Pourquoi le Covid-19 a-t-il été sous-estimé ? Incertitudes, biais et confiance
Comme je m’en expliquais dans le livre sur l’information et la scène du monde, nous vivons sur deux scènes, corps disposés en mouvement et communications diffusées et échangées. L’information est l’enjeu du siècle. La crise du Covid-19 en est une illustration.
1) L’état de la situation au 14 mars 2020 a laissé penser que certains ont minimisé la gravité de l’épidémie ces dernières semaines. Ils sont minoritaires et parmi eux figurent Didier Raoult, infectiologue à l’AM-HP de Marseille, Gérald Kierzek, médecin urgentiste et consultant sur LCI. François Bricaire, est infectiologue, ancien chef de service à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière de Paris, et membre de l’Académie nationale de médecine, autrement dit une personnalité dont les compétences ne souffrent aucune contestation. Il déclarait le 6 mars : « L’épidémie de Covid-19 sera comparable à une virose saisonnière ». J’ai aussi minimisé la gravité, ce qui me permet d’analyser les raisons de cette sous-estimation dont on ne connaît pas l’ampleur. A noter le changement de ton de Gérald Kierzek qui au soir du 14 mars apparaît inquiet pour la première fois et alerte sur la saturation du système de soin dans le Grand Est. Et ce n’est pas forcément une bonne nouvelle puisque l’une des rares personnes optimiste vient d’être gagnée par l’extrême vigilance.
Une virose saisonnière fait entre 10 000 et 30 000 décès ; imputables à plus d’une dizaine de virus circulant. Ce chiffre a été estimé à 15 000 pour la grippe lors de la saison 2016-2017. La saison 2014-2015 indique un bilan grippal plutôt élevé. « Près de 30 000 passages aux urgences ; 3 133 hospitalisations parmi ces passages, dont 47 % chez les 65 ans et plus ; 1 558 cas graves de grippe admis en réanimation ; excès de 18 300 décès pendant l'épidémie de grippe, concernant à 90 % les personnes âgées de plus de 65 ans. » Et pourtant, ce bilan se situe exactement dans la fourchette médiane comme le précise le bulletin de l’Invs : Comparé aux données historiques de Sentinelles et rapporté à la population, le nombre de consultations pour syndromes grippaux, au moment du pic ou sur l’ensemble de la période épidémique, est au 14ème rang des valeurs les plus élevées observées ces 30 dernières saisons, confirmant une épidémie d’une ampleur forte ».
Combien de décès imputés au Covid-19 d’ici trois mois ? 15 000 ou 150 000 ou plus (voir plus bas) ? Si la situation a été sous-estimée comme on le pressent, trois facteurs l’expliquent, le manque de confiance dans les données transmises, le biais cognitif dans l’interprétation des données et bien évidemment, l’incertitude considérable pour un nouveau virus se propageant rapidement et occasionnant un tableau clinique proche de la grippe mais avec quelques différences, notamment une sévérité particulière et sélective.
Dépêche tombée ce 15 mars : "
Le Covid-19 sera-t-il au XXIe siècle ce que la grippe espagnole a été au XXe siècle ? C’est en tout cas le scénario le plus alarmiste sur lequel a travaillé le conseil scientifique, ce groupe de dix experts mis en place mercredi 11 mars à la demande du président de la République Emmanuel Macron « pour éclairer la décision publique ».
Selon ces modélisations confidentielles, dont Le Monde a eu connaissance, l’épidémie de Covid-19 pourrait provoquer en France, en l’absence de toute mesure de prévention ou d’endiguement, de 300 000 à 500 000 morts."
Si cette modélisation est exacte, alors la sous-évaluation est de grande ampleur, et de tous bords, avec des variantes
Et si on lit ceci, alors on peut se dire qu'on s'est complètement planté. Juste une remarque. Les personnes âgées sont en première ligne et le tableau du Haut-Rhin s'aligne sur celui de l'Italie (voir plus bas)
« Nous sommes à plus de quinze jours de vraie phase épidémique dans le Haut-Rhin, plus précisément dans l'agglomération de Mulhouse, et depuis trois jours, nous sommes submergés aux urgences par un flux incessant de patients avec des critères AEG [altération de l'état général], hypoxémie [manque d'oxygène] important, pneumopathies bilatérales… Le taux d'hospitalisation après passage aux urgences est de 40 %. L'ouverture de lits Covid-19 ne suffit plus et [notre] établissement est quasiment au bout des moyens qu'il peut déployer. Les lits de réanimation sont saturés et il est impossible de trouver des respirateurs pour ouvrir de nouveaux postes de réanimation », indique-t-il. Avant de mettre en garde : « Depuis hier [samedi], la mortalité dans les secteurs de gériatrie est majeure et les cas symptomatiques dans les Ehpad sont très nombreux, occasionnant des difficultés sur les choix à faire en régulation."
