Pourquoi sommes-nous si soumis ?
Le capitalisme ne suscite plus autant d'adhésion qu'auparavant. De plus en plus de citoyennes et de citoyens prennent conscience de ses conséquences désastreuses sur la nature, les sociétés humaines, et sur la liberté individuelle et collective. Pourtant, cette machine monstrueuse continue à fonctionner. Pourquoi ne suscite-elle pas davantage de résistances ?
La machine infernale
Je viens de lire La fin de la mégamachine. Ce livre passionnant, recommandé entre autres par Noam Chomsky et Jean Ziegler, retrace les origines et la montée en puissance d'une immense machine qui domine encore aujourd'hui le monde, même si elle donne des signes d'essoufflement. Cette machine, on peut l'appeler capitalisme, à condition d'avoir à l'esprit que ce mot ne renvoie pas seulement à un système économique : il s'agit d'un système complexe où les États, les armées, les savants, les idéologues... jouent un rôle aussi important que les banquiers, les actionnaires, les salariés de l'industrie ou les consommateurs. L'une des thèses de l'auteur, Fabien Scheidler, c'est que la domination capitaliste conjugue quatre tyrannies :
1. La contrainte physique, exercée principalement par les États. Elle sert notamment à maintenir l'ordre social, mais elle a été aussi maintes fois utilisée pour conquérir de nouveaux territoires et de nouveaux marchés.
2. La violence structurelle, qui consiste en une organisation économique et juridique très inégalitaire de la société. C'est une violence en partie masquée, tellement habituelle qu'elle est souvent considérée comme normale. Cependant, elle repose en dernier ressort sur la contrainte étatique – ce qu'on peut voir, par exemple, lorsqu'un locataire insolvable est expulsé.
3. Le poids des idéologies religieuses, politiques ou pseudo-scientifiques qui prétendent justifier l'expansion du système au nom du bien de l'humanité.
4. La tyrannie de la « pensée linéaire », qui cherche à tout connaître, à tout contrôler, à tout prédire, y compris les êtres vivants – ces derniers étant assimilés à des machines dont les actions s'enchaînent selon de simples relations de cause à effet.
L'intérêt d'une telle explication est de révéler les liens étroits entre des choses qu'on a tendance à séparer : les pouvoirs politique et économique, la guerre et le commerce, l'État et les grandes firmes, l'exploitation de la nature et l'exploitation de l'homme, les désastres écologiques et les désastres sociaux, la religion et la science (toutes deux ayant été utilisées par des idéologies justifiant l'exploitation de la nature et de l'homme). Elle permet ainsi de comprendre, dans une large mesure, pourquoi la grande machine capitaliste n'a jamais cessé de prendre de l'ampleur, malgré les nombreuses résistances qu'elle a suscitées depuis la fin du Moyen âge jusqu'à nos jours. À l'aide d'exemples frappants, Scheidler explique comment les quatre tyrannies se sont renforcées mutuellement : la grande bourgeoisie a dès le départ prêté aux États expansionnistes d'Europe l'argent dont ils avaient besoin pour agrandir leur territoires et conquérir des colonies. En retour, elle a été protégée des révoltes populaires par la puissance étatique et elle s'est largement enrichie grâce au commerce des armes, aux richesses pillées dans les pays colonisées et aux nouveaux marchés créés par la force des armes. Parallèlement à cela, différentes idéologies se sont succédées pour justifier ce système monstrueux. Quant à la pensée linéaire, elle a permis d'améliorer le rendement des ressources naturelles et des travailleurs, en s'efforçant d'intégrer les êtres vivants (plantes, animaux, êtres humains) dans une grande machine industrielle où tout est calibré, prévisible, efficace.
Le livre de Scheidler a aussi l'intérêt de nous montrer les failles de ce système. La pensée linéaire est très largement illusoire : en réalité, il est impossible de parvenir à contrôler parfaitement la nature et les êtres humains. Tôt ou tard, des conséquences imprévues – catastrophes écologiques, mouvement sociaux, révolutions... – peuvent mettre le système en danger, comme cela a déjà été le cas dans le passé. La fin de la machine est même inéluctable, étant donné qu'elle a besoin pour fonctionner d'étendre indéfiniment le champ de son pouvoir alors que les ressources naturelles sont limitées. De plus, cette machine est minée par une contradiction interne : elle ne peut subsister que grâce à des êtres vivants – travailleurs, plantes et animaux – et en même temps elle détruit la vie par les guerres, les massacres, les catastrophes écologiques et l'exploitation débridée des mines, des êtres humains, des forêts, des plantes agricoles, de la faune marine et des animaux domestiques. La machine finira donc tôt ou tard de fonctionner. Reste à savoir quand et dans quelles conditions. Plus nous laisserons la machine continuer son œuvre de destruction, plus il sera difficile de construire sur ses ruines un monde digne d'être habité.
