Prague 68 : 40 ans après...
Quarante ans après l’écrasement du « socialisme à visage humain », la pensée dissidente (trop méconnue) devrait rester un moteur de la pensée européenne.
Au nom de la "souveraineté limitée" : l’a-normalisation |
Quand on songe au déluge éditorial et médiatique qui a marqué, en France, le premier semestre de cette année qui marque le quarantième anniversaire des « événements de Mai-68 », on est un peu surpris de la discrétion qui entoure d’autres « événements de mai », authentiquement historiques, ceux-là… Ceux du printemps de Prague. « La Tchécoslovaquie, je m’en bats l’œil » ? …
Ce mot attribué au général de Gaulle, allergique à toute ingérence dans les affaires des autres pays et soucieux d’un futur de « détente, d’entente et de coopération », d’une « Europe de l’Atlantique à l’Oural » avec « une Russie qui boira le communisme comme le buvard l’encre » serait-elle encore d’actualité ? Ou les Européens de ce début du XXIe siècle (tentés de considérer la paix, la démocratie et la prospérité comme des choses irréversibles) oublieraient-ils qu’ils restent des enfants des totalitarismes du XXe ? Il est important de commémorer ce « printemps de Prague » et méditer encore et toujours sur ce qu’il signifie, dans son existence et dans ses conséquences.
Brejnev : "souveraineté limitée"« Malheureuse coïncidence », comme dit Radio-Prague... Ce quarantième anniversaire d’une tragédie d’août se commémore alors que l’espace paneuropéen est secoué par une guerre qu’on aurait voulu croire d’une autre époque. Avec des causes, proches et lointaines, qu’on aurait voulu imaginer neutralisées. Micro-nationalisme contre macro-nationalisme, puissance impériale mal utilisée contre souverainisme mal compris, terrain d’action faussé par des enjeux géopolitiques qui dépassent les acteurs, recours à la violence armée...
Ne comparons surtout pas ce qui n’est pas comparable.
Tbilissi 2008 n’est pas Prague 1968. Les quelques exaltés qui osent faire le rapprochement (quelques dirigeants de pays de l’Union européenne ne s’en privent pas) sombrent dans une propagande facile qui ne sert ni la vérité qu’ils devraient servir ni les causes qu’ils prétendent défendre ni l’avenir de la paix sur ce continent qui doit voir d’autres aspirations que de vivre dans une dimension tragique.
Cette « malheureuse coïncidence » n’offre qu’une seule, mais essentielle, leçon à méditer : rien n’est jamais acquis.
Ce que l’Histoire a fait, l’Histoire (qui n’est jamais finie) peut le défaire. La paix, les droits de l’homme, la démocratie s’usent quand on ne les sert pas, quand on n’en prend pas soin. Quotidiennement. Comme un bon jardinier doit s’occuper de ses plantes les plus fragiles. « Le combat pour la démocratie reste plus d’actualité que jamais », souligne Vaclav Havel, le dramaturge dissident devenu « président philosophe » et l’avocat d’une construction européenne qu’il souhaite plus chargée de dimensions culturelle (voir ci-dessous).
Les fleurs du « printemps de Prague » ont été coupées en été. Une saison d’espérance. D’un « socialisme à visage humain ». Et un hiver glacial qui durera vingt ans. Anormale « normalisation » !
Le 21 août, en effet, l’Armée rouge déboulait en Tchécoslovaquie, déboulonnait les démocrates, décapitait les combattants de l’indépendance et de la liberté. Emprisonnait meneurs et acteurs de la démocratie. Et engendrait une glaciation géopolitique de plus de deux décennies dans cet espace européen coupé en deux et coincé entre deux « Grands » en permanence au bord du gouffre d’une guerre totale.
Bref rappel de la montée en enfer... L’été des chars !
Le 3 août 1968, Dubcek, propulsé « réformateur » et grand chef de chantier du « socialisme à visage humain », est « invité » à rejoindre les représentants de l’Union soviétique et des pays « frères », y compris le secrétaire général Brejnev, à Bratislava, en Slovaquie. Conseil de guerre des apparatchiks en chef de l’Europe étouffée et annexée par les tsars rouges du Kremlin.
Il signe, comme les autres, une déclaration commune qui rappelle le devoir de fidélité au marxisme-léninisme et à l’internationalisme prolétarien.
Il jure, comme les autres, de lutter contre l’idéologie bourgeoise et toutes les forces antisocialistes.
Il accepte, comme les autres, que l’URSS se réserve le droit d’intervenir dans les démocraties populaires si un système bourgeois - caractérisé par le pluralisme politique et défendant les intérêts des capitalistes - vient à s’y établir.
