Pourquoi, finalement je ne suis pas complètement Charlie !
Que cela soit bien clair, refuser d'endosser ces trois mots « Je suis Charlie » ne signifie pas que je sois insensible à la mort de ces braves journalistes de Charlie Hebdo, massacrés par ces terroristes djihadistes du 7 janvier dernier. Ce funeste jour, à 14h45, lorsque je suis parti du travail pour rejoindre mon domicile, j'ai allumé machinalement la radio, sur France Inter. J'avais été comme hors du monde, jusque-là, car, j'avais fait passer des examens à des étudiants. J'entends alors : « Ce qui s'est passé à Paris, à 11h30, est une tragédie ». J'ai eu le sang glacé et mon imagination s'est mise en branle. De quelle catastrophe s'agissait-il ? La suite tombe, brutale, au flash de 15 heures : « La conférence de rédaction de Charlie Hebdo a été décimée par une attaque terroriste ; sont tués : Wolinski, Charb, Cabu, Tignous... ». J'arrive chez moi après une demi-heure de route et me mets à mon PC à la recherche de précisions. Là, j'apprends, avec encore plus de stupeur, que Bernard Maris, un de mes journalistes préférés, mais dont j'ignorais l'appartenance à Charlie Hebdo, fait partie des victimes. C'est aussi un économiste brillant dont j'appréciais la réflexion, la modestie et l'humanisme. Les autres victimes sont, à mes yeux, tout aussi estimables mais j'ignore leurs opinions philosophiques et militantes, n'étant pas un « grand » lecteur de l'hebdomadaire satirique. Je suis juste abonné à sa news letter.
Rien qu'en étant solidaire avec les défunts et leurs proches dévastés, je pourrais être Charlie et je le suis d'une certaine manière. Mais je n'ai pas manifesté en brandissant un écriteau « Je suis Charlie » et je ne l'ai passé à mon répertoire téléphonique sous forme de chaîne. Quitte à être dans le camp des non Charlie avec des « cons » dont je me sens éloigné à des milliers de lieues : je veux parler de tous ces fachos qui versent des larmes de crocodiles, de ces intégristes obscurantistes, de ces incultes et tous ceux qui sont pétris de cette maladie des faibles qu'est le ressentiment...
Moi, je ne suis pas d'emblée Charlie, car j'ai du mal à définir ma position au moment où l'émotion est encore grande et submerge la conscience et la raison, empêchant toute intellection. C'est la raison pour laquelle, j'ai décidé de ne pas aller manifester, au risque de passer pour un sans cœur. Je ne suis pas resté inactif, cependant. En tant qu'éducateur, je me suis évertué à provoquer des discussions et des occasions de débattre tant avec les ados dont j'ai la charge qu'avec mes collègues ; tout cela dans le but d'arriver à une compréhension de ces événements, qui semblent a priori, défier toute rationalité. Je suis les informations avec mes enfants et discute avec eux sur l'humanisme, l'altruisme, la liberté, l'égalité, la fraternité, la liberté d’expression et de conscience, la laïcité, la compassion mais aussi l'inhumanité, la haine maladive, l'ignorance crasse, la barbarie humaine, telles qu'elles s'offrent à voir dans ce massacre et dans tant d'autres. Pour cela, je pourrais légitimement être Charlie. Mais je ne le suis pas pour autant entièrement, car, en tant que libre penseur et citoyen critique, je refuse, en toute occasion, que l'on m'impose une façon de réagir aux événements, une façon d'apprécier les bons livres, les bons films... Ce sont les raisons pour lesquelles, je n'ai pas encore lu les Harry Potter ni vu le film le Titanic. Je n'aime pas faire les choses par mode ou par mimétisme. Pareillement, je ne suis pas prompt non plus à hurler avec les loups parce que telle ou telle célébrité a pu déraper en parole ou en acte. Je suis contre la police de la pensée comme je suis contre la pensée unique et la bien-pensance triomphante des temps actuels. L'anticonformiste me convient bien. Ce qui est l'esprit Charlie ! Donc, je suis Charlie.