À quoi pourrait ressembler un tel monde ? Fabian Scheidler se garde bien de le préciser : vouloir penser dans les moindres détails une nouvelle forme de société serait antidémocratique. Ce serait, finalement, vouloir remplacer une mégamachine par une autre. Il s'agit, tout au contraire, de faire advenir un monde où différentes sociétés pourront s'organiser de manière autonome, en créant à chaque fois des règles sociales et économiques qui leur sont propres. Le livre offre cependant plusieurs pistes intéressantes pour préparer l'avenir. D'abord, il recense quelques expériences locales dont on pourra s'inspirer : des luttes sociales ou environnementales victorieuses, des municipalités en transition vers un monde plus démocratique, égalitaire et écologique, des coopératives ou des réseaux de citoyens fonctionnant en écogestion... De ce point de vue, La fin de la mégamachine n'est pas sans faire penser à un documentaire qui a vu le jour à peu près en même temps : Demain. Mais, à la différence de Demain, il propose aussi quelques pistes politiques à un niveau plus vaste, national ou international. Un exemple particulièrement frappant : pour briser le pouvoir des multinationales dans les secteurs industriels les plus polluants (énergies fossiles, automobile, aviation, agro-industrie...), il suffirait d'arrêter de les subventionner. Car sans le soutien financier des États – donc des contribuables – ces géants s'effondreraient.
On l'aura compris, La fin de la mégamachine est une synthèse remarquable et éclairante. Cependant, elle n'explique pas complètement pourquoi un système aussi monstrueux ne suscite pas davantage de révoltes. On ne saurait d'ailleurs lui en faire le reproche : sur un sujet aussi complexe, l'exhaustivité est sans doute impossible. Il n'empêche que les explications de Scheidler laissent dans l'ombre trois piliers importants du système capitaliste : la soumission à l'autorité, les ambitions démesurées des dirigeants et les motivations profondes des consommateurs. Je vais maintenant tâcher de montrer pourquoi ces trois facteurs ne sauraient entièrement s'expliquer par les « quatre tyrannies » décrites par Fabian Scheidler.
L'autorité
Je vais commencer par l'autorité, qui est un des principaux facteurs d'obéissance dans une société comme la nôtre. Hannah Arendt y a consacré tout un chapitre (Qu'est-ce que l'autorité ?) dans La crise de la culture, publié en 1961. Dans ces pages, elle définit l'autorité par opposition à la persuasion et au pouvoir de coercition. La persuasion, fréquemment utilisée dans la démocratie athénienne, est un moyen d'influencer un auditoire composé de citoyens égaux. L'autorité, elle, implique l'existence d'une hiérarchie. Si un père tente de persuader ses enfants qu'ils ont intérêt à obéir, il les traite en égaux et perd du même coup son autorité. Quant au pouvoir de coercition (potestas, en latin), il se distingue clairement de l'autorité (auctoritas) par le fait que les personnes détenant une autorité n'ont pas besoin de menacer ou d'exercer une contrainte physique pour se faire obéir. Toute leur puissance vient de leur statut hiérarchique, qui trouve lui-même sa source dans une tradition respectée par tous. Dans les sociétés modernes, où le lien avec la tradition a été rompu, on ne sait plus ce que c'est que l'autorité, en tout cas sous la forme qu'elle prenait dans la Rome antique. D'où les confusions fréquentes entre l'autorité et la violence. C'est ainsi qu'on qualifie d'« autoritaires » des régimes dictatoriaux, qui font un large usage de la répression et de la terreur pour se maintenir. (Pour en savoir plus sur Qu'est-ce que l'autorité ?, on pourra écouter avec profit cette émission de France Culture).
