Politiques de la diversité : quelle conception de l’humain ?
M. Yazid Sabeg, Commissaire à la diversité et à l’égalité des chances, souhaite promouvoir la diversité, notamment grâce au recours aux statistiques dites « ethniques ». Lancer ce débat, alors que la France est relativement isolée au niveau international au sujet des minorités, est une bonne chose. Il est cependant nécessaire de dépasser les arguments traditionnels sur cette question. En effet, s’il est facile de s’accorder sur l’idée de promouvoir la justice sociale indépendamment des origines des individus, le recours à certaines méthodes relève d’une certaine vision de l’humain. Or, c’est au nom d’une vision résolument progressiste de l’humain - et non d’une vision conservatrice de la République - qu’il faut s’opposer au projet d’autoriser les statistiques ethniques.
Il n’est pas question de nier ici la richesse que constitue la diversité humaine. La confrontation pacifique à l’Autre forme et permet d’évoluer sans cesse. La diversité est une affaire d’identités dynamiques, qui ne cessent de se transformer. Les cultures par exemple sont vivantes, et une culture donnée s’enrichit, se développe aussi grâce au métissage, plus ou moins conscient. Cette réalité peut être transposée à l’individu. Une personne, selon le mot de Nietzsche, devient tout au long de sa vie, ce qu’elle est. La richesse de l’existence vient du fait qu’entre deux âges, les expériences vécues pourront bouleversé nos convictions, notre mode de vie, et peut-être ce que nous considérons être notre identité. Ou du moins nous devrions disposer d’une certaine liberté de nous penser différemment : après tout, l’apostasie n’est pas punissable.
Nombreux sont les observateurs bien informés du monde contemporain qui savent que l’instrumentalisation des identités, après celle des religions, des nationalismes et des idéologies, à des fins politiques ou économiques, pourrait être le mal du XXIème siècle. L’individu doit certes pouvoir se revendiquer d’une identité s’il le souhaite, mais une identité se construit aussi en opposition à une autre. Or quand l’identité comble un vide existentiel, le désir de nier l’Autre n’est jamais loin.
Sans en arriver à de tels extrêmes, la spirale de la lutte pour la reconnaissance risque de mener à une véritable décomposition sociale, « au mauvais infini » de Paul Ricoeur[1], sur la base de sentiments d’appartenance plus ou moins spontanés. Car la discussion sur l’identité masque des enjeux sous-jacents très classiques. En effet, à un niveau « objectif », les inégalités économiques et sociales se sont aggravées ces dernières décennies ; à un niveau plus « subjectif », on constate la double frustration de ceux qui sont exclus ou se sentent exclus d’une société qui invite pourtant à la libération (économique) et à la reconnaissance de tous[2]. La recherche identitaire comble un manque, crée du sens, là où la perspective du « progrès » fait défaut. La libre définition d’une personne par elle-même ne résout donc rien. Interroger un individu sur son identité peut même comporter une certaine charge de violence symbolique. L’inconscient, d’accès délicat, nous amène également à questionner la simple possibilité pour un individu de se connaître et se définir lui-même[3].
Compte-tenu de la réflexion qui précède il ne paraît pas responsable d’engager un chantier visant à promouvoir juridiquement des individus sur la base d’identités. Il ne paraît pas acceptable d’enfermer des individus dans des catégories, quand bien même cet enfermement symbolique - mais aussi juridique - serait volontaire.
En revanche il est indispensable de s’efforcer de fournir à chacun et de bonne foi les mêmes capacités à agir indépendamment de l’origine sociale, nationale ou ethnique[4]. Ainsi, les homosexuels ne doivent être promus en raison de leur orientation sexuelle mais l’Etat devrait garantir le respect, pour tous les individus majeurs et consentants, y compris les homosexuels, du droit de contracter un mariage ; de la même manière, un « noir » pauvre ne devrait pas être aidé du fait de son origine, mais précisément parce qu’il est pauvre et que cet état l’empêche de pouvoir se réaliser pleinement.
L’Etat est tout à fait en mesure de répondre à ces problèmes réels. Des actions fondées sur l’identité, outre le possible développement des réflexes racistes qu’elle pourraient susciter, pourraient être le prétexte de l’inaction gouvernementale dans les domaines économiques, sociaux, éducatifs. L’élaboration d’un plan d’action national contre les droits de l’Homme, réclamé depuis 2001 par l’ONU, devrait par conséquent être accompagné des mesures économiques et sociales mieux ciblées grâce à une politique résolument redistributive et une politique de la ville rénovée. La crise que nous affrontons devrait constituer une opportunité pour repenser notre pacte sociétal plutôt que d’encourager, alors que les risques de tension s’exacerbent, le repli de chacun sur soi au nom d’identités juridiquement inopérantes, voire dangereuses."
[1] Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance (2004)
[2] Axel Honneth, La société du mépris (2004)
[3] Judith Butler, Le récit de soi (2007)
[4] cf. en particulier les travaux du Prix Nobel d’économie Amartya Sen
A lire aussi sur http://ekaminski.blog.lemonde.fr/
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