Et pourtant je ne dois pas être totalement Charlie, car je suis pour la satire, l'humour, même noir, et bien sûr pour la libre pensée, mais avec une limite qui est l'impact que cela peut avoir sur les simples gens. Blesser les gens par pure impertinence ne me semble pas une chose bonne ni suffisante. De la même manière que j'ai trouvé choquante, a posteriori, la Une de Hara-kiri, en 1970, lors du décès De Gaulle : « Balle tragique à Colombey : un mort », j'ai trouvé que les publications insistantes des caricatures de Mahomet n'étaient pas si fabuleuses que cela. « L'excès nuit en tout », dit l'adage. C'est pourquoi, je comprenais, à l'époque, que des citoyens français musulmans soient choqués et en colère au point d'ester en justice pour demander que cela cesse. Même si dans l'un comme dans l'autre cas, je ne soutiens pas l'interdiction d'un organe de presse et encore moins le massacre de caricaturistes et de journalistes par des crapules fanatisées. Pour cela aussi, je pourrais être Charlie.
Et malgré tout, je ne peux être Charlie libre et esprit critique si je marche en communion avec des gens qui ont une indignation et une défense sélectives de la liberté d'expression. Je ne peux pas me sentir Charlie, quand je défile à côté de tous ces ennemis de la liberté et de la liberté d'expression, de la laïcité, quand je défile à côté des autocrates sanguinaires qui oppriment férocement leur peuple, chez, eux, tout en ayant le toupet de venir défendre ces droits et libertés pour Charlie à Paris. Je suis contre les hypocrites et les opportunistes de tous bords. Cela aussi c'est l'esprit Charlie. Cela seul aurait pu faire de moi un des millions de Charlie à l'honneur ce 11 janvier 2015.
Mais à cause des gens que je citerai ci-après, je n'ai pas été ce Charlie défilant et communiant avec ses compatriotes. Le premier qui m'arrive à l'esprit est Philippe Tesson. Se prévalant du caractère exceptionnel de la Shoah, il a qualifié Dieudonné de « bête immonde » et a souhaité sa mort. « Sa mort par exécution me réjouirait profondément » a-t-il lâché le 9 janvier 2014, lors d'un débat. Or cet appel au meurtre n'est pas si différent des fatwas lancées par les mollahs iraniens contre Salman Rushdie ou l'appel à la vengeance des terroristes d’Al-Qaïda contre Charlie Hebdo. Mais contrairement aux fatwas des intégristes contre Rushdie et Charlie, celle du Mollah Tesson contre Dieudonné n'a ému personne. Aujourd'hui, cela me fait doucement rigoler, quand le même Tesson se croit en guerre parce que ses alter ego islamistes ont exécuté les dessinateurs qu'ils accusent, bien évidemment à tort et de vile façon, de crime impardonnable de blasphème contre l'Islam. Seul un croyant, effectivement, peut blasphémer contre sa propre religion, en en trahissant les principes. C'est le même Tesson qui se targue de défendre le pseudo-historien et sulfureux idéologue Zemmour, qui rêve de déporter les musulmans français, et dont Tesson pense qu'il est « la victime d'une censure d’État ». Et pourtant nul n'a autant la parole en France que ce haineux personnage. Décidément, je ne peux être Charlie et défiler aux côtés ni de Tesson ni de son protégé Zemmour.
En seconde position, vient Patrick Cohen, celui-là même qui rendait un vibrant hommage aux suppliciés de Charlie Hebdo, récemment, au nom de la sacro-sainte liberté d'expression et du droit à caricaturer. J'étouffe de rire devant son audace. En effet, celui qui se pose en parangon de la liberté d'expression, aujourd'hui, est le même qui se posait, hier, en police de la pensée et dressait la liste des « cerveaux malades » auxquels il fallait interdire l'accès aux médias : Dieudonné, Soral, Nabe, Ramadan... On le voit, la liberté d'expression à la Cohen est à géométrie variable. Comme Tesson, Cohen a le culot, dans le même temps, de trouver que Zemmour est quelqu'un avec qui on peut débattre. Vis-à-vis des musulmans, des Arabes, des Noirs, des étrangers, des homosexuels, des femmes, on pourrait, conformément à la loi Cohen, classer Zemmour parmi les « cerveaux malades » de la République. Dans l'esprit de Cohen, Zemmour doit encore être dans la limite de l'acceptable... J'aurais sans doute vomi sur tout le trajet à défiler avec Patrick Cohen. Voici pourquoi aussi je n'ai pas été Charlie, en ce dimanche qui grandit pourtant le peuple français.