Afin de nuancer cette présentation un peu schématique, on pourrait faire remarquer qu'il existe des liens entre l'autorité, la persuasion et le pouvoir. La persuasion, n'en déplaise à Arendt, n'est pas seulement un moyen utilisé pour influencer des égaux. Ce serait le cas si elle était produite uniquement par des moyens rationnels. Mais, bien souvent, elle est plutôt le résultat d'une manipulation des émotions et de l'imagination. C'est notamment le cas lorsqu'une propagande présente un dirigeant (roi, chef d'État, PDG...) comme une sorte de bon père de famille. Quant au pouvoir de coercition, il peut dans certains cas renforcer l'autorité. Si les gens obéissent à la police, ce n'est pas seulement parce qu'ils y sont contraints : c'est aussi parce que, dans une certaine mesure, ils la respectent, ils lui font confiance. Et cette confiance n'est pas nécessairement amoindrie par le fait que les policiers utilisent de temps en temps la force pour imposer leur volonté. Dans la mesure où cette force est utilisée contre les « méchants », elle est plutôt perçue par la majorité des citoyens comme légitime, voire comme rassurante. Est-ce à dire que Hannah Arendt s'est totalement trompée sur la distinction entre autorité et contrainte physique ? Non. Si l'on y réfléchit bien, l'exemple de la police illustre assez bien le propos de la politiste états-unienne. En effet, la confiance de la population française envers la police a nettement diminué ces derniers temps. Même le ministre de l'intérieur a dû le reconnaître, du bout des lèvres. La raison probable, c'est que la violence policière est devenue beaucoup plus visible et qu'elle peut désormais toucher n'importe qui. Tant que les policiers s'en prenaient à des délinquants, à des migrants, à des jeunes Noirs ou Arabes, la majorité de la population ne se sentait pas concernée. Ses rapports avec la police étaient davantage fondés sur la confiance que sur la peur. Mais depuis le mouvement des Gilets jaunes et la mort de Cédric Chouviat, de nombreux Français ont compris que la violence et l'arbitraire de la police peuvent aussi se déchaîner contre des gens « normaux » (comme disait Coluche, dans un sketche fameux) c'est-à-dire blancs. La peur a pris le pas sur la confiance, la montée de la violence a sapé l'autorité de la police.
Pour bien comprendre ce que c'est que l'autorité sous sa forme la plus pure, on lira avec profit le livre du psychologue Stanley Milgram, Soumission à l'autorité. Si vous ne trouvez pas le temps de le faire, vous pouvez au moins lire cet article de Wikipedia ou voir cette scène du film I comme Icare, d'Henri Verneuil, qui est directement inspirée de Soumission à l'autorité. Dans ce livre, Milgram décrit avec précision la série d'expériences qu'il a dirigées au début des années 60, à peu près au moment où paraissait La crise de la culture d'Arendt. Ces expériences ont mis en évidence un fait troublant : dans un pays démocratique, une large majorité de citoyens (de tous âges, genres et catégories sociales) est prête à faire subir un traitement cruel et criminel (envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes, jusqu'à 450 volts) à des gens qui ne leur ont rien fait, du moment qu'une autorité supérieure l'exige. Milgram et ses confrères, qui jouaient le rôle des autorités supérieures, n'exerçaient aucun pouvoir de coercition sur les sujets de l'expérience. Ces derniers pouvaient partir quand ils le souhaitaient. S'ils envoyaient des décharges (ou plutôt : s'ils étaient persuadés de le faire, car la prétendue victime était en fait un complice des psychologues, et elle n'était pas réellement électrocutée), ce n'était pas non plus par sadisme : dans une des variantes de l'expérience, où les sujets pensaient ne pas être observés, ils faisaient semblant d'obéir aux ordres, mais n'envoyaient aucune décharge ou des décharges faibles. Ce qu'a révélé l'expérience, c'est que les sujets obéissaient malgré leur répugnance naturelle à faire souffrir un innocent, voire malgré leurs convictions morales personnelles. Comme le dit Milgram, la présence d'une autorité supérieure les mettaient dans un « état agentique » : ils cessaient d'agir comme des personnes autonomes et devenaient de simples « agents », c'est-à-dire des instruments dociles d'une volonté extérieure.
Comme on le voit, la coercition et les justifications idéologiques ne sont pas les seuls facteurs de soumission à la grande machine capitaliste, puisqu'on peut obéir à des ordres monstrueux sans y être contraint physiquement et en allant à l'encontre de ses convictions personnelles. Voilà un point que La fin de la mégamachine n'élucide guère. Certes, on y trouve au moins un élément d'explication dans quelques pages directement inspirées de Surveiller et punir, de Michel Foucault. Scheidler y explique comment l'école a été – et est encore dans une large mesure – un lieu qui est moins fait pour transmettre des savoirs que pour discipliner les corps et les esprits. Mais il y a tout de même une grande différence entre obéir à un professeur qui exige le silence et obéir à un psychologue qui ordonne d'envoyer des décharges électriques.