2a) Le manque de confiance. La pandémie actuelle est la conséquence d’une épidémie dont l’épicentre fut la ville de Wuhan, puis s’est élargie à la province du Hubei pour se propager en Chine et ailleurs. Les scientifiques et autorités chinoises ont réagi rapidement. Début janvier, les infectiologues savaient qu’un nouvel agent causait ces pathologies respiratoires observées fin décembre. Les virologues issus d’une trentaine de laboratoires publièrent la séquence de ce nouveau coronavirus, distinct du SRAS-2012, du Mers-2012 et des coronavirus circulant depuis des lustres. L’article fut publié le 30 janvier dans la revue Lancet et faisait état de 2000 cas détectés positifs au N-Cov à Wuhan en date du 26 janvier. Il confirmait la transmission d’homme à homme. La suite s’est accélérée mais comme la Chine est un pays dont l’information est contrôlée, nombreux sont ceux qui n’ont eu qu’une confiance limitée après avoir pris note des communiqués livrés par les autorités chinoise. On sait par ailleurs que depuis quelques 5 à 7 ans, le monde est traversé par cette crise de défiance décrite par les observateurs politiques comme crise du populisme et des nationalismes, autrement, une ambiance globale de méfiance, une tonalité de défiance, avec agressions verbales, joutes sémantiques et j’en passe. Défiance pas seulement entre Etats mais aussi dans chaque pays, entre la classe politique et les populations. Cette défiance ne date pas d’hier. Elle a été analysée de manière plutôt visionnaire en 1995 par le philosophe Peter Sloterdjik dans son livre intitulé « Dans le même bateau », titre prophétique s’il en est puisque cette fois, nous sommes réellement embarqués dans le même bateau. Embarqués dans un Diamond Princess étendu à l’échelle du globe.
2b) L'épisode H1N1. La pandémie de grippe que nous annonçait l'OMS en 2009 ne fut pas si redoutable. L'exagération de cette menace nous a fit douter des avis donnés par les autorités et compléta les facteurs produisant cette crise de confiance qui marque puissamment notre époque.
3) Les chiffres et les interprétations. Pour faire simple, les données sur le Covid-19 sont arrivées de tous les pays, avec des chiffres de décès contrastés, des détections de virus réalisée sans protocole précis, mêlant les tests sur des patients zéro, sur les patients dans la chaine de contact, les porteurs de signes grippaux, les cas entrés en urgence et les cas gravissimes entrés en réanimation. Que voulez-vous tirer comme appréciation exacte ? Des cas graves et des décès furent rapportés sans que l’on ne sache si le tableau clinique était très différent de celui d’une grippe qui, on a tendance à l’oublier, affecte et tue des personnes âgées et/ou en mauvaise santé plus un petit nombre non négligeable de patients sans signe particuliers et même des enfants en bas âge. Pour résumer, un biais cognitif conséquent.
