Pourquoi il est inique de remplacer les élections prud’homales par une désignation par les syndicats au prorata de la représentativité syndicale
Suite à la publication de ma précédente note, qui a battu tous les records de fréquentation du blog de République et Socialisme en Seine-et-Marne, ce qui me réjouis, j'ai eu affaire à plusieurs retours de personnes s'interrogeant avec la plus grande sincérité sur le pourquoi du caractère inique de la suppression des élections prud'homales et de leur remplacement par une désignation par les syndicats au prorata de la représentativité syndicale. Ces interrogations, si elles m'ont surpris, sont néanmoins légitimes et méritent des réponses.
Commençons donc d'abord par démonter les trois arguments avancés par le gouvernement pour justifier sa mesure.
1) "La participation aux élections prud'homales est trop peu élevée"
L'argumentaire du gouvernement :
Avec un peu moins de 25% de participation dans le collège salariés en 2008, les élections prud'homales ont connu un minimum historique de participation. La participation baisse de manière continue à chaque consultation, ainsi la légitimité démocratique des Conseils de Prud'hommes est entamée et il est au contraire bien plus juste que les syndicats nomment leurs membres en fonction de leur représentativité.
Pourquoi c'est du pipeau :
D'une part, si la participation aux élections prud'homales est en effet en baisse continue depuis 1979, on peut estimer que cela provient du fait que les Conseils de Prud'hommes sont chroniquement sous-dotés, qu'ils ne disposent que de peu de moyens pour assurer la publicité de leur existence, de leur rôle et de leur action, et que l'élection prud'homale elle-même est organisée suivant des modalités qui rendent difficiles la participation (il faut se rendre en préfecture en journée de travail, donc avoir fait la démarche de demander une demi-journée de congé à son employeur, qui est théoriquement obligé de l'accorder mais les viols de cette obligation légale sont légion dans les PME/TPE).
D'autre part, si le faible taux de participation aux élections prud'homales justifie leur disparition au prétexte de la perte de légitimité, pourquoi les remplacer par un dispositif reposant sur une consultation... à laquelle la participation est à peine supérieure ? En effet, la représentativité syndicale est, depuis 2008, calculée sur la base de trois élections, qui sont les élections professionnelles, les élections aux Chambres d'Agriculture (collèges salariés uniquement, donc 3A et 3B) et une élection spécifiquement créée pour les salariés des TPE. Or la participation à l'élection TPE n'a été que de 10%, celle des collèges salariés à l'élection des Chambres d'Agriculture que de 16%, et celle aux élections professionnelles que de 29%. Le ministère du travail, lors de la publication des résultats de l'audience syndicale a poussé le cynisme jusqu'à indiquer que ces consultations avaient réunit "plus de suffrages qu’aux élections prud’homales"... sans préciser le nombre de suffrages supplémentaires enregistrés. Et pour cause : ce sont seulement 695 773 voix de plus qu’aux élections prud’homales de 2008 qui ont fondé l’audience syndicale mesurée et donc la représentativité syndicale. Ceci, je le rappelle, alors que les élections professionnelles disposent d’une publicité autrement plus importante que les élections prud’homales et de conditions de vote bien plus simples (vote sur le lieu de travail).
2) "Le coût des élections prud'homales est trop élevé"
L'argumentaire du gouvernement :
Les élections prud'homales de 2008 ont coûté près de 100 millions d'euros, c'est beaucoup trop au regard de la participation ; en ces temps de disette budgétaire, il faut sacrifier des dispositifs inutilement coûteux.
Pourquoi c'est du pipeau :
D'abord, on peut à bon droit estimer que la démocratie sociale mérite bien qu'on y consacre une somme suffisante, d'autant que les élections prud'homales sont les seules élections sociales à l'échelon national.
Ensuite, vu la taille du dispositif, le coût n'en est pas excessif : 100 millions d'euros en 2008, tandis que les élections européennes de 2009 et les élections régionales de 2010, pour prendre l'exemple de deux élections proches des dernières prud'homales et où les foules ne se sont pas déplacées, ont coûté respectivement 120 et 136 millions d'euros, ce n'est pas un coût disproportionné.
Enfin, voir le gouvernement avancer la nécessité d'économiser 100 millions d'euros alors même que le CICE représente un manque à gagner de 20 milliards d'euros par an, et que la prise en charge des cotisations sociales familiales qui restaient encore payées par les entreprises représente, elle, plus de 10 milliards d'euros par an, c'est quelque peu fort de café. On peut trouver 30 milliards par an pour les entreprises, mais 100 millions pour les défenseurs du droit du travail, c'est excessif ? C'est de la mauvaise foi insigne.