Alexander Dubcek
Ce héros (bien malgré lui) du « printemps » connaît trop le système (dans lequel il a grandi) pour ne pas savoir qu’il ne passera pas l’été. Mais les troupes du Pacte cessent de manœuvrer dans son pays. Il obtient un sursis contre la signature d’un texte qui ne vaut que par ce qui est lisible entre les lignes... L’annonce du pire. Comme à Berlin-Est. Comme à Budapest. Comme chaque fois que les aspirations à la démocratie et à la liberté menaçaient l’hégémonie du totalitarisme impérialiste du Kremlin. Le concept de la « souveraineté limitée » devient un mot d’ordre et une règle de conduite.
Dubcek n’a qu’une priorité : éviter le bain de sang. Et un seul espoir : « Ils n’oseront pas ». Si. Ils « oseront »... Trop dangereux pour le « communisme » les idées des intellectuels bourgeois de Prague et de Bratislava qui ont osé la « charte 77 ». Inadmissible, la liberté de presse et d’expression. Insupportables, les idées économiques « libérales » d’Ota Sik. Répréhensible l’idée « folle » d’un « socialisme à visage humain ». Intolérable cet affaiblissement du pacte de Varsovie...
Dans la nuit du 20 au 21 août, les forces armées de cinq pays du Pacte de Varsovie - URSS, Bulgarie, Pologne, Hongrie et RDA - envahissent la Tchécoslovaquie. En revanche, ni la Roumanie ni l’Albanie ne participent à l’opération ; l’Albanie décide même de se retirer du Pacte de Varsovie après les événements. Au total : 400 000 soldats et 6 300 chars contre un peuple qui ne s’est jamais révolté contre les envahisseurs depuis la bataille de la Montagne Blanche, en 1620...
Dès le 18 août 1968 à 20 h 30, des parachutistes en civil étaient arrivés discrètement par un vol de l’Aeroflot sur l’aéroport de Praha-Ruzyně et en avaient pris rapidement le contrôle. Quelques heures plus tard, les premiers Antonov An-12 avaient atterri pour débarquer troupes et matériel lourd. Les hommes de la 103e division aéroportée de la garde (DAG) avaient commencé alors à faire mouvement vers le centre de Prague, investissant en chemin le palais présidentiel au château de Prague et mettant virtuellement le président Ludvík Svoboda en état d’arrestation.
Une dizaine d’heures ont suffi pour que la ville tombe aux mains des parachutistes soviétiques. La jonction avec les forces terrestres est réalisée le 19 août au soir. Les chars soviétiques entrent en force dans Prague, dans Bratislava et dans toutes les villes dans la nuit du 20 au 21.
Une partie de l’armée veut s’en prendre aux « envahisseurs ». Ils en sont vite dissuadés. La population s’abstient de toute résistance armée. Elle tente de dialoguer avec les tankistes soviétiques. Dans un dérisoire effort de résistance passive, elle enlève les plaques des rues pour désorienter l’occupant. Et se réfugie dans l’humour.
Le soldat Chveik est bien utile, avec sa « fourberie génialement crétine »[1]. « Rien de plus inutile que de vouloir prouver quelque chose aux imbéciles. » « Il y a des idées qui sont comme un attentat. » « Et si l’Histoire plaisantait ? » « Insoutenable légèreté de l’être »[2]...
En certains endroits, des tankistes perdent malgré tout leur sang-froid face à l’audace des manifestants et ouvrent le feu. On compte le soir du 21 août entre 72 et 90 morts (on n’a jamais su) et plusieurs centaines de blessés
Le lendemain, de nombreux Praguois manifestent en silence, oriflammes au vent. Sans résultat. Le PC tchécoslovaque tient un congrès extraordinaire clandestin dans les usines CKD, près de Prague, et reconduit Alexandre Dubcek dans ses fonctions. Alors qu’il est jeté manu militari dans un avion et transféré en Union soviétique.
Le 23 août, il est fermement « convié » par ses « hôtes » soviétiques à signer un texte de capitulation. Après trois jours de pressions et de brutalités, il se résigne. Sans avoir d’autre choix. Même son suicide n’aurait rien changé au scénario. Ni héroïque ni lâche, dépassé par des événements subis plus que maîtrisés, il doit avoir sa place « au Panthéon des bonnes gens », pour reprendre une formule de Bernard Féron.