Ce double biais, chiffre et incertitude, est parfaitement résumé dans ce propos : « En tant qu’épidémiologiste fort de huit ans d'expérience de terrain (j’ai notamment été en première ligne des efforts d’isolement et de quarantaine durant la pandémie de grippe porcine de 2009), j’ai eu l’impression le mois dernier que les rapports sur les décès dus au Covid-19 en Chine donnaient une image très imprécise du taux de létalité de la maladie. Dans un article, j’ai notamment écrit que le taux de létalité d'une maladie émergente est toujours élevé dans les premiers stades d’une épidémie, mais qu’il est susceptible de baisser une fois que des données plus complètes sont disponibles. Après avoir attendu huit semaines, je crains maintenant que ces nouvelles données –qui permettraient d’établir que le taux de létalité de ce nouveau coronavirus est faible– n’arrivent jamais. » (M.J. Boni, Slate, 15/02/20)
Un autre avis publié le 10 mars et précisons, quatre jours avant les remontées sur la saturation des urgences en Alsace : « Coronavirus, attention danger, mais pas celui que vous croyez. Depuis 30 ans, de mon observatoire hospitalier, j’ai vécu de nombreuses crises sanitaires, HIV, SRAS, MERS, résurgence de la tuberculose, bactéries multi-résistantes, nous les avons gérées dans le calme et très efficacement. Aucune n’a donné lieu à la panique actuelle. Je n’ai jamais vécu un tel degré d’inquiétude pour une maladie infectieuse et d’ailleurs pour aucune autre. Et pourtant, Je ne suis pas inquiet quant aux conséquences médicales du Coronavirus. Rien dans les chiffres actuels sur la mortalité et la diffusion du virus ne justifie la panique mondiale sanitaire et surtout économique. Les mesures prises sont adaptées et efficaces et elles permettront le contrôle de l’épidémie. » (Professeur Gilbert Deray)
Et un autre extrait de ce texte diffusé par Deray sur Facebook « Je suis inquiet que notre système de santé, déjà en grandes difficultés, soit prochainement débordé par un afflux de malades au moindre signe de syndrome grippal. Ce sont alors toutes les autres maladies que nous ne pourrons prendre en charge. Un infarctus du myocarde ou une appendicite ce sont toujours des urgences, un virus rarement. La couverture médiatique sur le coronavirus est très anxiogène et elle participe à l’affolement de chacun. »
Ce 15 mars, 380 décès de plus en Italie. La maladie frappe fort et les dépêches anxiogènes frappent les esprits. Les médias français continuent à annoncer le nombre de cas journaliers. Des chiffres sans utilité.
D’autres données sont plus précises. Ce 15 mars on peut lire : « dans une publication du Lancet, des médecins Italiens décrivent les 827 premiers décès observés parmi les 12 462 premières infections confirmées au 11 mars et les décès concernent des malades plus âgés qu’en Chine. L'âge moyen des personnes décédées en Italie est, en effet, de 81 ans et plus des deux tiers de ces patients sont atteints d’une comorbidité : diabète, maladies cardiovasculaires et cancer, ou sont d'anciens fumeurs. Parmi les patients décédés, 42,2% étaient âgés de 80 à 89 ans, 32,4% de 70 à 79 ans, 8,4% de 60 à 69 ans et 2,8 % de 50 à 59 ans (les personnes âgées de plus de 90 ans représentaient 14,1%). Le ratio hommes/femmes est de 80/20, l'âge médian étant plus élevé pour les femmes (83,4 ans pour les femmes contre 79,9 ans pour les hommes). »
Ces données font débat. Elles engagent des réflexions éthiques qui ne seront pas évoquées ici.
4) L’incertitude. On ne confondra pas le risque, qui souvent est quantifié avec des calculs de probabilité et l’incertitude qui par définition nous dit qu’on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Les usines classées Seveso sont classées non pas incertaine mais à risque. Le Covid-19 est une maladie émergente accompagnée d’incertitudes lorsqu’elle s’est déclarée puis propagée. Maintenant on la cerne mieux mais hélas, sa cinétique de propagation est très élevée. L’incertitude s’est dessinée au début de la pandémie en Chine, hélas dans un pays qui ne nous aide pas à comprendre les incertitudes car cette crise a été d’abord un enjeu politique. Incertitudes qui finissent par être cernées mais nous ne sommes pas encore au stade des exactitudes. Il faut naviguer à vue. Certaines vigies sont meilleures que d’autres. Mais le propre de l’incertitude n’est-il pas de déjouer les évaluations des vigies les plus douées. C’est le cas de ce virus qui nous a déconcertés comme rarement auparavant. Peut-être parce qu’il a dépassé les cadres de nos zones de maîtrise.