3) "Cette mesure est une marque de confiance envers les syndicats"
L'argumentaire du gouvernement :
Certes, la suppression des élections prud'homales ôtera aux Conseils de Prud'hommes leur légitimité démocratique, mais cela sera compensé par la nouvelle légitimité que constitue la nomination par les syndicats, dont nous entendons bien faire de véritables partenaires institutionnels en leur reconnaissant une capacité à décider en matière sociale ; du coup, en leur confiant le soin de nommer les conseillers prud'homaux, c'est une marque de confiance qui leur est manifestée.
Pourquoi c'est du pipeau :
En premier lieu, la nomination par les syndicats ne constitue pas une légitimité équivalente à la légitimité démocratique. En effet, la représentativité syndicale est, logiquement, la base à partir de laquelle les syndicats peuvent disposer de la capacité à négocier des accords, qu'il s'agisse d'accords nationaux interprofessionnels, d'accords de branche ou d'accords d'entreprise. En aucun cas il ne s'agit de conférer par ce biais aux syndicats un rôle de prise en charge de l'ensemble de la vie en entreprise, donc notamment le rôle de défenseurs du droit du travail.
En second lieu, les syndicats représentatifs au niveau national sont eux-mêmes majoritairement opposés à cette mesure ! En effet, la CGT, FO et la CFE-CGC s'y opposent toutes trois. Or, elles représentent, d'après les chiffres mêmes de l'audience syndicale, près de 60% des suffrages exprimés qui se sont portés sur les seules organisations ayant franchi le seuil des 7% de la représentativité nationale. Si l'on prend en considération l'ensemble des suffrages exprimées, elles demeurent majoritaires (un peu plus de 52% des suffrages), et il faudrait encore y rajouter les suffrages réunis par Solidaires et les autres organisations opposées à cette mesure. Donc la "marque de confiance" que le gouvernement entend "manifester" consiste à aller contre la volonté exprimée d'organisations réunissant une large majorité de la représentativité syndicale.
En dernier lieu, il est pour le moins surprenant de voir surgir un tel argument provenant d'un gouvernement qui a manifesté à de nombreuses reprises déjà son profond mépris pour les objections et les contestations à ses mesures issues des rangs syndicaux. Son attitude depuis le début consiste à ne prendre en compte les positions syndicales que quand elles rejoignent les siennes. Dès lors, la prétention à vouloir faire des syndicats des partenaires décisionnaires et non plus de simples interlocuteurs est proprement ridicule.
Ces trois arguments étant à présent totalement démontés, passons ensuite à l'explication du caractère inique de ce remplacement.
Les élections prud’homales ne visent pas à élire des représentants. Ce sont des élections judiciaires, pour élire des juges d’une juridiction de premier degré (comme les Tribunaux de Commerce, les Tribunaux d’Instance et les Tribunaux de Grande Instance), en l’occurrence la juridiction compétente pour juger les litiges en matière de droit du travail. Il n’y a donc aucune raison de considérer les Conseillers Prud’hommes comme des représentants, ni a fortiori que les salariés qui votent pour un Comité d’Entreprise (qui peut être élu sur des choses aussi étrangères au droit du travail que l’obtention d’un chéquier de tickets restaurants) le font pour les mêmes raisons qu’ils voteraient pour les défenseurs du droit du travail.
Et d’ailleurs l’écart entre le nombre de comités d'entreprise et de délégués du personnel d’étiquette CFDT (par exemple) et les suffrages obtenus par la même CFDT aux élections prud’homales en témoigne : si la CFDT talonne la CGT en termes de représentants dans les entreprises, en revanche, elle s'est faite largement dominer par cette dernière à chaque élection prud’homale. Tout simplement car nombre de salariés estiment manifestement que, si les représentants CFDT obtiennent de leurs directions des dispositions et avantages satisfaisants et donc qu'on peut leur faire confiance pour cela, les syndicalistes CFDT ne sont pas forcément pour autant de bons défenseurs du droit du travail, et qu’au contraire les syndicalistes CGT sont autrement plus rigoureux et efficaces en la matière.
Que dirions-nous si, sur la base du vote aux élections municipales, on chargeait les partis ayant franchi un certain seuil global au niveau national de nommer au prorata des voix obtenues les députés à l’Assemblée Nationale ? Nous dirions probablement qu’il est illégitime de déduire du résultat d’une élection particulière avec ses enjeux propres la volonté des électeurs concernant de toutes autres fonctions concernant de tous autres enjeux et nécessitant leur propre élection.
