L’indignation est bien portée en ce moment. Les indignés ont accès aux médias et y développent leur indignation et leurs indignations. Dire que tout va mal, dire que le monde tel qu’il est est haïssable, dire que cet état du monde dépend de certains humains au comportement inhumain… ne dit pas ce qu’il faut faire pour réduire la souffrance. Pour beaucoup, cette indignation est nécessaire parce qu’elle est un fondement de l’action révolutionnaire. Mais, elle n’est pas suffisante. Telle qu’elle s’exprime actuellement, au contraire d’être un soutien de l’action, elle est l’excuse et l’énoncé d’une prétendue impossibilité d’action, et d’actions. Loin d’être de gauche comme tout le monde le croit, elle est insignifiante. Les chiens aboient, la caravane passe. Il faudrait renouveler des praxis de gauche, alliances d’actes et de pensées. Imaginer, en actes, les formes de vie et de relations humaines que nous voulons. Et déranger le réel, au lieu de seulement le craindre et le haïr.
La signification du texte de Hessel et de son succès commence à être dite : cet « indignez-vous » est le renoncement au pouvoir d’agir politiquement et l’exaltation d’un victimisme délicieux, et groupal. Le 4 janvier, sur le répondeur de là-bas si j’y suis, quelqu’un justifie le pessimisme des Français par « s’ils sont contents, c’est leur problème, ils sont cons les étrangers ! » Quand Daniel Mermet récite le vieil homme et la mer, finissant par la beauté de l’honneur (tout est perdu, fors l’honneur), on peut être inquiet de voir ainsi s’évanouir le désir de changer le monde et la force de propositions pour réaliser quelque projet qui aille en ce sens. Nous allons nous faire avoir en large en long et en travers, mais dans l’honneur, c’est-à-dire avec conscience de ce qui se passe. Avec cris et chants de colère. Une colère rhétorique à la recherche des bonheurs de langage, à la recherche des plus jolis développements, de la force des mots. La dénonciation du caractère ignominieux de celles et ceux, et des systèmes, qui nous font tant de mal et qui détruisent les racines de l’humanité, qui détruisent l’humanité en ses racines ; cette rhétorique, nous l’appellerons et nous l’appelons déjà lutte… Et nous laissons faire.
Sans compter qu’il y a aussi des indignations de droite comme la fabrique du crétin…
Dans L'homme compassionnel (Seuil), Myriam Revault d'Allonnes montre l’abandon des questions fondamentales du vivre-ensemble et des propositions concrètes en réponses (la politique), et la substitution des demandes ou plaintes exprimées par des particuliers ou des « catégories » en souffrance. Et de se tourner vers l’Etat en criant : « Que faites vous ? C’est indigne ; vous êtes indignes ! » Les droits sont souvent assimilés à cette dignité et leur retrait, ou leur diminution à une « humiliation ». Tout cela revient à demander une reconnaissance d’un statut de victime : « mes pauvres, comme je vous plains, comme je ne voudrais pas être à votre place… comme je ne supporte pas avec vous qu’on vous fasse cette place… » Malheureusement, cette teneur du discours ne conduira jamais à l’action remédiatrice. Elle est d’une autre nature. Certes, l’indignation peut-être une carburant de l’action (qui serait un moteur dans cette métaphore) mais stocker le carburant ne fera pas avancer la machine ; il faut construire cette machine.
Sur France-Inter, Souriez, vous êtes informés du 3 janvier, Eric Aeschimann dit (à propos de Indignez-vous de Hessel) : « on communie en achetant ça. (…) L’indignation doit désormais trouver son contenu ; il n’est pas dans son livre. » Hessel aurait ouvert un espace et il faudrait le remplir ! « et on n’est pas près de trouver la réponse… » ajoute Aeschimann. En effet !
On ne peut changer le monde qu’avec de l’allant, de l’enthousiasme, du goût pour l’avenir… des projets, qui sont comme de fils tissant un projet… Sur le répondeur de là-bas si j’y suis, quelqu’un disait, en substance, qu’il fallait téléphoner à tous ces dirigeants pour leur montrer qu’on était plus qu’eux ! C’est sans doute le problème, ils ne savent pas, ces financiers qui brassent des milliards à l’international, que nous sommes plus nombreux qu’eux. Ils le sauront quand on le leur aura dit – et montrer surtout – et ils changeront leurs comportements, bien sûr.
L’indignation n’a jamais rien produit. Il y a quelques années, Viviane Forrester avait fait un succès énorme avec l’horreur économique, en 1996 ! J’accuse l’économie triomphante avait écrit en 1995 Albert Jacquard. En 1990, Alain Minc écrivait l’argent fou. Aucune chance que ce type de livres ait un effet, même petit, sur l’économie.
Nous devrions créer des pépinières d’idées. La complexité du monde a rendu caduque l’échelon national qui a été le cadre des luttes issues des pensées du XIXème siècle. Cependant, il faut comprendre le monde et le comprendre en actes. Les idées naîtront, naissent toujours des pratiques alternatives des citoyens ; elles ont une genèse sociale et une genèse théorique. Il faudrait tenter mille expériences de toutes sortes, les narrer, les mutualiser… tisser les fils de celles et ceux qui bâtissent des formes relationnelles nouvelles, du côté de l’égalité de pouvoir… dans des secteurs de lutte précis : logement ; panier bio qui, en plus du bio, recompose la distribution dans des circuits courts ; autogestion des entreprises artisanales, des écoles… et d’autres formes à faire naître des expériences diverses, essais erreurs, débats, progrès, chutes et succès, avancées et reculs... mais pas de plaintes, pas de demande de pitié ! Que mille fleurs s’épanouissent ! L’imagination au pouvoir !
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« Nous devrions créer des pépinières d’idées » c’est indispensable et vital qu’ un lieu (virtuel ou pas) permette aux gens décidés et impliqués d’agir concrètement. Il ne reste qu’a l’imaginer et ce sera peut-être le sujet de votre prochain article...
Vous dites : « La complexité du monde a rendu caduque l’échelon national qui a été le cadre des luttes issues des pensées du XIXème siècle. »
Vous faites ainsi le jeu de La City de Londres dont les porte-parole attaquent les « politiques westphaliennes », qu’ils décrètent « obsolètes » du fait que la « mondialisation » ne permet pas de politique westphalienne de développement hamiltonien.
Vous ne manquez pas de culot pour oser écrire que la phrase que vous citez est un sophisme ! (il faudrait juste parler de cette phrase et pas d’autre chose)