Troisième personnage, Philippe Val, l'ex-directeur de France Inter. Ce type, qui se pose aujourd'hui en chevalier blanc de la liberté d'expression, en a été aussi l'inquisiteur. Charlie Hebdo, sous sa houlette, n'a pas été que le défenseur de la libre pensée et de la liberté d'expression. Il en a été aussi le fossoyeur. Voici ce que Guy Bedos, ami et se réclamant de l'esprit Charlie originaire, disait, en 2012, opposé qu'il était à l'hebdo lors de la publication des caricatures de Mahomet et suite à l'éviction de Siné : « Charlie Hebdo, ce ne sont pas mes copains. Qu'ils crèvent ! Je ne suis pas d'accord avec eux. Ils ont pris des risques sur la peau des autres. » et d'ajouter à propos d'un certain nouvel esprit à Charlie Hebdo : « Je n'ai pas de leçons d'insolence à recevoir de gens qui se sont couchés devant Philippe Val, qui s'est couché devant Sarkozy pour devenir directeur de France Inter. Dans la résistance, on n'aurait pas été dans le même réseau. » Soulignons que Guy Bedos regrette, aujourd'hui, le « qu'ils crèvent » et pleure la disparition de ses copains d'impertinence. Mais il n'enlève rien à la charge qu'il avait sonnée contre certains de l'équipe Charlie, au premier rang desquels P. Val. En voici sans doute la raison : en 2002, dans le contexte explosif de l'après 11 septembre, le journal a donné une tribune à l’islamophobie la plus abjecte, notamment à ce livre raciste, titré : La rage et l'Orgueil. Un livre de la journaliste et essayiste italienne Oriana Fallaci, qui sous prétexte de combattre l'intégrisme islamiste, vilipende, et c'est peu dire, les musulmans et les Arabes. Lisez plutôt ces extraits édifiants : « Au lieu de contribuer au progrès de l'humanité [les fils d'Allah] passent leur temps avec le derrière en l'air à prier cinq fois par jour », « se multiplient comme des rats », « il y a quelque chose dans les hommes arabes qui dégoûte les femmes de bon goût ». Le chroniqueur qui a fait l'éloge de ce livre, dans l'hebdo, s'appelle Robert Misrahi. Charlie Hebdo a fini, à force de protestations des lecteurs, par désavouer le chroniqueur, mais le mal était fait. Et pourtant, les responsables de l'hebdo ne pouvaient pas ne pas avoir perçu qu'ici il ne s'agissait plus d'humour ni de satire mais d'idéologie. J'ai en effet du mal à être Charlie avec un tel personnage.
Qui plus est, les fameuses caricatures de Mahomet ont une origine douteuse, pour ne pas dire fascisante. En effet, elles ont été reprises par Charlie Hebdo d'un journal d'extrême droite danois au nom, semble-t-il, de la liberté d'expression et de la satire anti-religion. Or,Val et certains camarades de l'hebdo, entre autres, la très en verve Caroline Fourest, ont été à l'avant garde de l'excommunication de Dieudonné de l'ensemble de l'espace médiatique français, au départ, pourtant, pour avoir parodié un colon intégriste juif. En témoigne cette Une du Charlie Hebdo n°662, qui présente Dieudonné avec un cerveau minuscule, avec le titre « Le cerveau de Dieudonné ! Un détail ». Cela faisait écho aux propos de l'auto-proclamée police de la pensée, Patrick Cohen, sur les cerveaux malades de Dieudonné, Nabe, Soral et Ramadan... Bref, les mêmes qui revendiquent à cor et à cri le droit au blasphème contre l'islam, dénient ce droit à Dieudonné lorsqu'il brocarde un colon intégriste juif. Cela s'apparente très clairement à du deux poids deux mesures. Souvenez-vous, c'est le même Philippe Val qui excommuniera Siné de l'hebdo en l'accusant d’anti-sémitisme juste parce qu'il a commis une blague qu'on peut qualifier de foireuse en écrivant : « Jean Sarkozy vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée juive et héritière des fondateurs Darty. […] Il fera du chemin dans la vie, ce petit ! » (Siné, Charlie Hebdo n°837). Philippe Val, et à sa suite, l'inénarrable Caroline Fourest, a beau tenter de convaincre que c'est parce que le journal risquait un procès pour anti-sémitisme, procès perdu d'avance selon eux, personne n'est tombé dans le panneau. La suite judiciaire (prud’homale) de cette affaire et des agissements de P. Val, patron de France Inter, démontreront que lui, Fourest et d'autres nous ont pris pour des pigeons. De Charlie à France Inter, le prétendument anarchiste-gauchiste s'est bien mué en censeur invétéré au service de ses nouvelles amitiés politiques, à l'opposé des valeurs de gauche et de l'esprit Charlie. Plusieurs membres du journal ont dénoncé la dérive dans le sillage de l'affaire Siné.
