulation, comme un diable couvert des défroques d’un moine. L’Imam Khomeiny en évoque la perspective dans son testament politique, en des termes que nous ne pouvons rapporter tant ils sont incisifs, mais cela restera, espérons-le, inch’Allah, un argument d’école.
Dans toute idée entendue comme opinion doit entrer une part de représentation ; et c’est celle-ci qui fait le plus défaut aux contemporains qui sont tenus dans le cercle non pas exactement fermé, mais bien continuellement contrôlé de l’information. Ceci va jusqu’au point de ne pouvoir assister ou participer à un événement qu’accompagné d’un cadre informatif qui vous dicte, ou du moins suggère ou limite, par des stimuli vos réactions adéquates. Cet hiver nous a ainsi présenté des morts et des blessés arabes dans des mouvements aux mots d’ordre dictés par des médias et ce n’est pas un des moindres paradoxes que de voir aux larges des côtes libyennes deux bâtiments de la flotte américaine dont les marines, depuis le début du 19e siècle, célèbrent dans leur chant la victoire sur les anciens pirates libyens, se présenter comme des auxiliaires de la libération d’une tyrannie à laquelle s’oppose un peuple sans tête et une résistance sans armes politiques.
Manifestations téhéranaises
Il y a ceci de bien ordonné dans ce pays si décrié par les hommes du jour, et par les femmes semi-savantes ou le troisième sexe, que les manifestations de l’opposition prétendue au gouvernement y sont annoncées sur les sites Internet depuis plusieurs mois. Je fus donc averti d’avoir à rentrer de la radio où je participais à des tables rondes, en début d’après-midi, à mon merveilleux hôtel portant le nom du Paradis. Cette manifestation où deux jeunes hommes, dont un Kurde, devaient tomber sous le coup des forces de l’ombre, et non pas de l’ordre, était perceptible, à voir s’étaler le nombre de motos et de filles presque juchées en amazones. Elles tranchaient avec celles que je voyais au défilé anniversaire de la victoire qui mit fin à la servitude imposée en août 1941 à l’Iran de Reza Shah, victime d’une invasion anglo-soviétique, devenue très rapidement occupation anglo-américaine. L’Iran a vécu un cauchemar à cette époque, d’autant plus vif que la première occupation anglo-indienne des années 1915 donna lieu à des épidémies inconnues jusque là, comme cette syphilis ravageuse dont nous entretenait, à notre retour, un collègue iranien versaillais rencontré avec son épouse germaniste à Yazd, dans un superbe jardin. Tout cela bien entendu pour assurer la victoire du droit contre la barbarie qui, à cette époque, était représentée par l’alliée de l’Islam en Europe, la patrie des deux Empereurs, du Kaiser Guillaume et de François-Joseph.
Au défilé anniversaire, les visages jeunes étaient nombreux, la foule étirée en assez grand nombre sur les boulevards, mais l’expression des femmes était celle du regard populaire, simple, confiant et volontaire. L’on pense bien sûr à cet éloge des Iraniens par Gobineau qui voyait aussi leurs défauts communs aux autres Européens, et auquel plaisait ce caractère sobre, laborieux et intelligent guidant ou régulant l’action.
Un aimable et érudit philologue, Algérien berbère, ci-devant fonctionnaire à l’Unesco et maintenant résident permanent à Vienne, qui m’introduisit à l’université pendant la prière du Vendredi, m’a fait observer que tous les participants n’étaient point là par obligation religieuse, comme on s’attendrait à voir remplir un devoir d’assistance aux offices car la tradition chiite ne veut point se lier à une autorité qui pourrait être aussi méprisable sous un air musulman, que celle du fameux calife Omeyade Yazid exécré pour avoir fait périr avec une partie de sa famille le bienheureux martyr et petit fils du Prophète, Hussein.
La liberté est dans le jugement du croyant et donc cette foule iranienne qui entend le sermon de la prière du Vendredi est là volontairement ; ce qui impressionne le spectateur c’est une auto affirmation de l’âme musulmane du peuple. Et cette religiosité se retrouve, à quelques exceptions près, chez ceux que j’ai rencontrés et tranche avec cet athéisme superstitieux qui fait l’esprit fort ailleurs.