L'humain au cœur de la machine
Par ailleurs, Fabian Scheidler ne tient guère compte des passions humaines qui animent le système capitaliste. Certes, il dit à plusieurs reprises que la « pensée linéaire » est un rêve délirant : il n'est pas possible de transformer intégralement les êtres humains en de petites machines au service de la mégamachine. Pourtant, il laisse entendre que cette dernière a de plus en plus échappé à ses créateurs, et qu'elle fonctionne de manière quasi indépendante. D'après lui, une étape décisive a été franchie au début du 17ème siècle lorsqu'ont été créées les premières sociétés par actions, aux Pays-Bas. Les sociétés anonymes actuelles sont dans la filiation de ces entreprises. Ce sont des personnes morales poursuivant un unique but : accumuler toujours plus d'argent pour rémunérer les actionnaires, et ce par tous les moyens, y compris les plus criminels. Ces monstres froids, potentiellement immortels, sans pitié ni conscience morale, seraient d'après Scheidler largement indépendants des individus en chair et en os qui travaillent pour elles ou qui possèdent une part de leur capital. On peut cependant se demander si ces grandes pompes à fric pourraient fonctionner si elles n'étaient pas dirigées par des gens animés par des passions finalement très humaines : désir de gloire, de puissance, de reconnaissance... Il en va de même pour les États. Aujourd'hui comme à l'époque de la monarchie absolue, les politiciens professionnels sont généralement animés par le désir d'être honorés, admirés, craints, aimés par les foules... D'où viennent ces désirs ? Nous y sommes tellement habitués que nous n'y faisons plus tellement attention... Pourtant, il serait utile de les étudier si nous voulons vraiment freiner et arrêter la mégamachine.
Cette tâche est d'autant plus nécessaire que ce genre de désirs – ou plutôt de besoins psychiques – n'anime pas seulement le petit club des dirigeants politiques, économiques et médiatiques qui sont aux commandes de la mégamachine. Dans une société de consommation comme la nôtre, il est indispensable qu'une fraction importante de la population puisse acheter régulièrement tout un tas de marchandises et de services supeflus, voire nuisibles. L'obsolescence programmée est un des moyens d'obtenir un tel résultat, mais elle n'explique pas tout. Dans bien des cas, les consommateurs achètent des produits pour assouvir des besoins psychiques. Mais d'où viennent ces besoins ? Peuvent-ils être fabriqués de toutes pièces par la publicité ? Fabian Scheidler ne semble pas loin de le penser, puisqu'il reprend apparemment à son compte ce que disait le président états-unien John Hoover en 1928 à des experts en relations publiques : « Vous avez assumé la tâche de créer des désirs et vous avez transformé les gens en machines à désirer sans répit [...] » (La fin de la mégamachine, p. 379). Cette idée qu'on pourrait « créer » des besoins ou des désirs est pour le moins discutable. Si on regarde les publicités, on se rend compte qu'elles ne visent pas vraiment à créer de nouveaux désirs ou de nouveaux besoins, mais à orienter ceux qui existent déjà vers le produit qu'elles promeuvent. Que nous disent-elles, en effet ? Toujours à peu près la même chose : « Achetez les produits X, Y, Z.... et vous serez aimés par vos proches, vous vivrez dans une famille harmonieuse, vous séduirez de belles femmes ou de beaux garçons, vous susciterez l'admiration et la jalousie, vous serez puissants et confiants en vous-mêmes, etc. » Bref, les « créateurs » de publicité ne créent pas grand-chose : ils tentent de manipuler les gens en jouant sur des besoins qui existaient bien avant la société de consommation, et même le capitalisme.
Conclusion provisoire
Aussi précieux soit-il, le livre de Fabian Scheidler ne rend pas intégralement compte de notre soumission à l'ordre capitaliste – ce qui n'est guère étonnant, puisqu'une explication intégrale est probablement impossible. Parmi les questions auxquelles il reste à réfléchir, il y a au moins celles-là :
-
D'où vient la soumission à l'autorité ?
-
D'où viennent ces passions qui poussent des hommes à vouloir accumuler toujours plus de richesses et de pouvoirs ?
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D'où viennent ces besoins qui poussent tant de gens à acheter des produits inutiles ou nuisibles ?
Dans un prochain article – et peut-être dans un livre que je suis en train d'écrire – j'apporterai quelques éléments de réponse à ces questions. Je tâcherai notamment de prouver que ces trois phénomènes sont liés à un certain infantilisme. La modernité, dont on retient notamment le moment des Lumières, est souvent présentée comme un mouvement d'émancipation des individus à l'égard des autorités politiques et religieuses, un accès progressif à la maturité. Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce mouvement n'a pas encore tenu ses promesses. Au mieux, nous vivons depuis cinq siècles une longue crise d'adolescence. Mais, dans bien des cas, la destruction des traditions a plongé les individus dans un infantilisme d'un type nouveau, bien différent du respect religieux à l'égard des valeurs et des coutumes ancestrales qu'on peut trouver dans les sociétés sans État.
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