Depuis que Wim Wenders a filmé ce pays il y a vingt ans, Cuba est un sujet de choix pour les médias. Pourtant, dans ces multiples reportages et articles, la réalité cubaine ne cesse d'être interprétée ou travestie. Laissons de côté ceux qui poursuivent la ligne "Buenavista Social Club", où l'on voit surtout de vieilles voitures américaines, de gros cigares et des musiciens répétant à l'infini les mêmes rengaines du "son" cubano. Si vous passez par la vieille Havane, vous y retrouverez tous ces ingrédients, les cubains s'appliquant avec talent à faire ressembler les zones touristiques à la vision personnelle de Wenders...
Donc, à part cette représentation folklorique, il y aujourd'hui deux façons, toutes deux caricaturales, de rendre compte de la réalité cubaine, présentée soit comme un enfer, soit comme un paradis. Sur Agoravox, c'est plutôt cette deuxième voie qui est privilégiée, les multiples contributions d'un Salim Lamrani sont un bon exemple de l'approche qui consiste à reproduire le discours officiel et son immuable "c'est la faute à l'embargo". Du côté "Cuba est l'enfer sur terre" on retrouve toutes les composantes de la droite, d'ici et d'ailleurs, qui puisent leurs arguments auprès du lobby cubano américain qui ne cesse d'affirmer : rien de bon ne saurait exister à Cuba tant que durerera le régime mis en place par Fidel Castro.
Chacun est prisonnier de son ghetto idéologique, la gauche internationale ayant placé Cuba sur un piédestal, émettre des doutes sur l'action ou l'argumentation du régime est un péché capital qui clôt toute discussion. Pour le camp d'en face, reconnaître des qualités à un dirigeant cubain est également perdre le statut d'interlocuteur fréquentable.
Ce verrouillage du discours est d'ailleurs encouragé par deux gouvernements. Le retour à la politique dure annoncé par Trump il y a un an était une excellente nouvelle pour Raul Castro qui voyait là son meilleur argument, l'embargo, retrouver toute sa crédibilité. Chacun dans sa tranchée et les idéologies seront sauvegardées.
Je fréquente ce pays depuis vingt ans et je viens d'y passer l'essentiel de mon temps ces trois dernières années. Je n'y étais pas dans le petit cercle des expatriés, mais bien au milieu de cubains. J'y connais aussi bien des dirigeants en contact avec le sommet de la hiérarchie que des citoyens de base qui ne savent pas toujours en se levant le matin comment ils vont pouvoir payer leur repas du soir.
Pour autant, je ne prétends pas avoir une connaissance complète de la société cubaine. Dans ce pays où tout le monde est convaincu qu' "Il y a parfois des choses que l'on doit tenir secrètes si l'on veut les réussir" (José Marti - penseur national), le gouvernement cache bien des choses à des citoyens qui à leur tour ne disent pas tout, non seulement aux représentants de l'état, mais souvent même à leur famille. Dans ce contexte, il vaut mieux se fier à ce qu'on voit plutôt qu'à ce qu'on vous dit.
Alors, venez voir par vous-même...
Vous êtes de gauche ? Vous verrez l'irréductible village gaulois qui résiste à l'empire. Vous êtes touriste ? Vous reviendrez avec de magnifiques clichés, plages et cocotiers, vieilles voitures et demeures coloniales. Vous êtes Spartacus ? Les pénuries et le délabrement vous apporteront la preuve que le communisme ne fonctionne pas.
Venez sans a priori, et vous rencontrerez un peuple décidé à être heureux
Cuba est un pays différent parce que son âme ne s'est que très peu diluée dans la mondialisation, mais aussi parce que les relations humaines n'y sont pas détruites par un pouvoir économique qui veut tout normaliser et est en train d'y parvenir. La poursuite sans fin du bonheur par la consommation y étant presque impossible, les gens prennent le bonheur quand il passe : en famille, entre amis, dans la rue, en faisant la queue...
Ce clip
musical, un peu "Buenavista" montre des fragments de vie quotidienne qui expriment de façon assez juste ce plaisir d'être ensemble, cette façon bien cubaine de relier les individus et de profiter de la vie.
Pourtant, tout est en place dès la maternelle pour le formatage des individus... mais il y a un tel décalage entre le discours officiel et la réalité que les gamins de neuf ans qui jurent solennellement "Je serai un bon communiste", lors de la remise du foulard rouge devant l'école rassemblée, savent déjà qu'à Cuba il y a une différence considérable entre ce qu'on affirme en public et ce qu'on raconte à la maison.
Les difficultés du quotidien sont bien réelles, l'ampleur de l'exil en est une preuve, mais plutôt que de plonger les cubains dans la déprime, elles ont suscité cet esprit "profitons de l'instant qui passe" qui rend la vie plus agréable et plus inattendue.
A Cuba, on peut passer chez une connaissance, juste pour échanger quelques fichiers (films, musiques, livres... tout circule) et y être encore trois heures plus tard au milieu d'une fête débridée qui s'est formée sans préméditation avec juste les amis de passage... les voisins peuvent organiser une cérémonie religieuse avec tambours et chants yoruba, dont le quartier va profiter jusqu'à une heure avancée sans que personne ne vienne se plaindre... un peintre en bâtiment va te donner un cours de danse avant de te parler de sa passion pour les films de Bollywood, un balayeur va emprunter la trompette d'un musicien qui répète dans un jardin public pour envoyer un solo bien senti...