Et bien c’est la même chose ici : de la même manière qu’il y a une différence entre le rôle d’un maire et celui d’un député, qui fait que les suffrages portés sur une étiquette dans le cadre des élections municipales ne répondent pas aux mêmes enjeux que les suffrages portés sur la même étiquette dans le cadre des élections législatives, il y a une différence entre le rôle d’un représentant du personnel et celui d’un conseiller prud’hommes, qui fait que les suffrages portés sur une étiquette lors des élections professionnelles ne répond pas aux mêmes enjeux que les suffrages portés sur la même étiquette lors des élections prud'homales.
S'ajoute également à cela le danger que fait peser sur la pérennité de l'existence des Conseils de Prud'hommes la suppression des élections prud'homales. En effet, les élections prud'homales étaient jusqu'à présent le principal biais par lequel les Conseils de Prud'hommes pouvaient faire la publicité de leur existence, de leur rôle et de leur action. Les supprimer, c'est supprimer le dernier lien existant entre les salariés et les juridictions du droit du travail. Il est malheureusement à redouter que dès lors la fréquentation des Conseils de Prud'hommes baisse de manière vertigineuse, apportant du même coup aux partisans de leur suppression pure et simple un argument en or : celui de l'inutilité.
Mentionnons également un fait peu connu et qui, à lui seul, rend inique ce remplacement : le fait que les stagiaires, les retraités, les chômeurs et les salariés récents se retrouvent de fait exclus du dispositif de choix des conseillers prud’homaux.
En effet, autant les stagiaires, les chômeurs et les retraités depuis moins de 10 ans avaient le droit de voter aux élections prud’homales (sur autorisation préfectorale), autant dans la mesure de l’audience syndicale, ils n’ont à aucun moment les moyens de s’exprimer puisque ne pouvant pas voter aux élections professionnelles. On parle pourtant là de décider des défenseurs du droit du travail, droit auquel les stagiaires sont soumis, auquel les chômeurs seront soumis dès qu’ils auront retrouvé un emploi, et auquel les retraités récents peuvent être soumis à nouveau s’ils décident de reprendre un emploi (par exemple dans le cadre d’un contrat de génération).
De la même manière, les salariés depuis moins de 3 mois dans l’entreprise ne peuvent pas voter aux élections professionnelles, disposition prise pour éviter les truquages trop flagrants desdites élections professionnelles de la part de certaines directions qui pratiquaient jusque dans les années 1980 des embauches massives de complaisance juste le temps d’élire un comité d’entreprise « jaune ». Pourtant, à eux comme aux autres salariés, le droit du travail s’applique, mais comme les stagiaires, les chômeurs et les retraités depuis moins de 10 ans, ils se retrouvent purement et simplement exclus du nouveau dispositif permettant de sélectionner les défenseurs du droit du travail.
Enfin, répondons à une remarque qui m'a été faite, consistant à demander en quoi une mesure consistant à "judiciariser les Conseils de Prud'hommes" serait négative.
Cette question, je pense, témoigne avant tout d'une certaine ignorance quant à ce que sont les Conseils de Prud'homme et à ce qu'est la réforme du gouvernement.
Les Conseils de Prud'hommes sont déjà "judiciarisés" ; ils sont des juridictions de premier degré, comme les Tribunaux de Commerce, les Tribunaux des affaires de Sécurité Sociale, et les Tribunaux d'Instance et de Grande Instance. Et comme les Tribunaux de Commerce, les juges en sont élus par ceux qui sont concernés par leurs compétences. Si par "judiciariser" il est entendu "faire entrer dans l'ordre judiciaire", alors c'est d'ores et déjà le cas, et cette réforme n'y changera rien.
Si en revanche, par "judiciariser", on veut dire que les Conseils de Prud'hommes seraient composés de professionnels du droit, il convient de préciser deux choses :
- d'abord, que droit du travail est une branche particulière du droit dont les seuls spécialistes à proprement parler sont les inspecteurs du travail, qui d'une part n'ont clairement pas le temps (ni les effectifs, ni les moyens) d'assurer une telle tâche, et qui d'autre part n'ont de toutes façons pas signé pour ça ;
- ensuite, que ce n'est absolument pas ce qui est avancé par la réforme, puisque le gouvernement entend remplacer l'élection des conseillers prud'hommes par leur nomination par les syndicats, à proportion de la mesure de leur audience chez les salariés (audience mesurée par les élections professionnelles, les élections des chambres d'agricultures, et un nouveau scrutin spécifique pour les salariés de TPE), donc que les futurs conseillers prud'homaux ne seront, pas plus qu'auparavant, des professionnels du droit.
Alexis Martinez, République et Socialisme 77
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