Pourquoi des réunionnais veulent-ils apparemment nuire à tous les réunionnais ?
Le regard d’un psychologue girardien sur les événements en cours à la Réunion

Beaucoup de personnes à la Réunion ne comprennent pas la stratégie de blocage employée par les « gilets jaunes ». Elles ne peuvent s’expliquer que certains réunionnais puissent volontairement créer autant de nuisances et même de souffrances pour les autres réunionnais, leurs semblables alors qu’ils ne sont nullement responsables de la situation actuelle et que des exploiteurs bien connus de la « France d’en bas » feraient des cibles plus appropriées pour une action militante.
Il existe à cela une raison toute simple et néanmoins fondamentale : le pouvoir vient du peuple qui le confère à une « autorité » dont le premier devoir est la sécurité. Pour menacer un pouvoir et le faire plier, il suffit de montrer aux yeux de tous qu’il n’en est pas un, c’est-à-dire, qu’il n’est pas une autorité parce qu’il n’en a pas, au sens où il n’est pas capable d’assurer la sécurité des personnes placées sous sa protection. Il convient donc, en toute logique, d’agresser la population pour faire comprendre à celle-ci que le « shérif » est un incapable.
Ce paradoxe est vieux comme le monde. On le retrouve déjà dans le règne animal. Le mâle alpha est contesté par ses rivaux quand ceux-ci menacent la population sous son autorité jusqu’à ce que, celle-ci, lassée de son incapacité, s’en détourne et fasse allégeance à l’agresseur qui devient alors le nouveau mâle alpha, le nouveau « shérif ».
Les gilets jaunes n’ont pas en tête de renverser le pouvoir mais afin de le rendre disponible à la négociation, ils s’inscrivent dans un rapport de force en le menaçant : ils montrent aux yeux de tous son incapacité à assurer l’ordre et la sécurité.
C’est peu de dire que, au moins pour le moment, ils y ont réussi dans les grandes largeurs. Les citoyens réunionnais, usagers, professionnels et même les enfants, se demandent : que font les autorités ? Où sont-elles ? On ne peut douter que les forces de l’ordre interviennent ici et là mais il est évident pour tous qu’elles ne répondent pas aux besoins de la situation et qu’elles n’ont donc pas la maîtrise du terrain.
Des citoyens confrontés à des barrages tenus par des marmailles alcoolisés, armés et cagoulés ne se sont-ils pas vu répondre par les forces de l’ordre qu’elles ne pouvaient intervenir ? Avec les incendies, les dégradations et pillages dorénavant innombrables, comment ne pas avoir le sentiment que tout le territoire est en train de devenir une zone de non-droit ?
Evidemment, ce n’est pas ce que recherchent les « gilets jaunes ». Mais, tout « bon enfant » qu’il se veuille, leur mouvement de contestation de l’ordre établi par simple entrave à la circulation est un modèle de transgression de la loi. Il ouvre donc de fascinantes perspectives au « côté sombre de la force » qui sommeille dans la jeunesse désœuvrée et frustrée qui désespère de l’avenir et d’elle-même. Comme chacun sait : « passé les bornes, il n’y a plus de limites ». Les « cagoules noires » se sont engouffrées dans la brèche ouverte par les gilets jaunes, elles sont entrées dans le territoire de la transgression et ont effectivement constaté qu’il n’y avait aucune limite puisqu’elles ont agi en toute impunité, en quasi absence d’intervention des forces de l’ordre ou simplement des adultes. On a ainsi vu des bandes de pré-adolescents, adolescents et jeunes adultes imiter en quelque sorte les « gilets jaunes » en bloquant les routes mais à la façon de bandits de grands chemins : en menaçant, rackettant ou détroussant. Le tout dans un état de grande alcoolisation.
Il est clair que même si, il faut le dire, les « gilets jaunes » voient l’impact de leur mouvement grandement renforcé par les agissements des « cagoules noires », ils ne sont aucunement responsables d’un tel état de fait. Par définition, les responsables sont nos responsables, c’est-à-dire, les autorités supposément compétentes qui ont mission de faire respecter la loi. Si elles ne redressent pas la barre très vite, elles auront prouvé leur incompétence à moins que ce ne soit déjà le cas, à moins qu’il ne soit déjà trop tard.
Car après avoir lâché la bride pendant cinq jours à cette jeunesse en déshérence, il va être difficile de faire rentrer le diable dans la boîte. Avoir suscité le déploiement de l’armée quand on a à peine plus de dix ans, c’est un motif de fierté qui pourrait vite donner la grosse tête. Nous sommes manifestement dans la « montée aux extrêmes » dont parle l’académicien René Girard dans son « Achever Clausewitz » et c’est un jeu dangereux. Les autorités le savent. « Etre implacable » peut vite présenter un coût politique insupportable si les choses devaient mal tourner, c’est-à-dire, s’il devait y avoir mort d’homme ou pire, mort d’un mineur.
La réussite des forces de l’ordre, qu’elles soient armées ou non, viendra de la capacité de leurs chefs à être des « agents de la paix ». Il s’agit donc de trouver une issue qui puisse mettre tout le monde d’accord. Ainsi que le propose notre évêque Mgr Aubry une grande conférence territoriale pourrait être la solution. Mais à la condition de ne pas y retrouver toujours les mêmes individus accoutumés aux ambiances feutrées qui avalisent des décisions laissant le bon peuple sur sa faim avec le sentiment d’avoir été trahi.
Plutôt que des représentants « élus » qu’on pourra toujours soupçonner d’être des « sous-marins » de tel ou tel groupe d’intérêts municipaux ou autres, je suggère d’y envoyer des personnes tirées au sort parmi les différentes parties prenantes, comme dans les jurys judiciaires destinés à représenter le peuple. Si chaque corps de métiers, chaque groupement d’usagers, chaque organisation, chaque institution tire au sort un ou plusieurs représentant(s) — avec pourquoi pas un mandat impératif — ce bon peuple, honnête et indépendant par construction, pourra être le garant de la rationalité et de l’équité des décisions prises.
Comme la paix ne peut venir que de l’accord de tous, il me paraît indispensable de faire une place à des représentants tirés au sort parmi cette jeunesse en déshérence par qui le scandale est arrivé mais que nous ne devons pas laisser retourner à son malheur quotidien. Leur permettre de s’inscrire dans un processus citoyen me paraît le meilleur moyen de les aider à se faire une place dans la société — voire même dans l’existence — car celle-ci commence quand on a la parole et qu’on se sait entendu, donc reconnu. Nos « racailles » ne sont jamais que des marmailles qui réclament notre attention.
66 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON