Pourquoi la Russie n’a d’autres alternatives que l’annexion déguisée de la Crimée ? Que « veut » l’Europe en Ukraine ?
- Les ombres de la Russie et de l’Europe sur le destin Ukraine-Crimée
Tout d’abord, regardons le monde aujourd’hui ? Que se passe-t-il ? L’islamisme ne fait pas seul l’actualité l’internationale. Les événements qui se passent au Venezuela, en Corée du Nord, en Mer de Chine, au Xiang en Chine, en Syrie, en Libye, en Egypte sont aujourd’hui relayés voire supplantés conjoncturellement par les événements en Ukraine, comme l’Ossétie en 2012. Un peu comme si la nature a horreur du « vide du temps » dans chaque parcelle de terre de notre monde. Le monde étant constamment en évolution. Des grands événements se jouent depuis la crise de 2008 dans le monde. Et ce qui se passe en Ukraine peut s’assimiler à un événement majeur dans l’histoire de l’humanité, qui vient lui aussi en droite ligne de la crise financière de 2008.
Les crises et les guerres, comme on l’a dit, font avancer l’humanité. Il y a un sens dans les tragédies que vivent les peuples. Et le mal qui finit par emporter des pays, des empires, et des peuples est le tribut à payer les hommes pour le progrès du monde. Qu’on le veuille ou non c’est ainsi, et pas autrement.
Que se passe-t-il alors en Ukraine ? L’histoire du divorce de deux peuples issus d’un même peuple ? Avec le partage des biens et patrimoines, i.e. le territoire, l’Ukraine pour les ukrainiens, et la Crimée pour les « russophones ». Et si on regarde l’histoire, cette construction historique était engagée depuis longtemps, depuis exactement la date même où l’Union soviétique avait cessé d’exister. L’ex-URSS avait certes cessé d’exister mais ne pouvait se séparer de son « poumon-sud » qui lui donnait accès à la Mer Méditerranée, et aux Océans du monde. Ce qui fait de la Crimée une région-enjeu hautement stratégique pour la Russie en premier, et pour l’Union européenne ensuite. C’est pourquoi le destin de la Crimée restait à faire et à défaire. Et l’ombre de l’ex-Union soviétique planait déjà sur le nouvel Etat qui en est sorti, i. e. l’Ukraine, et la région de Crimée, objet de convoitise de l’« ex-numéro deux mondial ». Sauf qu’il n’y avait pas une ombre, mais deux ombres. L’ombre de la Russie et de l’Union européenne !
- Le sens du progrès - Tout peuple renvoie sa propre image à l’autre
Une question. Pourquoi l’Union européenne ? L’Europe, et toujours l’Europe, qui s’immisce dans les affaires du monde ? Est-elle « prédestinée à cette destinée » ? Pour ce « droit de regard » sur les affaires du monde ? A-t-elle besoin de territoires pour son expansion ? Ne lui suffisent-ils pas les 27 ou 28 nations européennes qui existent en son sein ? Une véritable énigme dans ce déploiement de forces politique, diplomatiques voire même militaires de l’Europe. Est-elle comme le laisse supposer cette « croyance politique » que l’Europe opère dans un cadre géopolitique et géostratégique atlantiste ? Qu’elle n’est finalement que le « bras politique, diplomatique et militaire » de l’Empire dans l’Eurasie. Un peu comme Israël est un poste avancé de l’Empire dans le monde arabo-musulman.
Il est évident que comparaison n’est pas raison. Et cette hypothèse ne tient pas la route pour la simple raison que l’Europe, en réalité, fonctionne indépendamment de l’Empire. Et que c’est l’Empire qui fonctionne en fonction de l’ex-Empire, qui est bien plus ancien que les empires russe, américain et chinois d’aujourd’hui. Et si on veut comprendre l’herméneutique de l’évolution du monde, il faut « historiciser » l’histoire. Et seule l’historicisation de l’Histoire peut permettre d’établir les « vérités cachées de l’histoire ». Elle peut même mettre en projet un « devenir en puissance » du monde. C’est pourquoi l’historicisation revêt une importance essentielle dans la compréhension du monde. Et les événements historicisés en témoignent.
Si, entre l’Europe et les États-Unis s’est tissée au fil du temps une alliance géostratégique majeure, cela incombe essentiellement aux conjonctures internationales qui ont suivies les deux guerres mondiales. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la réorganisation du monde était nécessaire, inéluctable. C’est ainsi que l’Occident s’est trouvé conforté par des institutions internationales, tels l’OTAN, l’OSCE… et le FMI, la BM et autres structures économiques et financières dont ils sont les initiateurs et qui ont vu l’ensemble des pays du monde s’y joindre à la plupart de ces structures internationales.
Contrairement à ce que l’on croit, l’acteur principal en Eurasie n’est pas l’Amérique mais l’Europe. Sans l’Europe, les États-Unis n’auraient d’intérêt ni assez de puissance pour influer sur le destin du monde. Par conséquent, dans la crise ukrainienne, l’acteur principal n’est pas l’Amérique, mais l’Europe elle-même. De plus, combien même l’Europe est taxée de trouble-fête ou d’ingérence dans les affaires du monde, en particulier sur son monde proche, en l’occurrence la crise ukrainienne, l’Europe n’a fait que se projeter naturellement sur son versant Est. Un versant qui la concerne « géo-stratégiquement ». Et cette projection sur l’Ukraine, qu’il ne faut pas oublier, s’est faite à la demande d’une grande partie du peuple ukrainien. Et ce point est d’une importance capitale. Ce serait trop simple de parler de subversion européenne dans la crise ukrainienne. C’est comme dire que les peuples ne voient pas leurs intérêts politiques et sont à la merci des menées subversives des pays hostiles. Pour l’Ukraine, ce n’est pas le cas.
En réalité, les peuples agissent le plus souvent par « mimétisme », tout progrès dans une région est « aspiré légitimement » par les autres peuples. Ceci pour dire qu’aucun peuple ne se projette sur une région, sur un régime politique ou sur une intégration sans qu’il ne voie une raison valable, un intérêt à retirer. Tout peuple, comme on l’a déjà dit, est mû par son essence d’être, par une essence renvoyée par les progrès de l’autre.
Pour comprendre, si par exemple, c’est en Russie que les peuples envoient une image d’un pays réellement démocratique, « où il fait bon de vivre », où les hommes ont des droits bien plus grands que ceux que les Européens ont en Europe, il est à parier que le peuple ukrainien dans toutes ses composantes n’aurait jamais eu à se désolidariser du peuple russe. Plus important encore, les pays d’Europe centrale et orientale n’auraient jamais quitté la Russie, et l’ex-Union soviétique d’Etat n’aurait pas disparu. Ce serait les Européens qui auraient à aspirer à la gouvernance soviétique, ce qui a existé d’ailleurs un certain temps en Occident, durant la « Guerre froide ». Mais cette aspiration n’a été qu’en surface puisque le soviétisme prometteur s’est écarté à ce qu’avaient été « pensé » par Marx, Lénine… puisqu’il est devenu une dictature d’Etat. Le socialisme était dévoyé par l’élite au pouvoir, et fut remplacé par un socialisme-nomenklatura-goulag à la place de la « lutte des classes » et l’instauration d’un régime socialiste auquel auraient bénéficié toutes les classes sociales. Donc victime de son propre succès et surtout de l’utopie du projet qui ne pouvait être que transitoire. On comprend pourquoi ensuite les événements se sont précipités. Evidemment, tout événement majeur a sa place dans l’évolution de l’humanité, et le soviétisme, même s’il s’est délité à la fin, a vis-à-vis du monde constitué un tournant dans l’histoire humaine. Il a été un des moteurs dans le développement du monde.
- Le destin unique de l’Europe dans l’arène du monde
On comprend pourquoi les pays d’Europe centrale et orientale, à la fin de la Guerre froide, ont rejoint l’Union européenne. Tout peuple aspire à la démocratie, à la liberté d’expression, à une sécurité sociale, et cela ne peut passer que par une « gouvernance démocratique » loin des « luttes d’appareils » où les peuples sont des « peuples-objets, des peuples non matures ». Les peuples dans ces situations, comme on le croit faussement, ne sont pas naïfs, impuissants, ils se réfugient dans l’indifférence, dans le silence, ce qui amène la classe politique, i.e. les décideurs à raisonner en termes d’hégémonie et de rivalités, et aussi de conservatisme avec tous les avantages que le système politique leur offre en termes de pouvoir. Il y a donc une logique interne dans tout système politique. Comme d’ailleurs ce qui se passe en Occident, sauf que le processus politique est différent. En Occident, le système politique est plus évolué, plus avancé parce qu’il place le peuple au centre du pouvoir politique. Pour n’en donner que trois exemples, l’alternance politique gauche-droite, la nomination de représentants des minorités, en particulier en France, à des postes très élevés (ministères de souveraineté) et la nomination d’Obama, un afro-américain de père musulman, à la présidence de la nation la plus puissante du monde montrent si besoin est le grand écart qui existe entre la gouvernance en Occident et la gouvernance en Russie, en Chine où tout reste à apprendre. Et les deux mandats présidentiels au lieu d’un montrent que la nomination d’Obama n’a pas été un accident de l’histoire. Contrairement en Russie qui est une grande puissance, mais où deux présidents se relaient sans critique et opposition interne, dans le silence le plus total de la classe politique. Ou en Chine où la présidence se fait par cooptation par une assemblée au pouvoir.
