Pourquoi apprenons-nous aux enfants à mentir ?
Tous les ans, nous montrons à nos enfants leurs cadeaux sous le sapin de Noël en leur racontant que c'est un bonhomme à barbe blanche qui les a posés là pendant qu'ils dormaient. Nous leur racontons aussi que c'est la petite souris qui vient chercher leurs dents de lait sous leur oreiller pour les remplacer par des pièces d'un euro, et nous voulons leur faire croire que les œufs de Pâques poussent comme par miracle dans le jardin,. Et quand ils n'y croient plus, nous leur demandons de ne rien dire aux plus petits. Nous leur apprenons à mentir.
Quand ils sont ados et commencent à ouvrir les yeux, nous continuons a leur mentir en leur disant que tout va bien pour les sécuriser alors qu'il est évident que tout va mal quand leurs parents divorcent ou perdent leur emploi, ou les deux et qu'ieux-mêmes se font racketter à l'école.
C'est ce qu'on appelait autrefois des "pieux mensonges", terme remplacé par les psychologues modernes par "mensonges prosociaux", des mensonges racontés pour le bénéfice d'autrui, par opposition aux "mensonges antisociaux" racontés dans l'espoir d'en tirer un profit personnel.
Il paraît que les enfants développent la capacité de mentir vers l'âge de trois ans. À l'âge de cinq ans, presque tous sont capables de mentir et ne s'en privent pas, pour éviter les désagréments, les punitions ou les corvées. Entre sept et onze ans, ils commenceraient à mentir d'une manière fiable pour protéger leurs proches ou leurs copains, ou pour les réconforter. Par la même occasion, ils commenceraient à considérer les mensonges "prosociaux" comme justifiés. Ils ne racontent plus seulement des mensonges pour faire plaisir aux adultes qui les ont conditionnés pour ça. Ils sont simplement motivés par des sentiments d'empathie et de compassion, ce qui n'est pas répréhensible et montre plutôt un comportements positif, quelles que soient les croyances ou systèmes moraux des familles : prendre soin les uns des autres.
En fait, l'apprentissage et le développement de la capacité de mentir est une étape importante dans le développement de la personnalité. En apprenant à différencier leurs propres croyances, intentions, désirs et connaissances de leurs rêves et illusions, les enfants apprennent "de facto" qu'il en va de même chez les autres, et la pratique du mensonge délibéré leur permet de tester leur competence à empêcher les adultes de lire dans leurs pensées.
Mais le "pieux mensonge" va encore plus loin. Il suppose l'aptitude a'identifier la souffrance d'une autre personne (empathie) et le désir d'atténuer cette souffrance (compassion). Il suppose même la capacité d'anticiper sur le résultat positif ou négatif de nos paroles ou de nos actions dans l'avenir. Il met au jour le développement d'au moins quatre caractéristiques réputées "humaines" (mais peut-être partagées avec d'autres espèces ?) :
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la conscience de soi et l'usage du libre-arbitre
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l'empathie
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la compassion
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la combinaison de la mémoire et de l'imagination qui nous permet de prévoir les conséquences de nos paroles.
Mais comment vérifier que les enfants ont ces capacités ? Il se pourrait aussi qu'ils mentent simplement pour éviter les conséquences négatives qui accompagnent parfois le fait de dire la vérité. Ou peut-être sont-ils paresseux et considèrent-ils qu'il est plus facile de mentir que d'être honnête ?
Dans une étude intitulée "The Science of Generosity", le professeur Felix Warneken de l'université de Harvard a demandé à des adultes de montrer à des enfants d'école primaire deux images qu'ils avaient dessinées, l'une assez bonne, l'autre médiocre. Si les adultes ne faisaient pas apparaitre de fierté particulière pour l'une ou l'autre des images, les enfants disaient honnêtement laquelle ils considéraient comme bonne ou mauvaise. Si l'adulte semblait triste d'être un mauvais dessinateur, la plupart des enfants essayaient de le consoler en lui disant que ce n'était pas si moche que ça. En d'autres termes, ils proféraient un "pieux mensonge". Et plus ils étaient âgés, plus les enfants étaient susceptibles de dire qu'un mauvais dessin était bon. Pourtant, il n'y aurait eu aucune conséquence négative pour eux à dire la vérité à ces inconnus. Les enfants voulaient juste que ces étrangers se sentent mieux dans leur peau.