La tâche de ceux qui veulent édifier un univers globalisé, comme y pressent les ateliers maçonniques de toutes obédiences, s’annonce ardue et l’on ne s’étonnera pas de lire de très récentes déclarations de Zbigniew Brzezinski sur ce qui est précipitamment et étourdiment nommé partout révolution arabe, de vouloir porter le feu de pareille contestation de peuples mis en état de révolte, comme on devrait plutôt dire, dans l’Iran islamique trentenaire.
Mais laissons cet émule d’Alexandre ou l’« Alexandre de Varsovie », ronger son frein et profiter des dons de Saturne pour mieux vieillir et contempler son œuvre impériale états-unienne germer partout, tantôt à visage afghan dévastateur, tantôt démocratiquement corruptrice et retournons à Téhéran : il s’y rencontre une certaine naïveté dans l’importance attribuée aux courants existentialistes, à Simone de Beauvoir ou Jean-Paul Sartre, encore qu’un regard extérieur sur notre pays redonne à nos compatriotes un sentiment d’être reconnus et honorés, comme une marchandise reçue à prix avantageux.
L’éloge est cependant réel et il y a un bénéfice pour la France de se voir ainsi survivre dans l’esprit d’une jeunesse, alors que tout conspire aujourd’hui contre sa culture péniblement préservée par une élite marchant dans le désert d’une génération sacrifiée sur l’autel de l’illusion mercantile.
Voyage à Yazd
Chacun célébrait la cité antique devant moi et je conseille en effet de prendre le chemin de fer bien plus confortable que le nôtre et surtout bénéficiant d’un déjeuner bien servi et gracieusement offert aux voyageurs. Le désert est apparent, et la réalité imposante est celle de montagnes d’où des canaux nommés kariz partent pour arroser les cités. Yazd est donc une ville semblable à celles d’Asie centrale, à la végétation d’un vert si intense que le vertige de la vie abondante vous saisit dès votre arrivée.
L’étudiant iranien est curieux et ne semble parler que pour traiter d’un sujet déjà mûri avec ses camarades. Le lycéen m’est plus familier, et ici chacun, comme en Allemagne, s’étonne que la philosophie soit enseignée si précocement au pays des droits de l’homme, que l’on dirait mieux celui des idéologues. La religion est en effet une sorte d’humidité en Iran qui empêche la sécheresse du cœur, et elle donne en revanche de l’audace aux jeunes garçons, car le lycée de Yazd rappelle mon enfance et mes classes de préparation où les filles vivaient loin de nous dans un rêve et non pas dans le voisinage d’une provocation peu naturelle, impropre à l’idéalisme sentimental.
J’observe que la France politique est connue, que la trace de la colonisation sur la situation de l’immigration est comprise, et tant d’autres problèmes de droit qu’il serait ici non pas superflu, mais peut-être délicat de traiter, surtout en matière de liberté d’expression ; les maîtres iraniens en informent les lycéens. Le rapport entre enseignants et « apprenants », pour user du lexique pédagogique actuel, est plus proche de l’Europe que de notre pays. Il repose sur un sentiment communautaire et même si, comme à Téhéran, j’ai pu parler avec la fille d’une élève en privé, âgée de 15 ans et épuisée par le programme d’un enseignement délivré particulièrement à des surdoués, il ressort de cette atmosphère générale de l’enseignement une victoire incontestable du jeune Iran, aux conséquences heureuses dans un temps « qui confond les phénomènes du monde physique et moral, du naturel et du surnaturel », selon l’observation de Charles Baudelaire, de 1855, sur le Français qui ; selon ses termes, « est tellement américanisé » ! 2
L’Islamisme iranien
Ce que l’étranger trouve en Iran, est à l’image de son esprit. Chicaneur ou inconstant, il épuise son érudition, comme nous l’avons constaté, à tirer du Chiisme qui est une vision métaphysique ou complète - l’Allemand dirait une Idée, de l’Islam, mais Idée au sens justement philosophique d’être vivant - des recettes de dissimulation, de double-tiroir dans le coffre de la pensée. Il relèvera que tel personnage encensé le matin est exécré le soir, mais il entendra aussi la voix populaire qui se retrouve en écho dans l’instinct des conduites : à cet égard une opposition dans ce pays démocratique, qui est aussi insaisissable que l’est toute démocratie dans un pays immense, a déçu, car ses chefs manquent de poids, tandis que le gouvernement accumule des résultats, et l’on pourrait, en reprenant les belles paroles d’Ernest Renan dire de toute pensée extrême ce qu’il reprochait à l’aristocratie légitimiste de France, à savoir qu’elle « refuse à la société ce qu’elle lui doit, un patronage, des modèles et des leçons de noble vie, de belles images de sérieux ». 3
En revanche, l’excitation internationalement entretenue contre le chef politique du gouvernement, soulève un scepticisme ; et les réactions majoritaires que nous avons entendues sur la place téhéranaise Enqelhab ou de la Révolution, n’ont rien de l’instinct révolutionnaire que nos société absorbent comme des drogues de week-end le sont par notre jeunesse usée avant d’avoir réellement vécu.