A France Inter, la première victime de Val a été Frédéric Pommier qui présentait la revue de presse. Ce dernier est renvoyé deux heures seulement après la nomination de P. Val au poste de directeur. Sa faute : avoir cité Siné Hebdo à la revue de presse.Val s'en défendra sans vraiment convaincre. Le 23 juin 2010, ce sera au tour des humoristes Stéphane Guillon et Didier Porte d'être licenciés. Ces derniers ont payé sans doute leur impertinence face au pouvoir de l'époque. Leur gauchisme était dénoncé depuis un moment par les zélateurs du pouvoir. Le nettoyage ne s'arrêtera pas là, puisque en octobre 2010, l'humoriste Gérald Dahan est, lui aussi, viré pour crime de lèse-majesté à l'égard de Michèle Alliot-Marie . Des licenciements tous injustifiés. En effet, en 2011, les prud'hommes de Paris qualifient l'éviction de Guillon d'irrégulière et condamne Radio France à lui verser 212 000 euros de dommages et intérêts, somme augmentée de 23 000 euros par la Cour d'Appel de Paris au titre du préjudice moral. En 2012, Radio France est également condamnée par le même conseil de prud'hommes à verser 252 000 euros à l'humoriste Didier Porte pour « licenciement sans cause réelle et sérieuse ». Enfin, en décembre 2012, Charlie Hebdo est condamné par la Cour d'Appel de Paris à verser 90 000 euros de dommages et intérêts à Siné pour licenciement abusif. Bref, comme vous le voyez, les pleurs de Val sur la liberté d'expression, pas sur la mort de ses amis heureusement, manque de sincérité. C'est pourquoi, bien que d'accord souvent avec l'esprit Charlie, en la matière, je ne nourris aucune fierté à marcher aux côtés de P. Val pour la défense des libertés qu'il a plusieurs fois foulées au pied.
Je ne peux être un Charlie sincère non plus à défiler aux côtés des représentants des princes saoudiens, ceux-là qui amputent des mains, lapident les femmes, condamnent à 10 ans de prison et à recevoir mille coups de fouets un simple blogueur dont le tort a été de plaider pour la Saint Valentin et réclamer des mesures politiques libérales, ceux-là même qui poussent le ridicule jusqu'à considérer le bonhomme de neige comme objet de blasphème. Être Charlie est tout à fait honorable, mais pas avec ces gens-là, vous en convenez ?
Des tas d'autres personnes, qui se sont invitées à cet élan populaire salutaire ne m'ont pas donné envie de marcher à leur côté : Benyamin Netanyahou, chef d'un gouvernement qui pratique la loi du talion en rasant les maisons des familles des kamikazes palestiniens ou en bombardant sans discernement les populations civiles de Gaza, les représentants de Poutine, ce despote contemporain qui embastille à tour de bras les journalistes et les opposants, Ali Bongo qui ignore tout de la liberté, Viktor Orban, le premier ministre Hongrois, qui pactise avec l'extrême droite populiste... Vous avez dit Charlie ? Mais quels Charlots, ces gens !
Et pourtant, je suis Charlie en solidarité avec les morts, en soutien aux survivants de Charlie Hebdo ainsi qu'à l'égard des familles et pour la défense des principes et des valeurs de la République mais j'exècre de devoir défiler aux côtés de tous ces faux amis de la liberté d'expression, pour ne pas dire de la liberté tout court, dont j'ai fait cas ci-dessus. Voici pourquoi, bien que n'ayant pas porté le fanion ni défilé le 11 janvier dernier, je pense, moi aussi, être Charlie. Amplement ! Et je pense être dans l'esprit Charlie pour autant. Le dessinateur néerlandais de Charlie Hebdo, Willem, traduit succinctement ce sentiment de dégoût qui m'anima en ces termes : « Nous vomissons sur ceux qui, subitement, disent être nos amis ».
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