On comprend alors pourquoi l’Europe dérange. On ne peut alors s’étonner de la marche du monde. La Russie, dans son déploiement militaire en Crimée et le référendum organisé en Crimée, le 16 mars 2014, et qui a donné 95% de la population qui a exprimé son souhait de rejoindre la Russie, ne doit pas tromper. C’est un moyen déguisé d’annexer la Crimée. Comme d’ailleurs ce qui s’est passé en Ossétie du Sud, en août 2008.
Cependant, l’histoire est un éternel recommencement. Rien n’est acquit de manière certaine, le monde est toujours en évolution. La Russie sait qu’elle n’a pas gagné la partie. Et même, elle a peur de l’avenir. Que serait cet avenir « avec une Europe qui ne veut pas lâcher prise » ? « Que veut cette Europe ? » En fait, et cela peut paraître étrange même pour les Européens qui raisonnent européen, ne comprennent pas souvent l’histoire de l’Europe, cela dit sans offenser les Européens, l’Europe n’est pas l’Amérique, et ne peut être l’Amérique. Et dans un certain sens, c’est l’Amérique qui dépend de l’Europe.
Les États-Unis, malgré leur puissance militaire et économique, n’ont pas l’envergure de l’Europe sur nombre de plans. On peut même dire que l’Europe s’érige un peu en « centre du monde ». Et c’est cela qui n’est pas bien compris. Pour cause, toutes les grandes puissances qui sont autour, à l’Ouest l’Amérique, à l’Est, la Russie, au Sud-Est la Chine, au Sud, le continent africain, au Sud-ouest l’Amérique latine, érige l’Europe, par sa position géographique, en un pays-centre du monde.
Et pas seulement. Sur le plan historique, aucun pays du monde n’a vécu ce qu’a vécu l’Europe. Deux guerres mondiales et une multitude de guerres intérieures durant des siècles où tout y était, guerres de religion, guerres hégémoniques, révolutions sanglantes, etc. Qui a colonisé le monde ? L’Europe. Qui a été le plus grand esclavagiste du monde ? L’Europe. Qui a détruit les structures féodales du monde, dans une bonne partie du monde ? L’Europe. Quant aux génocides perpétrés de par le monde, l’Europe l’a chèrement payé par un « retour de l’histoire » qui l’a ravagé par deux fois, avec une orgie de morts.
Quant aux deux Amériques, ils doivent leur naissance à l’Europe, aux Européens qui ont peuplé les deux Amériques. Donc, l’Europe a « donné » les États-Unis, le Canada, et les pays latino-américains. Comme l’Islam a été un des moteurs qui a « donné », depuis quatorze siècles, l’Europe. Qu’on le veuille ou non, on ne peut effacer l’histoire. Quant à la « Russie soviétique » et la « Chine communiste », elles doivent leurs régimes politiques aux idées qui sont nées en Europe. Et c’est la raison pour laquelle on dit de l’Europe, le « Vieux continent ». Même les découvertes sur l’atome se sont produites en Europe, l’étape finale, i.e. l’expérimentation même de l’arme nucléaire qui a été faite aux États-Unis a été supervisée par des savants européens. Y compris la transmission indirecte des données à l’Union soviétique et la Chine.
Ce sont ces forces émanant du « vieux continent » qui sont en train de changer le cours de l’Histoire. L’Europe ne se sait pas, comme les Européens ne se savent pas davantage dans ces bouleversements de l’histoire. Et l’étape aujourd’hui de la Crimée rattachée à la Russie n’est qu’une étape dans l’histoire. Et ni le Conseil de sécurité ni une quelconque décision et encore moins une guerre qui est désormais interdite aux grandes puissances sous peine de périr – la destruction mutuelle –, ne changeront l’évolution du monde.
Ce qui est intéressant dans ces événements historiques aujourd’hui, en Ukraine, en Russie, dans le monde arabo-musulman, au Venezuela, en Colombie, en Thaïlande et ailleurs, c’est le système politique européen qui fascine les peuples. D’autant plus qu’avec la mondialisation, les systèmes politiques autoritaires peinent à démarrer leur économie. La Chine n’est qu’une exception d’autant plus qu’en épousant le système économique occidental ne signifie pas que son système est performant. Son système de gouvernance est biaisé, il ne fonctionne que sur une seule jambe. On comprend mieux pourquoi les grandes puissances prennent très au sérieux l’Europe. C’est dire le destin unique de l’Europe dans l’arène du monde.
Medjdoub Hamed
Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale,
Relations internationales et Prospective.
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