Pourquoi l’Europe est dans l’impasse
Dans des temps normaux, une personne qui répondrait complètement à cette question s’enrichirait rapidement, son opus s’arrachant à prix d’or dans les chancelleries et dans les couloirs impersonnels des cubes de verre et béton qui donnent à Bruxelles l’impression qu’elle est une capitale internationale. En ces débuts de campagne, il ne faut pourtant avoir aucune illusion, l’ordinateur de nos « zélites » est verrouillé et leurs oreilles bien remplies de cérumen pilé.
- L’Europe associe des nations encore solides, à la puissance relative déclinante (le Royaume-Uni et la France), des petits pays qui n’ont jamais eu de puissance et qui n’en rêvent point et des nations contestées à l’intérieur ou émasculées par l’histoire (Belgique pour la première catégorie, Espagne ou Allemagne pour la seconde) ;
- Par un curieux concours de circonstance, les mythiques pères fondateurs ont réuni autour de leur chimère des intérêts différents mais momentanément convergents : celui de De Gaulle, fossoyeur de l’Empire français au nom d’un France hexagonale mais puissante, celui d’une Allemagne souhaitant échapper à l’opprobre frappant ce pays à l’origine de trois guerres en moins d’un siècle, celui d’une Hollande marchande et mercenaire, celui d’une Belgique se haïssant, celui de l’improbable mais très banquier Luxembourg et, enfin, celui d’une Italie n’en pouvait mais de son interminable décadence.
- Par la suite, se sont agglomérés sur cette improbable molécule 21 Etats supplémentaires, attirés par l’opulence qui doit sans doute plus à la conjoncture et aux (beaux) restes de l’Histoire qu’au génie des institutions européennes. Chacun de ces 21 Etats a une histoire propre et des motivations particulières. Certains coïncident avec de vieilles nations déterminées par leur propre culture, leur environnement et leur volonté collective.
- L’un des avatars de la démocratie en Europe est la nécessité du mouvement perpétuel ou, plutôt, de la sensation de ce mouvement. Il faut aller de rupture en rupture, d’initiative en initiative, faire des lois, des règlements, innover. Cette caractéristique est bien connue des Français, ces derniers mois. Et d’ailleurs, moins les idées sont nombreuses et innovantes, plus la frénésie doit couvrir la réalité. C’est ainsi que l’Europe n’échappe pas à cette dictature du mouvement. Nous avons eu une zone de libre-échange puis une union douanière, mais c’était faire preuve d’une hallucinante naïveté que de penser que les responsables politiques sauraient en tirer les bénéfices sans vouloir pondre une nouvelle étape chaque jour. A cet égard, les « pères fondateurs », eux, avaient fait preuve d’une diabolique prescience.
- Nous voilà donc avec une Europe politique sur les bras, larguée par un mélange harmonieux d’enfants de la guerre mondiale, de repentants post-coloniaux, de baby-boomers sans repères, sans valeurs et sans enfants et d’élites biberonnées au lait tiède de l’universalisme confortable. Nous y sommes encore.
SAUF QUE…
- pendant que nous dépensons les derniers deniers de la prospérité construite en mille ans, une vaste partie du monde crève plus ou moins la dalle et que, sur ces terres, l’Europe ne suscite guère plus de pitié que les autres puissances qui, elles, se protègent et avancent, immoralement peut-être, mais non sans une certaine efficacité ;
- notre idée post-nationale prétendument géniale n’intéresse guère le reste de l’Humanité (merci de vous abstenir de me parler du Mercosur, de l’ALENA ou de l’ASEAN…) ;
- nous parlons plus de vingt langues différentes et que nous avons une histoire différente. Cela ne nous condamne pas à la guerre ou à l’absence de coopération, mais cela ne s’effacera pas avec Erasmus (et c’est tant mieux, soit dit en passant, j’aurais horreur de me sentir dans mon pays quand je prends la peine d’aller en Espagne, en Italie ou en Angleterre !) ;
- nos voisins ont des motivations très différentes de celles qui ont présidé à « notre » choix européen : certains sont européens parce qu’ils veulent démanteler l’Etat central, vécu comme une contrainte (et cela n’a pas toujours grand-chose à voir avec les politiques libérales ou socialistes dudit Etat) : c’est typiquement le cas de l’Espagne, où les communautés autonomes voient en Bruxelles l’allié objectif contre Madrid ; d’autres voient l’Europe, à juste titre, comme un formidable accélérateur de mondialisation : c’est le cas des nations marchandes de la péninsule européenne, d’autres encore espèrent naïvement que l’Europe les protègera de la vieille nation de tutelle (même s’ils ont quand même la lucidité de privilégier l’OTAN) : welcome Pologne, Estonie & co. Restent enfin la France et l’Allemagne. La première a cru que l’Europe serait un démultiplicateur de sa puissance, un empire de substitution après l’aventure coloniale. L’Allemagne, de son côté, a vu l’Europe comme un investissement. Elle a (beaucoup) mis la main à la caisse et pense que le moment est venu d’encaisser les dividendes. Et elle le fait. Je suis frappé par l’affirmation allemande depuis la guerre des Balkans. Berlin n’est plus disposé à laisser le leadership diplomatique continental à Paris, ce qui était le deal initial. Avez-vous vu comme nous devons céder sur à peu près tous les sujets avec la mère Merkel. Quel est, dans cette Europe fidèle à la loi de la spécialisation, l’avantage comparatif de la France ???
ALORS, de ce qui précède, je tire les conclusions suivantes :
- notre destin nous appartient : nous sommes condamnés à sombrer ou à continuer comme la vieille nation que nous sommes ; il ne faut compter ni sur Madrid, ni sur Bruxelles, ni sur Berlin ni (évidemment !) sur Londres pour nous sortir de l’ornière ;
- nous avons bien sûr vocation à coopérer étroitement avec nos voisins, sur notre petit sous-continent européen, mais nous avons parfois des intérêts divergents et nous serions bêtes de ne pas défendre les nôtres ;
- la France ne sera sans doute plus jamais ce qu’elle fût au XVIIe s. ou, même, en 1914, la première puissance mondiale. La bonne nouvelle est que ce n’est pas grave ! Nombre de « petits » pays sont très heureux de leur situation et ne cherchent pas à faire nombre pour pouvoir enfler leurs jabots.
- Petits que nous sommes, nous conservons une position objective extrêmement privilégiée, qu’il faut s’attacher à maintenir et conforter.
- C’est en nous et chez nous que nous trouverons les clés de l’avenir. C’est difficile, mais nous n’avons pas le choix.
C’est ce à quoi je m’attelle. Et je vous promets que quand je prends le RER ou que j’ouvre la télé, je doute. Pas longtemps, heureusement !
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