Je terminerai, à l’adresse de mes compatriotes, par cette citation du comte Gobineau dans son chapitre sur « L’islamisme persan », dont ce voyage sera la confirmation : « Ce qui reste certain, c’est que l’esprit critique, de recherche et de discussion suscité dès les premiers jours, par Mahomet lui-même, ne s’est jamais perdu. C’est là de la vie plus ou moins bien employée, mais c’est de la vie. On en voit aujourd’hui encore, en Perse, des manifestations fort accusées dans les contestations des trois partis principaux qui se divisent le clergé et les fidèles, et se partagent l’orthodoxie shyyte ». 4
L’arbre de Yazd
A peine étais-je entré dans l’antique Perside,
Près du foyer igné où brûle l’esprit pur
Que Zoroastre veut symbole d’altitude,
De grandeur, mais brûlant jusqu’au bois le plus dur,
Qu’en une rue de Yazd un arbre vert riait,
Comme un vieillard enfant agitant ses ramures,
En tenant haut ses branches où chacun oubliait
Le cercle du désert et ses noires aventures.
Aussitôt un jeune homme au visage apaisé,
Parlant d’un ton de foi, soigneux et réservé,
Désigne la montagne et l’effort imposé
A l’eau de parvenir jusqu’au point observé
Dans des caves étendues, sous des tours ventilées,
Faisant de ces kariz l’angle du Paradis,
Par des voies cachées à la terre mêlées !
Et je sais maintenant ce que, Iran, tu dis,
Par les mots de Jardin, près de tours simples et blanches,
Que tissent en tapis les mains toujours fidèles
A Dieu le Créateur qui les suit dans leurs tâches !
C’est le miroir de l’âme aux ailes éternelles ;
Elle dévale des cimes et se mêle partout,
Ainsi qu’on voit l’Alborz dans son sommeil neigeux,
Quelle que soit la saison, épuiser jusqu’au bout
Sa faculté d’éclat, sous un ciel ombrageux !
C’est donc là le secret que recèle la ville
Qui apparaît sereine à l’Ange qui y veille !
Notes
(1) Lettre de 1856 au diplomate et philologue, le comte Prokesch - Osten, natif de Graz en Styrie, citée dans l’ouvrage de Ludwig Schemann « Gobineau, eine Biographie », Premier tome « Jusqu’au second séjour en Perse », Strasbourg, 1913, Editions Karl J. Trübner, Troisième chapitre, p. 513.
(2) « Le pauvre homme (le poète et critique d’art entend ce que l’on nommerait le Français moyen) est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et moral, du naturel et du surnaturel » Charles Baudelaire dans Exposition Universelle, 1855, Beaux-arts, Club fr. du Livre
(3) Revue des deux mondes, 1869,1er novembre, p. 100 et suiv., cité par Ludwig Scheman, ouvrage cité, tome I, p. 143, note 1.
(4) Les Religions et les philosophies dans l’Asie centrale, écrit à Athènes en 1867, « Comte de Gobineau, Pages choisies », Paris, 1905, p. 269.
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