5) Un tsunami viral, une pandémie centennale ? Les phénomènes atmosphériques extrêmes sont qualifiés de décennaux lorsqu’ils reviennent à peu près tous les dix et lorsqu’ils sont centennaux, ils arrivent tous les cent ans et ont une intensité supérieure, parfois colossale. La crue de la Seine en 1910 a été qualifiée de centennale, la tempête de 1999 mérite aussi ce qualificatif, comme le tsunami qui au Japon engloutit la centrale de Fukushima. En ce sens, le Covid-19 se présente comme un tsunami viral dont la vague n’a pas encore recouvert la France ni l’Europe. Et si l’on regarde 1918, alors on pourrait qualifier le Covid-19 de pandémie centennale, à moins qu’au final il ne se révèle avec la puissance des deux grippes majeures récentes, celle de 1957 et celle de 1968, qui en France fit quelque 100 000 décès. Nous ne savons pas si nous sommes dans une configuration centennale, de même intensité que la grippe espagnole de 1918. Ce n'est maintenant plus à exclure. Mais ce n'est pas non plus certain.
Incertitude...........
6) La réaction sanitaire. Le système de soins est adapté pour réagir à des épidémies saisonnières plus ou moins sévères. Les Japonais avaient construit la centrale de Fukushima en n’imaginant pas un tsunami centennal. Les systèmes de soins se révèlent actuellement dépassés par l’intensité du tsunami viral. La panique produite par les informations anxiogènes se surajoute au mal et propulse des tas de gens dans les urgences alors qu’en temps normal, les mêmes resteraient à domicile. Une chose est certaine, le système de soins d’urgence est dépassé ce qui ne veut pas dire que le monde va s’effondrer. Certains pays sont un peu mieux équipés. L’Allemagne disposerait de 18 000 places en réanimation (chiffre à confirmer) contre 5 000 en France.
7) Résister, résilience. Le Japon s’en est sorti avec Fukushima, l'Europe s’en est sortie après le conflit terrible de 14 auquel s'est ajoutée une grippe espagnole d’intensité extrême et je doute que le Covi-19 soit à ce niveau. Nous sommes capables de résister à cette catastrophe. Pour l’économie, chacun met du sien et cette fois, l’image du colibri nous parle car elle devient sensée cette fois. Nous sommes tous dans le même bateau. Enfin, les banques centrales ont maintenant les moyens pour amortir la crise qui sera sévère pour les entreprises mais pas insurmontable. L’impact de l’effondrement de la demande et de l’offre, certes intense car sur du temps court, n’est pas de plus grande ampleur que le volume monétaire impliqué dans la crise financière de 2008 qui était cumulé sur du temps long. Les économistes sérieux vous le diront. Sauf que les mesures doivent être ajustées mais n’est-ce pas le job de ces gens bien payés que d’être compétents et efficaces ?
8) Après le 15 mars. La menace a été sous-évaluée il y a un mois et demi et c’est certain, en revanche, cette menace n’a sans doute pas l’intensité d’une grippe espagnole de 1918. Elle dépasse un peu celle des grippes de 1957 et 1968. Ce virus n’a rien d’une catastrophe. Il se situe juste en dehors des capacités de prise en charge, parce qu’il va vite et qu’il est plus sévère qu’une grippe. Son impact est dû au fait qu’il sort des normes établies et que les systèmes actuels, les machines sociales, ne sont pas adaptées à une sortie des cadres. Les esprits ne sont pas préparés à affronter cette pandémie sévère dont la menace est amplifiée et conduit à des mesures qui se discutent. Ce virus est doublement terrible, il affecte nombre de concitoyens mais aussi nous révèle nos faiblesses. Il révèle aussi l’importance du système sanitaire, des professionnels de santé et dans cette crise virale, les plus exposés au front ne sont pas les poilus mais les médecins, infirmières et acteurs de la santé dont il faut souligner le courage et le travail.
N'oublions pas que nous circulons avec désinvolture sur les routes. Nous acceptons 3500 morts par an, la plupart dans la force de l’âge ou la jeunesse, sans compter les fracassés et les mutilés. Nous élisons des chefs d’Etat qui par leur inconséquence occasionnent des conflits faisant des centaines de milliers de morts sur la planète, dans des guerres devenus presque invisibles sur nos écrans.
La vague épidémique s'avère maintenant plus redoutable que prévu. Elle recèle encore des incertitudes, sauf pour ceux qui sont sur le front dans le système de santé et qui voient les patients affluer. Les choix politiques ne sont pas évidents. Et cet épisode historique risque d'avoir des conséquences importantes sur notre manière d'appréhender l'existence.
74 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON