Pour tenter de sauver leurs options menacées, des lycéens albigeois livrent de leur révolte une superbe chorégraphie
Un inspecteur pédagogique avec sa morgue a-t-il jamais reçu de lycéens une pareille claque ? Ce n’était pas une claque pour l’applaudir qui l’attendait au lycée Bellevue d’Albi dans le Tarn, il y a quelques jours, mais une scène de cauchemar dans laquelle le pire des rôles lui avait été réservé : le sien ! (1)
On sait que la suppression d’une dizaine de milliers de postes à la rentrée prochaine jette depuis plusieurs semaines dans la rue des lycéens par milliers. Ceux d’Albi viennent de donner une forme inédite à leur révolte : ils ont imaginé une chorégraphie pour protester contre la suppression de leurs options que va inévitablement entraîner la diminution des postes, comme arts plastiques, théâtre, russe ou italien.
Une haie de honte
Le long d’un couloir sans fin de leur lycée construit apparemment comme une de ces barres HLM hideuses, ils se sont alignés, garçons et filles, tous les cinq ou six mètres, de manière à faire une haie non pas d’honneur, mais de honte au représentant de l’ordre pédagogique venu en inspection. Vêtus de noir, adossés impassibles à la muraille, ils tiennent chacun une bougie allumée à la main. Et quand l’inspecteur, accompagné du proviseur, se présente à l’entrée, l’interminable couloir obscur prend des allures de piste d’atterrissage balisée dans la nuit de flambeaux.
Filmés de dos à leur insu sans doute, les deux hiérarques remontent alors lentement le couloir. Indifférents, ils avancent entre les élèves et leur flamme. Dans un silence de mort, leurs pas seuls résonnent sur le carreau. Mais, à leur passage, comme s’il était mortifère, les élèves, un à un, soufflent leur bougie, laissant après eux longtemps fumer la mèche. La tension est palpable. On attendrait de ces hiérarques qu’ils sortent de leur indifférence. Mais, non, pas un mot, pas un geste de leur part ! Ils continuent d’avancer, aveugles, obstinément, feignant de ne rien voir ! Tout juste saisit-on un échange furtif entre eux qui ressemble à un ricanement. Parvenus au bout du couloir que leur passage a obscurci, ils s’éclipsent alors sans demander leur reste.
Une charge symbolique intense
Cette chorégraphie tire sa force d’une opposition saisissante entre une économie de moyens et une charge symbolique intense, tant se bousculent à l’esprit les intericonicités autour du couple antinomique de la lumière et des ténèbres.
Les silhouettes sombres et les deux rangées lumineuses dans la pénombre de ce couloir sinistre dressent bien sûr un décor funèbre comme une allée menant à une chapelle ardente. Mais on est en pays albigeois. C’est plutôt à une cérémonie médiévale d’exorcisme que l’on pense, comme au temps où on brûlait les hérétiques. Inspecteur et proviseur entre les flammes s’avancent en prêtres-bourreaux vers le bûcher qu’on s’attend à voir dressé au bout du couloir : mais c’est pour y brûler la qualité du service public d’éducation.
L’action qui se déroule, quant à elle, met aux prises, dans une distribution résolument manichéenne des rôles, les deux forces en présence. D’un côté, les élèves, une bougie à la main sont les métonymies d’enfants qui, dans leur soif de savoir, littéralement « déclarent leur flamme » à l’école. De l’autre, inspecteur et proviseur, hommes de pouvoir et monstres froids, les méprisent : ils font penser à ce barbare à cheval sous les sabots duquel l’herbe ne repoussait pas, faisant le désert sous ses pas : dans la plus grande indifférence, ils éteignent en chacun la flamme qui l’anime, brisent tout élan, tuent l’espoir, et étendent négligemment les ténèbres autour d’eux. En fait, ce n’est pas exact, la métonymie de l’extinction de la bougie est encore plus perverse : ils ne se donnent même pas la peine de l’éteindre, ils contraignent chaque enfant à le faire et à rester sur sa soif de savoir qui brûle en lui.
"Mozart assassiné"
La flamme dont est porteur chaque élève avec ses prédispositions est ainsi éteinte cyniquement au passage de l’institution qui s’en moque quand sa mission au contraire serait de la protéger comme on défend une flamme de ses mains ouvertes contre les sautes de vent. On songe à Saint-Exupéry dans Pilote de guerre méditant dans un train bondé d’exilés : son regard s’arrête sur le front d’un enfant serré contre sa mère : « Ce qui me tourmente, écrit-il, [...], c’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné. »
Théâtre, comédie ! vitupéreront certains en haussant les épaules. Ils auront tort. Une telle chorégraphie ne peut puiser sa force qu’aux racines d’une révolte profonde qu’on serait bien inspiré de ne pas mépriser. Paul Villach
(1) Voici les deux vidéos « Sauvons nos options - Acte 1 - Acte 2 » réalisées par les élèves du lycée Bellevue d’Albi
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