Que Dominique Strauss-Kahn fût considéré en France, sinon aux quatre coins de la planète, comme l’un des hommes politiques les plus brillants de sa génération, et non seulement pour ses incontestables compétences en matière de finances ou d’économie, c’est là un fait sur lequel tout le monde, ses amis proches comme ses ennemis idéologiques, s’accordent.
Cette unanimité se base, du reste, sur un parcours politique jalonné, depuis une vingtaine d’années, par les plus hautes fonctions au sein de l’appareil d’Etat de l’Hexagone : nommé, en 1991 déjà, sous la présidence de François Mitterrand et le gouvernement d’Edith Cresson, Ministre de l’industrie, puis désigné, en 1993, sous le gouvernement de Pierre Bérégovoy, Ministre du Commerce Extérieur, c’est en 1997, tandis que Lionel Jospin était le Premier-Ministre, en pleine cohabitation, de Jacques Chirac, qu’il atteindra le sommet de sa carrière nationale puisqu’il fut alors le très puissant locataire d’un triple ministère, expressément taillé, pour lui, à la mesure de ses capacités managériales tout autant qu’à ses ambitions politiques : Ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie… rien que cela !
C’est dire si le Parti Socialiste commit une erreur magistrale, lors des primaires de 2006, lorsqu’il choisit la plus médiatique Ségolène Royal, au détriment du très solide Dominique Strauss-Kahn, en guise de candidat à l’élection présidentielle de 2007, que gagna alors haut la main un Nicolas Sarkozy particulièrement satisfait d’avoir vu son adversaire le plus redoutable ainsi évincé de la course : preuve en est qu’encore aujourd’hui, cinq ans après pareil gâchis pour la gauche française, c’est toujours DSK, directeur général du FMI depuis 2007, qui s’avère, dans tous les sondages comme dans tous les cas de figures, le plus probable, et de loin, des futurs présidents, en 2012, de la République…
Mais, voilà, le pire, en cette funeste nuit du 14 au 15 mai 2011, est malheureusement arrivé : ce même Dominique Strauss-Kahn, que tout le monde voyait déjà à la tête de la France, vient de se faire appréhendé à New York, arrêté en plein aéroport et emmené manu militari dans un sordide commissariat de Harlem, pour une obscure affaire de mœurs… une histoire de sexe de bas étage malgré ce fait qu’il aurait été commis, à l’encontre d’une femme de chambre âgée de 32 ans, au sixième et dernier étage d’une suite d’un luxueux hôtel de Manhattan.
Et, certes, les faits, s’ils sont avérés, sont graves : agression sexuelle, tentative de viol et séquestration de personne ; une cascade de délits qui, cumulés, ferait encourir à DSK, ainsi que le stipule le très strict et même très puritain code pénal américain, entre 30 et 50 ans de prison !
Soit : inutile de pérorer ici sur la véracité, ou non, de ce drame ; de se lancer en de vaines hypothèses au sujet d’un supposé complot ou de s’engager en de tout aussi stériles débats à propos de faits dont on ne sait encore rien de précis et sur lesquels, par conséquent, l’on pourrait légitimement émettre, jusqu’à preuve du contraire, de sérieux doutes.
Mais une chose, toutefois, ne laisse de heurter, en la circonstance, ma conscience d’homme libre et attaché, plus encore qu’à toute autre valeur morale, à la dignité humaine : pourquoi avoir eu l’abjecte et cruelle indécence d’exhiber ainsi face aux caméras de télévision et les flashs des photographes du monde entier, avant même que toute vérité des faits ne fût établie, un Dominique Strauss-Kahn manifestement épuisé par des heures d’interrogatoire, humilié publiquement et menotté, entouré de deux policiers le retenant par les bras, tel un vulgaire criminel, sinon un violeur aux allures de monstre ?
Cette image-là, aussi révoltante que répugnante, franchement choquante et surtout en tous points contraire à cette présomption d’innocence dont la justice (y compris américaine) se gausse tant, suffit, à mes yeux, sinon à le disculper a priori, du moins à attirer, sur lui, toute ma compassion, cette « tendresse de pitié » dont parlait si bien, en des termes admirables, le grand Albert Cohen.
Davantage : comment ne pas songer là, devant pareille tragédie humaine, à ces terribles mais justes mots de François Mitterrand lorsqu’il s’en prit directement, dans l’oraison funèbre qu’il prononça face à la dépouille de Pierre Bérégovoy, qui ventait de se suicider tant il avait été lui aussi accablé des pires ignominies, à ces « chiens » auxquels son ami de longue date avait été lâchement livré en pâture, sans le moindre égard pour son honneur même ?
Ainsi, qu’on rende au moins à DSK, avant son éventuel procès, sa liberté conditionnelle : c’est la moindre des choses pour un homme dont la culpabilité n’a pas encore été démontrée, loin s’en faut !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
* Philosophe, écrivain, auteur de « La Philosophie d’Emmanuel Levinas » et « Philosophie du Dandysme » (essais publiés aux Presses Universitaires de France), professeur à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège et au « Collège Belgique », sous l’égide de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique et le parrainage du Collège de France.