Poutine, Trump même combat !
J’ai mentionné dans de précédents articles, mais je ne suis pas le seul à penser cela, que le grand danger du « récit convenu » (la « narrative » en anglais) est qu’au bout d’un certain temps, ce récit tend à être confondu avec une forme de réalité, y compris par ses auteurs.
L’un des arguments du clan Clinton, c’est à dire des défenseurs du système néolibéral, colporté « ad nauseam » par les médias, consistait à présenter Donald Trump comme le candidat de la Russie (le candidat Mandchou comme certains l’ont appelé par référence au film éponyme de John Frankenheimer en 1962), ou simplement comme la « marionnette de Poutine ».
Le but de l’opération était double. Premièrement il s’agissait, en accusant la Russie d’avoir piraté le serveur de la campagne Clinton, de détourner l’attention du contenu scandaleux des e-mails publiés par Wikileaks et effectivement reçu ou envoyés par John Podesta et ses collaborateurs. Deuxièmement, les « stratèges » démocrates ont rapidement compris que cette opération pouvait également servir à décrédibiliser le candidat républicain.
Seuls des partisans munis d’œillères pouvaient croire une telle affirmation qui sous entendait une puissance russe que, justement, tout le monde mettait en cause depuis des années. Prétendre que la Russie avait le moyen d’influer sur les élections américaines ressemblait à un aveu d’impuissance implicite qui prêtait à rire.
Ce qui se passe aujourd’hui m’amène à me poser la question suivante : quelle est la part, parmi les initiateurs de ce nouveau « récit convenu » de ceux qui cherchaient simplement à déconsidérer un adversaire politique et de ceux qui avaient déjà senti ou même, pourquoi pas, compris, la proximité idéologique qui existait entre Vladimir Poutine et Donald Trump ?
Je parle évidemment d’une proximité intellectuelle conjoncturelle, les deux hommes appartenant évidemment à deux mondes différents. Cette proximité pourrait d’ailleurs n’être que temporaire.
Depuis de nombreuses années, la Russie, sous l’impulsion de son président, cherche sa voie propre. Dans les années 90, après la chute de l’Urss, beaucoup, dans le pays, ont pensé qu’un rapprochement avec les Etats-Unis s’imposait et ce rapprochement a été tenté. Mais les Russes se sont rapidement aperçu que les néo conservateurs américains ne les traitaient en égaux mais en vassaux. D’autre part ces dirigeants américains étaient convaincus, depuis William Clinton, que leur pays avait gagné la guerre froide et considéraient donc la Russie comme un perdant, ce qui n’était pas le cas sous l’administration de George H. Bush (le père de George W. Bush)(1).
La Russie s’est alors tournée vers l’Union Européenne mais n’a pas connu plus de succès dans son désir d’être considérée comme un interlocuteur digne de respect, et les évènements des trois dernières années l’on confortée dans ce sentiment. Il s’en est donc suivi un mouvement de repli sur soi et une recherche de sa propre voie, dépendant d’une réflexion sur sa propre identité qui se situe entre l’Europe géographique et l’Asie. La Russie est un grand pays (le plus grand du monde par la taille) qui est la patrie de nombreux peuples d’origines différentes, de nombreuses religions et qui n’appartient véritablement totalement ni à l’Europe ni à l’Asie mais pourrait être une sorte de « pont » entre les deux.
Le résultat de cette recherche a été une idéologie fondée sur le patriotisme, les valeurs familiales et le retour à la spiritualité qui sous-entend la tolérance religieuse, tout ce que la mondialisation néo conservatrice rejette depuis de nombreuses années. La première manifestation publique et importante de ce renouveau a été le discours de Vladimir Poutine à Munich en 2007. D’autres manifestations ont suivi comme un article (2) dans le « New York Times » de septembre 2013, après le règlement du problème des armes chimiques syrienne, ou un discours retentissant à l’ONU en octobre 2015 lors du soixante dixième anniversaire de cette institution internationale. Sur le plan politique et militaire, la Russie a également trouvé sa voie, ce qui s’est manifesté avec force en Syrie et dans d’autres pays du Moyen Orient où elle a clairement repris la main. Dans cet ordre d’idée, il est aussi intéressant de suivre l’évolution de la situation en Lybie où la Russie est en train de devenir un acteur de premier plan aux côtés de l’Algérie.