A La Havane (dans les provinces, c'est différent) chacun est libre d'adopter le look qu'il veut sans avoir à affronter le jugement des regards, rasta, cheveux verts ou roses, travelo exubérant, mamie habillée comme une fille de vingt ans... Rien n'étonne et rien ne choque. Le racisme n'y est pas mort, mais dans un pays aussi métissé, une polémique sur la composante "africaine" d'une équipe sportive n'aurait aucun sens. Tout n'est pas rose, les "orientaux", les natifs de Santiago ou Guantanamo vivant à La Havane, y sont mal vus, et sont appelés "palestiniens".
Je vous ajoute une petite scène inimaginable dans les pays soumis aux diktats de la lutte anti harcèlement. Dans un bus de La Havane, bien chargé, comme toujours, monte un beau gosse cubain (peut être vivant à l'étranger) il commence à se plaindre de la densité de population dans le bus
- "Ah, les bus ici c'est toujours pareil, on est vraiment serrés... mais au moins, on peut avoir des contacts avec des femmes, et en plus... que des cubaines..."
Une femme lui répond :
- "Hey, yeux bleus, un beau mec comme toi, ça ne doit pas avoir de problème dans ce domaine..."
- "Non, pas trop... et en plus, j'ai tout de super..."
L'échange a encore duré quelques instants sur le même registre et s'est terminé dans un éclat de rire général.
On est loin de l'ambiance du métro parisien et de ses passagers rivés à leur portable...
Les outils modernes de contrôle de la population sont bien en place, les chinois en sont certainement les fournisseurs, il m'est arrivé plusieurs fois d'envoyer ou de recevoir des sms dont le texte arrivait... en chinois. Internet y est encore embryonnaire, mais le câblage du pays devrait être terminé d'ici deux ou trois ans. Les chinois ont dû convaincre Raul Castro qu'il n'y avait pas mieux comme outil de connaissance et de surveillance.
Pour parler des réussites dans lesquelles le régime cubain a sa part, c'est avant tout la culture et la création artistique qui se détachent. Le niveau musical est exceptionnel, les concerts nombreux et pas chers, le jazz y atteint le meilleur niveau sur cette planète et l'on y voit parfois de grosses pointures du jazz US monter sur scène pour taper le boeuf avec l'élite locale.
Qui peut parler le mieux de Cuba, si ce n'est les cubains ?
Les artistes occupent une place privilégiée et certains en profitent pour dire publiquement ce que les gens ordinaires ("los cubanos de a pie" - les cubains piétons) n'ont pas la possibilité d'exprimer ailleurs que dans un cercle restreint.
Par exemple, l'oeuvre de Leonardo Padura, écrivain vivant à La Havane, expose sans ambiguïté des dérives telles que la corruption des cadres, la perte des valeurs, l'impunité des élites ou la relégation croissante des franges les plus défavorisées de la population. Ses livres sont édités et disponibles à Cuba, mais pour ses interviews, il faut chercher sur youtube ce qu'il raconte aux médias étrangers.
Robertico Carcassès, leader d'Interactivo (un groupe musical inclassable : funk, jazz, chanson, salsa...) a profité de sa participation
au concert télévisé en direct (en 2013, mais c'est toujours d'actualité) pour le retour au pays des "5 héros" (les 5 agents cubains longtemps détenus aux USA) pour dire en chanson et en deux minutes l'essentiel de ce que réclament de nombreux cubains.
Dans sa première phrase, il associe "liberté pour les 5 héros et liberté pour Maria", Maria n'est pas une opposante, c'est une plante qui se fume, encore illégale dans de nombreux pays.
A part la liberté pour Maria (juana), qui est une revendication assez marginale, le reste de son discours résume l'essentiel de ce que souhaitent les cubains.
Il demande "un libre accès à l'information pour me faire ma propre opinion" "le droit d'élire
moi même le président, par vote direct et d'aucune autre façon".
Il poursuit avec "Égalité des droits pour tous les cubains, militants comme dissidents".
Il ajoute "et si j'ai ma carte, qu'est ce qui se passe pour ma voiture ? " et "Que se terminent le "bloqueo" (l'embargo) et l'autobloqueo" c'est ainsi que les cubains nomment le refus de l'état d'importer de nombreux produits (ou alors il les vend à des prix extravagants), ce qui encourage la corruption et un marché parallèle très florissant qui consiste à aller chercher au Mexique, au Panama ou en Russie des chaussures, des vêtements, des pièces de voitures, des téléviseurs...
Ce musicien a été interdit de scène pour quelque temps, mais pas de sanction majeure. Comme beaucoup d'autres il continue de donner des concerts et d'écrire des chansons où l'esprit aiguisé des cubains retrouve des allusions aux multiples restrictions qui leur sont imposées. Lors des faits, Mariela Castro (fille de Raul) avait déclaré "C'est un opportuniste, mais il a le droit de dire ce qu'il veut."
Et l'évolution du pays... ? Le changement récent de président ? La santé, l'éducation ? Les nouveaux riches ? Il y a encore beaucoup à dire et je ne suis pas sûr que le journalisme officiel et encarté soit à même d'en parler librement.
Alors, la meilleure solution ? Allez-y, visitez le pays, sortez des sentiers balisés, vous n'aurez pas de problème de sécurité si ce n'est quelques petites arnaques faciles à éviter... ne séjournez pas dans les hôtels mais dans les "casas particulares", les chambres chez l'habitant. Presque partout vous trouverez un accueil exceptionnel et, même si votre maîtrise de l'espagnol est limitée, vous pourrez mieux apprécier la réalité cubaine.
Au passage, vous contribuerez à l'économie du peuple cubain. Une casa particular qui fonctionne fait vivre son propriétaire, mais aussi le voisin qui repeint la maison, le cousin qui fait les courses, la nièce qui fait le ménage... Et, si l'on vous dit du bien de Fidel, ce sera sincère... pour le reste, gardez les yeux ouverts et profitez de l'instant qui passe.