Prenons soin de nos anciens !
Prenons soin de nos anciens !
Nous en sommes à 16300 morts en hôpitaux, 9600 morts en EHPAD, tandis qu’un syndicat de médecins généralistes estimait fin avril — faute de disposer de tests — à 9000 les morts du covid à domicile. Les hôpitaux ont annoncé une diminution des lits de réanimation et un retour progressif à la « normale », avec reprise des consultations pour les autres malades, ce qui en soi paraît une excellente nouvelle.
Cependant, je suis impressionnée par la proportion de morts en EHPAD par rapport au nombre de morts à l’hôpital, bien plus grande qu’au début de leur comptage (début avril) et qui n’a cessé d’augmenter : entre 60 et 65%, soit environ 28% de la totalité des décès, alors que moins de 1% de la population vit en EHPAD. Vu l’importance de cette proportion, il paraît probable que peu de malades résidant en EHPAD aient été hospitalisés — sans quoi ils auraient été comptés parmi les morts à l’hôpital —, ce que confirment des témoignages de salariés d’EHPAD et du SAMU. Bien sûr, ce nombre de morts peut aussi être lié aux épidémies locales advenues dans certains EHPAD, lesquels ont manqué de tests pour isoler résidents sains et porteurs du virus. Mais les chiffres parlent d’eux-mêmes : les plus de 75 ans représentent en France 75% du total des morts et 37% des morts en réanimation. Beaucoup de nos anciens n’ont donc pas été admis en réanimation, et en particulier de nos anciens vivant en EHPAD. Le « tri » des patients sur le critère de l’âge s’est donc bien opéré, pas de façon visible dans les hôpitaux, mais en amont, notamment dans les EHPAD — où les cas déclarés sont confinés dans leurs chambres plutôt qu’hospitalisés —, sous-tendu par l’idée sous-jacente que « ceux-là, de toute façon, ils sont fichus ». Et l’on peut se demander si les personnes âgées meurent du covid davantage parce qu’elles sont âgées, ou aussi parce qu’elles sont, par principe, moins prises en charge.
Il y a des raisons compréhensibles à cela : environ 60% des personnes intubées ne survivent pas et pour une personne en état de vulnérabilité extrême, ce peut n’être qu’un traumatisme inutile. Et face à la violence avec laquelle l’épidémie nous a frappés, on peut aussi excuser, sinon admettre, que l’on n’hospitalise pas une personne âgée alors qu’on manque de places pour les jeunes.
Mais j’ai du mal à comprendre pourquoi des lits de réanimation ferment alors que l’on continue à mourir du covid de façon importante dans les EHPAD. Comme s’il ne faisait plus bon être vieux. Ou comme s’il fallait, à présent, choisir entre soigner les personnes âgées atteintes du covid, ou soigner les autres malades, dans nos hôpitaux.
Il y a là une logique sacrificielle de catégorie, a prioriet systématique, qui paraît désolante. Comme si nous avions, dès le départ, laissé tomber nos « vieux », et risquions de continuer à le faire, parce que nous en avons pris l’habitude.
Je vis dans la Drôme, une région qui cultive le savoir-vivre et où l’on ne parle pas des « vieux », mais des « anciens » ou des « aînés ». Ici, beaucoup de gens sont choqués du cynisme avec lequel, dans cette crise, non seulement on traite les anciens, mais on en parle.
Une personne âgée, est-ce juste un boulet social ? Une sorte d’objet qui, comme le disent certains, coûte cher, ne sert à rien et va de toute façon bientôt mourir ?
« Un ancien qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », dit un proverbe africain.
Dans l’EHPAD où vit ma mère — i.e. la personne qui m’a donné le jour, a changé mes couches, chaque jour lavé et repassé mes habits, préparé de bons petits plats partagés en famille, veillé à mon éducation, supporté mes crises d’adolescence, caressé la tête quand j’avais la fièvre —, il y a bien sûr des personnes tellement souffrantes et diminuées que la mort est devenue ce qui peut leur arriver de mieux. Mais il y a aussi des gens incroyables, pleins d’appétit de vie et qui peuvent encore vous raconter des souvenirs de la dernière guerre, vous réciter des poèmes latins que plus personne ne connaît. De vrais académiciens anonymes. Chaque année de vie de ces personnes-là n’est-elle pas un trésor en soi ? Devons-nous renoncer à lutter pour leur survie, juste parce que, statistiquement, elles n’ont en plus pour longtemps et « ça n’en vaut pas la peine » ?
N’avons-nous gardé aucun souvenir de ces grands-parents qui nous ont aimés et fait découvrir tant de merveilles du monde, histoires, livres, jardins… ? Qui nous ont fait ce que nous sommes et transmis ce qui nous rend intimement heureux ?
Avons-nous oublié que nos ancêtres n’ont pas fait que polluer, mais ont aussi construit un monde de liberté dont nous jouissons chaque jour ?
Autre question qui devrait nous tarauder : quels soins de soulagement peuvent être apportés aux agonisants — pardon, aux patients en fin de vie — en EHPAD ou à domicile ?
Mourir tout seul dans une chambre, en suffoquant — pardon, en étant atteint de détresse respiratoire aiguë —, sans espoir d’être hospitalisé, entouré, soigné, est-ce une souffrance que notre civilisation puisse tolérer ?
Quelle raison valable y a-t-il pour que ces malades ne puissent pas recourir à un dispositif d’oxygénation et, si l’agonie s’annonce, à tout ce qui peut soulager leurs souffrances ?
Voici ce que nous pouvons demander à nos gouvernants :
- Que les EHPAD soient équipés de toute urgence de dispositifs d’oxygénation pour les malades, ou que l’on développe l’accès des personnes âgées aux hôpitaux, et que les chiffres de mortalité des personnes âgées continuent à être communiqués et surveillés ;
- Que les EHPAD et les médecins de ville puissent disposer de tous les traitements palliatifs utiles à un soulagement rapide et efficace des patients en détresse respiratoire aiguë.
La conquête de l’espace ou le développement des nouvelles technologies peuvent attendre, mais rester humain n’attend pas. Continuons à prendre soin de nos anciens. Qu’ils ne deviennent pas toujours plus invisibles et insoignés. Nous leur devons bien cela.
Marie-Hortense Lacroix, fille de résidente en EHPAD
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