Ce sont manifestement ces éléments, idéologique, politique et stratégique qui sont à l’origine du déchaînement de passions contre la Russie et son président. Ceci est compréhensible dans la mesure où l’Occident est confronté aux limites du système économique qu’il a mis en place et qui repose grandement sur l’idéologie néo libérale. Le capitalisme s’est mué en un capitalisme financier agressif qui, en atteignant une « zone de rendements décroissants », s’est mué en une idéologie destructrice des structures de la société. La Russie, comme au temps de la guerre froide, propose maintenant une offre idéologique concurrente qui séduit les dirigeants de certains pays et leurs citoyens, mais surtout qui est devenu une « référence » sur la base de laquelle juger l’offre occidentale, une sorte de preuve vivante qu’il « y a une alternative » (3).
L’agressivité de la réaction est à la mesure du manque de confiance dans la pérennité du système actuel face aux réactions de plus en plus assurées des « citoyens objets ». Vladimir Poutine et la Russie sont effectivement, objectivement, une menace pour le système néo libéral.
De l’autre côté de l’Atlantique, dans un pays gouverné par une petite élite financière jalouse de ses prérogatives et qui poursuit l’accumulation de richesse entre les mains d’un très petit nombre en méprisant la population, des signes de plus en plus nombreux montraient à l’évidence que la majorité aspirait au changement. Nous ne citerons, pour mémoire, que le mouvement des 1%. Mais quel changement ? Et surtout comment mettre en place un semblant de changement qui préserve les positions acquises par cette élite qui avait en réalité largement débordé des Etats-Unis sur le reste du monde occidental ? C’était, l’objectif du programme (mal) défendu par Hillary Clinton et le clan Clinton.
En face, plusieurs candidats républicains des primaires avaient senti le besoin de changements profonds dans la politique américaine. Comme l’explique Walter Russel Mead, dans un article de « Foreign Policy », daté de janvier 2017, Rand Paul et Ted Cruz, ont essayé de s’inspirer de ce que les américains appellent le « Jeffersonnisme », du nom de Thomas Jefferson, un des « Pères Fondateurs », un des auteurs principaux de la Constitution et le troisième président des Etats-Unis de 1797 à 1801. Jefferson était un démocrate convaincu, méfiant à l’égard du pouvoir fédéral, partisan d’une application très stricte de la Constitution dans ce domaine et très attaché aux droits individuels du citoyen. La doctrine de Jefferson a marqué la vie politique des Etats-Unis de 1800 à 1824. Pour les « Jeffersonniens » modernes, la réduction des pouvoirs fédéraux aboutirait à une réduction des dépenses et des risques de la politique internationale interventionniste. Ils ont une conception très étroite des intérêts américains et veulent les défendre de la façon la plus sûre et la plus économique possible. Les Libertariens ont adopté cette approche qui s’opposent à tout interventionnisme, veulent diminuer sensiblement les dépenses militaires et utiliser ces économies pour le développement intérieur du pays.
Rand Paul et Ted Cruz ont été battus par un Donald Trump qui, lui, a compris que l’aspiration d’un grand nombre d’Américains était plus proche des thèses populistes d’Andrew Jackson, septième président des États-Unis de 1829 à 1837, qui défendait une plus grande démocratie pour le « citoyen de base » (« common man »). Ces thèses ont constitué la philosophie politique dominante pour toute une génération, en fait jusqu’à la guerre de Sécession. Dans le domaine de la politique internationale, les « Jacksonniens » pensaient que les Etats-Unis ne sont pas investis d’une mission universelle et que l’exceptionnalisme américain n’est pas une vocation à transformer le monde, mais une vocation à protéger l’égalité et la dignité de chaque citoyen Américain.
