Ponctuation

Les poings dans les poches, je regarde mon clavier suspendu au plafond. Au cœur d'un abîme sans fond, je m'interroge sur ces petits signes qui à l’instar du clignotant sur les automobiles ne servent qu'à montrer la direction que vous entendez donner à votre conduite sémantique. Le permis à points s'impose désormais pour châtier fautes et sorties du contexte, incartades et apartés, prise de gueule ou parenthèses enchantés.
La phrase à force de passer dans la machine à simplifier de la novlangue se réduit le plus souvent à son triptyque fondateur : sujet verbe complément. Mettre seulement les points sur les « i » permettrait de gagner de ce temps qui pour beaucoup se prive de sa redoutable concordance. À force d'évoquer les gestes barrières, c'est dans les écrits que le bulldozer de la pensée réductrice a abattu tout ce qui faisait diversion ou ponctuation.
La créolisation de la langue n'a pas besoin de point d'attache. Une langue qui ne fait plus souche n'a guère besoin de racines ni de gréements. C'est le nivellement par le bas qui suppose la mort des points interrogatifs ou exclamatifs. L'émoticône remplira ce rôle d'autant plus aisément qu'elle permet de prémâcher votre propos en surlignant l'ironie, en soulignant la dérision, en annonçant le second degré, toutes ces libertés accordées autrefois au lecteur qui se targuait de donner du sens au-delà du texte.
La ponctuation n'est pas carcan mais bien au contrainte, espace balisé pour offrir toutes les interprétations possibles. C'est sans nul doute ce qui effraie ceux qui font table rase de cet héritage d'un passé nécessairement révolu. La marche du progrès sacrifie ces petits signes qui ne sont même pas indiens. Le point-virgule comme les deux points ont l'outrecuidance de réclamer une pause au cœur même de la phrase ; un luxe qui n'est plus de mise dans cet univers de l'immédiateté.
Il est désormais mal vu de pondérer, de jouer de la nuance, de peser le pour et le contre, de ne pas opter pour une pensée radicale. La ponctuation vous place dans le clan des débatteurs, des palabreurs, de ceux qui écoutent, tiennent compte de l'avis de l'autre, nuancent le leur, font effort d'écouter et de comprendre.
Ce qui se trame à l'écrit n'est que la préfiguration d'une transformation radicale de nouvelle communication, si bien mise en exergue par nos responsables politiques. Il ne s'agit plus de répondre à une question, le fameux point éponyme doit s'incliner devant ceux qui de toute manière se passeront de répondre pour noyer le poisson. Il est hors d'usage désormais de trouver le consensus, la forme même de cette République assure la prédominance d'une pensée unique et indiscutable. Le point d'exclamation relève du propos impératif du chef tout comme du désespoir de ceux qui n'auront jamais droit au chapitre.
La dérive la plus spectaculaire consiste à faire réserve de ces petits signes qu'on boude ostentatoirement pour soudainement les accumuler en bout d'une réplique qu'il convient de souligner par sa surcharge pondérable. Le point d'exclamation semble destiné à vivre en triplettes pour donner du talent à des mots qui ne savent plus jouer du lyrisme. La ponctuation change de rôle, elle devient signe graphique, décor festif d'une phrase qui se pare de guirlandes de signes.
Bientôt nous passerons à la couleur, aux signes clignotants, aux bruitages associés aux derniers signes qui seront conservés. L'écrit devient une forme picturale, chamarrée, incongrue, discontinue qu'on surcharge encore avec la fameuse écriture inclusive qui sonne l’hallali. À ce petit jeu, le point risque fort de devenir fatal.
À contre-point.
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