Pour une psychothérapie de la société
Selon l'OMS, la dépression augmente un peu partout dans le monde. Il s'agit de la maladie psychique la plus répandue, si bien que presque 20% des français en sont concernés dont 3 millions consomment des d'antidépresseurs. Les « burn-outs » ont par ailleurs explosé ces dernières années, reflet certain de la souffrance au travail. Cet article vise à étudier l'impact des dimensions socio-économiques sur l'individu dans le développement de la dépression, aspects trop souvent occultés dans les thérapies individuelles.
Qu'est-ce que la dépression ?
Il s'agit d'une maladie se caractérisant par un certain désespoir, des pensées négatives, une faible motivation se traduisant par des capacités d'initiatives limitées, la dévalorisation de soi ainsi que divers troubles. La durée apparaît comme très variable allant de quelques semaines à quelques années.
Les causes biologiques et héréditaires sont souvent mises en avant. D'une part la première résiderait dans un déficit au niveau des neurotransmetteurs, en particulier un manque de serotonine, perturbant la communication entre les neurones. D'autre part, les études sur les jumeaux monozygotes ont permis d'identifier une certaine hérédité quant à la prévalence de la maladie.
La psychothérapie et les antidépresseurs sont les deux principaux traitements, les deux pouvant être combinés dans le cadre de la pychothérapie cognitivo-comportementale. Si les premiers permettent au prix de l'apathie et de divers effets secondaires d'augmenter le taux de serotonine et d'atténuer artificiellement la souffrance, la seconde s'effectue individuellement, en groupe ou en famille.
La dépression dans le monde
Ces traitements n'ont toutefois qu'un intérêt très limité dans le sens où la dépression est une conséquence de la modernité et n'existe pas dans les sociétés traditionnelles avec une division du travail faible ou inexistante. En somme lorsque l'individu est en symbiose avec son environnement, la nature et son « être ».
Une anthropologue s'était penchée récemment sur l'expression des émotions négatives chez les 500 habitants peuplant une petite île du Pacifique nommée « Ifaluk ». Aucun des habitant selon l'étude ne pouvait être considéré comme dépressif. Imagine-t-on également des dépressifs chez les sociétés sans pouvoir et sans Etat longuement décrites par Pierre Clastres ?
L'hypothèse explicative est pluridimensionnelle. Elle nous renvoie tout d'abord à la philosophie du langage et en particulier à l'hypothèse de Sapir-Whorf, selon laquelle les représentations mentales et les pensées sont dépendantes des catégories linguistiques, principe illustré également par cette célèbre citation de Wittgenstein selon qui « Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde ». "Quand dire c'est faire" disait Austin. En somme si la dépression ne peut être pensée, pas de dépression. L'inflation du vocabulaire, des théories, des lobbys pharmaceutiques ou encore des psys aurait-elle alors un effet performatif ?
Au delà de la philosophie de langage il faut évoquer deux autres éléments. D'une part, la frustration grandissante, conséquence directe de la dichotomie croissante entre les buts valorisés par la société et les moyens pour y parvenir. Ainsi selon Lacan, le décalage trouverait sa source dans le décalage entre le symbolique et le réel. Le désir sous toutes ces formes est en effet survalorisé par la société capitaliste de la séduction, matérialisée entre autre par l'omniprésence de la publicité et par paradoxalement l'impossibilité réelle de jouissance tant matérielle que sexuelle pour des larges franges de la population du fait de leurs conditions ainsi que de leur place dans la hiérarchie sociale. Comment alors ne pas noter un délitement du lien social et in fine une inflation des dépressions ?
D'autre part il faut évoquer le culte de la performance et de l'individualisme. Dans son livre intitulé « le culte de la performance », Alain Erehenberg voit ainsi dans ces deux paramètres les causes de la dépression dans le monde actuel. Tout est aujourd'hui performance, il faut l'être aussi bien dans l'entreprise que dans la sphère privée…Cette injonction constante à « devenir soi » bien illustrée par la sémantique des petits communicants d'en marche est à mettre en parallèle avec le recul du poids des institutions d'encadrement sur les individus à l'instar de l'Eglise, L'Etat, l'armée....
Enfin dans une société où le support intrinsèque de toute relation sociale est l'argent et la marchandise, où l'homme est dépossédé de son être et de son travail et où même le corps et l'art deviennent valorisables sur le marché, tout être doté d'une certaine sensibilité et dont le « dasein » n'a pas été totalement annihilé par la tenhique, le progrès et la modernité peut sombrer dans une certaine forme de dépression.
Argent-roi bien sûr mais également travail en miette, ressources humaines, financiarisation outrancière, drogue, pornographie, marchandisation de l'humain totale, intelligence artificielle, guerres impérialistes, destructions des écosystèmes par la pollution, mainmise des complexes militaro-industriels et multinationales sur les Etats, manipulation monétaire, viol des masses par la propagande politique pour paraphraser le titre éponyme de Tchathkotine ne sont que quelques exemples de cet instinct de mort caractérisant le spectacle permanent.
C'est donc probablement la société qui crée le malade dépressif.
La médecine tend cependant systématiquement à faire reposer les dysfonctionnements sur l'individu afin de le réintégrer dans le système marchand du spectacle. L'individu pathologique doit en somme être réintégré à une apparente normalité bien davantage pathologique dans les faits.
Cette propension à la « sursegmentation » n'est d'ailleurs pas l'apanage de la psychiatrie, l'unidimensionnalité causale participant au malaise de la civilisation et permettant d'occulter toute pensée complexe dans la résolution des problèmes qui remettrait en cause l'hégémonie de la sphère économique sur les autres sphères de la société.
Cette manière non neutre de traiter la dépression permet également des profits colossaux pour les industries pharmaceutiques. Rolan Chemana écrivait ainsi « Ce signifiant majeur du malaise contemporain – "dépression" – est le paradigme de la capture de la santé mentale des individus par l’économie dite libérale. On le sait, c’est l’industrie pharmaceutique qui en soutient la "pertinence" (…) La découverte de la chimie antidépressive a créé de toute pièce une entité clinique dans un but strictement mercantile : vous êtes dépressif ! Consommez ! L’ordonnance médicale devient un ordre ! ». La société crée donc comme souvent le problème mais invente également la solution.
ll ne s'agit pas non plus de nier complètement la dimension individuelle mais derrière cette critique de la psychologie conventionnelle, une psychologie critique est à bâtir, thérapie qui devrait mettre en exergue les imbrications entre la dimension incombant à la société et la part individuelle dans le mal être. N'oublions pas cette citation de Krishnamurti selon qui « être adapté dans une société malade n'est pas un signe de bonne santé mentale ». Dans un monde anomique, l'instinct de mort caractérisant l'état dépressif n'est-il pas l'expression inconsciente de l'instinct de vie ?
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