Walter Russel Mead montre bien que le populisme adopté par Donald Trump est profondément enraciné dans la pensée et la culture des tenants de ce premier président populiste américain. Les « Jacksonniens » forment le noyau dur des électeurs de Donald Trump. Pour eux, les Etats-Unis ne sont pas une entité politique créée sur la base de propositions intellectuelles. Ils considèrent que c’est la Nation du peuple américain et qu’elle doit centrer son action sur le bien-être des citoyens américains. Pour eux, le rôle du gouvernement fédéral est de veiller à la sécurité physique et économique et au bien-être des citoyens à l’intérieur des frontières, tout en intervenant le moins possible sur la liberté individuelle qui fait le caractère unique de ce pays.
Beaucoup de « Jacksonniens » sont arrivés à la conclusion que le cosmopolitisme de leurs dirigeants est une attitude proche de la trahison des intérêts profonds du peuple américain et ils ont perdu toute confiance en ces dirigeants.
Il serait un peu trop rapide, comme le fait remarquer Walter Russel Mead, de dire que les « Jacksonniens » ont trouvé en Donald Trump « leur candidat ». Mais il leur est certainement apparu comme le « moins mauvais » des candidats en lice.
Une telle prise de position politique ne pouvait que déchaîner contre le nouveau président les tenants du système néo libéral. Un Donald Trump soutenu par une proportion de la population plus importante que ne veulent bien le dire les médias est un réel danger pour eux. Un danger qu’il faut éliminer (au moins politiquement) le plus rapidement possible. D’où l’opposition ouverte à toutes les décisions du nouveau président. Opposition des milieux judiciaires mais aussi des manifestations de rue soigneusement organisées avec des participants rémunérés. Les manifestations rappellent furieusement les « révolutions de couleur » soutenues au moins financièrement par des intérêts liés aux Etats-Unis, comme le fonds « Open Society » de M. George Soros ou l’USAID pour n’en citer que deux, des « révolutions de couleur » qui ont été observées en Amérique du Sud, en Yougoslavie, en Géorgie ou en Ukraine. Ce qui se passe sous nos yeux au Etats-Unis présente de troublantes similitudes avec elles.
Cependant, on dirait que loin de le décourager, cette opposition ne fait que renforcer la détermination de Donald Trump à appliquer le plus rapidement possible ses promesses de campagne, ce qui, il faut l’admettre est, pour un homme politique, très nouveau.
Mais il fait pire que cela.
Dans une interview avec Bill O’Reilly de « Fox News », il ajoute l’injure à la transgression. Dans un article intitulé « Trump et la Fin de l’Innocence », et daté du 6 février, Justin Raymondo (4) rapporte cette interview et commente ce qui constitue aux yeux des néo libéraux un véritable crime de lèse-majesté, un sacrilège totalement impardonnable : Donald Trump met en doute l’« exceptionnalisme américain », le bougre ! Ci-dessous la traduction de l’interview :
« O’Reilly : vous respectez Poutine ?
« Donald Trump : Je le respecte effectivement, mais-
« O’Reilly : vraiment ? Pourquoi ?
« Donald Trump : Et bien je respecte beaucoup de personnes, mais cela ne veut pas dire que je vais bien m’entendre avec elles. Il est le dirigeant de son pays. Je dis qu’il vaut mieux s’entendre avec la Russie que de ne pas s’entendre. Et si la Russie nous aide dans la lutte contre Daesh, ce qui est un combat très important, c’est une bonne chose. Est-ce que je vais bien m’entendre avec lui ? Je n’en sais rien.
« O’Reilly : mais c’est un meurtrier, Poutine est un meurtrier.
« Donald Trump : il y a beaucoup de meurtriers. Nous avons eu beaucoup de meurtriers. Qu’est-ce que vous croyez, que notre pays est tellement innocent ?
Le mot était lâché, mais lâché avec calme, ce n’était pas un lapsus ou un dérapage incontrôlé. Il l’avait dit : « Qu’est-ce que vous croyez, que notre pays est tellement innocent ? » Le tollé que cette remarque allait soulever a dépassé les frontières habituelles entre les partis. Aucun mot n’a été trop fort dans la bouche d’homme politiques scandalisés.