Le 27 août, de retour à Prague, abattu et défait, il présente ce texte à ses concitoyens. On y voit apparaître pour la première fois le mot de « normalisation ». C’en est brutalement fini du « Printemps de Prague » et de l’illusion d’un « socialisme à visage humain ».
Devenus inutiles à l’occupant, Alexandre Dubcek et les autres responsables du pays sont rapidement isolés et remplacés par des fidèles serviteurs du tsar Brejnev. Les Tchèques et les Slovaques se résignent à la « normalisation ». La plupart du moins.
Jan Palach
L’étudiant Jan Palach fait partie des exceptions. Il s’immole par le feu sur la place Wenceslas, à Prague, le 16 janvier 1969, par défi et par désespoir. Ses compatriotes saluent son geste dans le recueillement. Ils s’exileront (plus de 400 000 quitteront le pays) ou patienteront vingt ans avant le retour de la démocratie. Dans des conditions différentes de celles qu’ils espéraient... Mais avec la satisfaction d’avoir, à leur façon, contribué à l’effondrement de « l’Empire », « C’est l’espoir qui meurt en dernier », pour reprendre le titre du livre des « mémoires » de Dubcek...
En 1968, les « Occidentaux », comme on dit encore n’avaient réagi qu’avec un esprit de solidarité plus romantique qu’effectif. L’ours russe n’était-il pas « à deux étapes du Tour de France » du Pont de l’Europe de Strasbourg-Kehl ? Réalisme. Et lâcheté. Notamment en France, il en fallait plus pour faire dérailler le « train Vichy-Moscou via Munich » qui aujourd’hui encore (Philippe Sollers, sur ce point, a raison) traverse encore bien des têtes de droite et de gauche... Impuissance surtout, y compris d’Etats-Unis embourbés au Vietnam.
Au moins, les PC de l’Ouest ont dû mettre « bas les masques ». L’eurocommunisme ou le début de la fin d’une idéologie totalitaire ! Et les Nouveaux philosophes, les gauchistes, une partie de ceux qui « préféraient avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Aron » ont compris la « trahison de la cuisinière », pour reprendre le titre d’un livre de Glucksmann. Avec une interrogation ou un constat : Staline était-il dans Lénine et Lénine dans Marx ? Avec surtout la certitude que l’horizon communiste était « dépassable », contrairement aux prédictions de Sartre. L’idéal égalitaire, oui. Mais sans égalitarisme et dans la liberté. Et sans tout ce qui a fait ce « Livre noir du communisme » qui, avec celui du fascisme, a tant traumatisé l’Europe.
Mais les Européens n’ont pas su ou pu tirer pleinement parti non de l’échec du « printemps de Prague », mais de ce qui l’inspirait. L’esprit dissident leur fait encore défaut, sans doute parce qu’ils n’ont pas su s’imprégner des richesses des réflexions de ces « Esprits d’Europe » trop méconnus, si l’on excepte quelques auteurs à succès, comme Milan Kundera…
PatockaPour nous, à Relatio-Europe, en grande partie grâce à Alexandra Laignel-Lavastine[3], l’évocation du printemps assassiné de Prague, est surtout l’occasion de relire Jan Patocka (1907-1977). Ce philosophe tchèque, grande Lumière de la dissidence, porte-parole de la Charte 77, devrait plus que jamais inspirer les bâtisseurs de l’Europe du XXIe siècle. L’Europe comme éthique.
« Soyons sincères : dans le passé, le conformisme n’a jamais amené aucune amélioration dans une situation, mais seulement une aggravation... Ce qui est nécessaire, c’est de se conduire en tout temps avec dignité, de ne pas se laisser effrayer et intimider. Ce qu’il faut, c’est dire la vérité (...)
La trahison ne sauve rien : elle achève de tout perdre (...)
Cette ère de gigantisme ne réduit pas l’individu à un nain ou à un atome, mais à tout autre chose : à une bouillie (...)
La morale n’est pas là pour faire fonctionner la société, mais tout simplement pour que l’homme soit l’homme (...)
La culture européenne est une culture de l’arrachement au quotidien (...) Le souci de l’âme constitue l’héritage européen fondamental, ce qui, en un sens, a fait de l’histoire européenne ce qu’elle est. »
L’ Europe, « ce continent de la vie interrogée », a encore beaucoup à apprendre de ceux qui ont « fait » le « Printemps de Prague »... La vraie revanche de l’Esprit contre les chars n’est pas terminée. Brejnev est mort. Patocka vit encore.
Daniel RIOT
[1] Le personnage créé par JAROLAV HASEK (1883-1923)
[2] Milan KUNDERA
[3] Esprits d’Europe, Calmann Lévy, 2005
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