En d'autres termes, dit le professeur Warneken, c'est un sentiment de connexion empathique qui pousse les enfants à dire de pieux mensonges. En le faisant, les enfants essaient de réconcilier deux injonctions contradictoires : l'honnêteté et la gentillesse. Et vers l'âge de sept ans, selon lui, ils commencent systématiquement à pencher du côté de la gentillesse, ce qui met en évidence un raisonnement moral et émotionnel de plus en plus complexe.
« Quand est-il juste de donner la priorité aux sentiments d'une autre personne plutôt qu'à la vérité ? » demande Félix Warneken. « Que dire si quelqu'un cuisine quelque chose pour vous et que ça n'a pas bon goût. Eh bien, si vous êtes formateur dans une école de cuisine, la réponse "prosociale" est d'être honnête, afin que l'élève puisse faire des progrès. Mais si c'est votre compagne qui l'a cuisiné juste pour vous, alors peut-être vaut-il mieux mentir et dire que c'est bon."
Contrairement à ce qu'on pourrait penser, ce comportement est plutôt bon signe du point de vue du développement. Cette conscience de soi morale semble se développer parallelement a l'acquisition de la maîtrise de soi et des capacités cognitives. Il semblerait même que les enfants qui racontent des mensonges prosociaux obtiennent de meilleurs résultats en matière de mémoire, de travail et de contrôle de soi. Cela leur permetttrait de mieux discerner les « fuites » (terme utilisé en psychologie pour désigner les incohérences dans une fausse histoire).
Pour proférer un mensonge prosocial, le cerveau doit jongler avec plusieurs balles, et en laisser tomber une revient à révéler le mensonge. Certains sont de meilleurs jongleurs que d'autres. Loin d'être un signe de paresse, le mensonge prosocial implique beaucoup plus d'efforts cognitifs et émotionnels que de dire la vérité. La fatigue rend d'ailleurs beaucoup moins susceptible de se livrer à des mensonges, prosociaux ou non, ce qu'ont compris tous les policiers du monde.
Mais comment les autres réagissent-ils si ces mensonges sont découverts ?
En grandissant, les enfants développent également la capacité de détecter les mensonges des autres et de distinguer les personnes égoïstes de celles qui se conduisent d'une manière altruistes par la reconnaissance de signes révélateurs dans le visage et la voix du menteur, et nous apprenons ainsi à capter inconsciemment ces signes. Mais les conséquences d'une prise en "flagrant délit" de mensonge prosocial sont très différentes de celles qui concernent un mensonge antisocial. Mieux : détecter un "pieux mensonge" peut augmenter la confiance en la personne qui s'y est livrée et renforcer les liens sociaux. Non seulement les gens pardonnent facilement les pieux mensonges, mais ils peuvent même len éprouver plus d'estime pour leur auteur quand ils les découvrent.
Tous les mensonges ne sont pas identiques. Nous pouvons apprendre aux enfants à mentir, à la fois implicitement avec notre comportement et explicitement avec nos paroles, mais certains de ces mensonges aident à créer des liens et des sentiments de confiance alors que d'autres types de mensonges détruisent ces liens.
Tout cela peut sembler hypocrite et tarabiscoté, et on pourrait estimer que la prescription la plus simple est de ne pas mentir. Le problème avec l'interdiction de mentir est que les enfants voient autour d'eux que le mensonge est omniprésent et, à mesure qu'ils grandissent, ils découvrent que tous les mensonges n'ont pas la même motivation ou le même impact.
Il ne s'agit pas de dressser un code de conduite morale constitué de droits et de devoirs impossibles à concilier, un code qui serait en outre impératif pour les uns et facultatif pour les autres, il s'agit seulement, pour le confort de tout un chacun vivant en société, d'admettre que les sentiments des autres comptent, et que l'empathie et la gentillesse sont préférables à la rigueur normative dans les relations sociales. Apprendre à mentir, c'est se préparer à jouer un rôle dans la comédie humaine.
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