Et pourtant, comme le remarque Justin Raymondo, « ce qu’a dit Trump est quelque chose que tout citoyen américain ordinaire reconnaît, que le gouvernement n’est pas, n’a jamais été un conclave d’anges. Il reprend ce que chaque libertarien considère comme une évidence, que le gouvernement est coercition, force brute et qu’il tue régulièrement. Mais notre classe politique refuse cette évidence. »
Les Etats-Unis se veulent innocents de toute violence en vertu de cet exceptionnalisme qui en fait une incarnation transcendante de Dieu, justifie toutes leurs actions et guide leur politique étrangère depuis la période d’après-guerre et l’aube de la guerre froide. De la « doctrine Truman » à la « doctrine Bush », ce concept quasi-religieux a justifié toutes les guerres de « libération » menées par les Américains.
Ainsi donc, Donald Trump ne met pas seulement en cause l’ordre mondial d’après-guerre, il sape le fondement de la doctrine. Il dit simplement que les Etats-Unis doivent revenir à la normalité, une normalité qui s’exprime dans ses choix de politique étrangère, mais aussi dans ses choix de politique intérieure. Il s’attaque à l’ordre international libéral.
Raymondo note encore que Donald Trump est « l’ultime iconoclast, qui brise les icones en s’élevant contre les banalités qui sont devenu des substitut à la pensée réelle », avant de prendre du recul avec le personnage : « Je ne veux absolument pas dire que Donald Trump est un ange de pitié. Certainement pas. Ce que je veux dire, c’est que le président des Etats-Unis a eu le culot d’introduire une dose de réalisme dans un sujet qui n’a jamais été traité par personne de sa stature avec une telle honnêteté ni une telle sincérité ».
Rien d’étonnant donc à ce que le niveau de haine vis à vis de Donald Trump au sein de l’« élite » commence à rivaliser avec le niveau de haine vis à vis de Poutine.
Car en faisant cette réponse au journaliste de Fox News, Donald Trump s’est attaqué, comme Vladimir Poutine l’avait fait avant lui dans son article du « New York Times » de septembre 2013 à l’évidence américaniste que l’Amérique ne peut pas moralement être prise en tort, qu’elle ne peut être qualifiée de “coupable”, d’une part et, d’autre part, que l’Amérique ne peut pas perdre dans quelque combat que ce soit, qu’elle ne peut être qualifiée de “vaincue”.
Comme je le disais en commençant, il s’agit d’une simple convergence conjoncturelle, chacun des deux présidents ayant son propre agenda, ses propres objectifs et des pays différents à défendre. Il n’en reste pas moins que pour le moment, ils sont tous les deux les ennemis jurés du néo libéralisme américaniste pour s’en être tous deux pris à l’exceptionnalisme américaniste, c’est à dire à une conviction quasi religieuse. Mais comme le disait Vladimir Poutine à la fin de son article : « Quand nous demandons la bénédiction de Dieu, il ne faut oublier qu’Il nous a créés égaux… »
(1) Lors de la conférence de presse commune tenue par le président américain George H. Bush et le président Mikhaïl Gorbachev après le « Sommet de Malte » début décembre 1989, les deux hommes ont déclaré :
Mikhaïl Gorbachev : « Le monde quitte une époque pour entrer dans une nouvelle époque. Nous sommes au début d’une longue route vers une ère de paix durable. Les menaces d’emploi de la force, la méfiance, les combats psychologiques et idéologiques devraient tous appartenir au passé. J’ai assuré le président Bush que je ne vais jamais lancer une guerre chaude contre les Etats-Unis ».
Ce à quoi George H. Bush a répondu : « Nous pouvons mettre en place une paix durable et transformer les relations Est-Ouest en une coopération durable. C’est le futur que le président Mikhaïl Gorbachev et moi commençons à construire ici même à Malte ».
Il n’est jamais fait mention de vainqueur ou de vaincus de la Guerre Froide.
(2) Cet article qui mettait en cause « l’exceptionnalisme » des Etats-Unis provoqua une réaction quasi hystérique dans l’ « establishment » politique américain.
(3) Par opposition au « mantra » néo libéral : « There Is No Alternative » (TINA)
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