Presse, influence et manipulation (2)
Au Moyen Âge, le prêche du curé, le crieur public, l'art religieux étaient des « médias » dominants. Les transformations qui suivront cette époque sont en grandes parties la conséquence du développement de l'imprimerie. On peut noter que dès son apparition en France, elle est strictement encadrée par le pouvoir politique. Déjà au XVIIe siècle, on trouve de nombreuses gazettes, tirant à plusieurs milliers d'exemplaires, et souvent lues en public. Les colporteurs sillonnent l'Europe, atteignent les villages les plus isolés, proposant un assortiment hétéroclite de presse et de littérature.
En France, jusqu'à la fin du XIXe siècle, l'état contrôle et censure directement la presse et la littérature. L'Eglise catholique est chargée de l'instruction, mais demeure sous la tutelle de l'état, par le concordat, imposé au début du siècle. Dans cette période d'exploitation des masses, probablement la plus brutale que l'humanité ait connue, il s'agissait bien sûr d'éviter la diffusion dans le bas peuple des idées « subversives ». Ces systèmes de contrôle étatiques furent dénoncés par une partie de la classe dominante, dès le milieu du siècle. Ce n'est évidemment pas le but final qui était dénoncé, mais l'efficacité du système, qualifié d'archaïque. Les insurrections populaires de 1871 donneront raison à ce courant réformateur, qui deviendra celui des républicains. Ils obtiennent la gestion des affaires publiques après 1875.
L'état octroie la liberté de la presse, le suffrage universel (masculin) et prend directement en charge l'instruction des enfants. Ceci fait entrer la France dans l'ère de « l'opinion publique », et de la culture de masse. Les classes dominantes font le calcul suivant : censurer la presse, interdire les journaux contestant l'ordre économique et social, anarchistes, socialistes etc, est une mauvaise stratégie. La presse officielle n'a aucune crédibilité aux yeux des masses, et cela rend la presse et les idées « clandestines » d'autant plus attrayantes. La nouvelle stratégie des dominants, mise en oeuvre par la liberté de la presse, repose sur quelques principes, toujours d'actualité aujourd'hui.
Plutôt que l'interdiction des courants politiques hostiles, ils misent sur l'effet de saturation de l'offre politique et idéologique. Le militant anarchiste a désormais le droit de se tenir au coin d'une rue pour vendre son bulletin, mal imprimé, parlant un langage plus ou moins hermétique aux non-initiés. Les grands intérêts financiers, eux, mettent en circulation dans tout le pays une variété de quotidiens à grand tirage, impeccables sur la forme, distribués dans des kiosques, à grand renfort de publicité. Ceci crée dans l'esprit des masses une impression de « respectabilité », de « sérieux » de la grande presse, impression qui devient leur principal critère de jugement, indépendamment de toute considération sur le contenu. Les idées majoritaires sont celles de la presse majoritaire, et définissent donc la « normalité idéologique ». Ils ciblent tout le spectre des opinions majoritaires, opinions formatées par l'autorité de l'instituteur, dont l'enseignement, on le constate par la lecture des manuels scolaires de l'époque, est imprégné d'idéologie, celle des « honnêtes gens ».
Mais la marginalisation des idées subversives ne suffit pas. L'état conserve la prérogative de décider de ce qui est une idée politique saine, et ce qui est une idée politique suspecte, voire dangereuse. Les mémoires d'un préfet de police de la Seine, Louis Andrieux, montrent comment, dès cette époque, les journaux suspects, qu'il n'hésite pas à financer, sont systématiquement infiltrés et manipulés par une cohorte de mouchards et autres agents de l'ombre. Au nom de la « sécurité » et de « l'ordre public ».
Tout cela a pour objectif de désamorcer la puissance potentielle des masses exploitées munies du suffrage universel. Chose avouée explicitement par de nombreux intellectuels de « l'élite », le plus brillant d'entre eux étant pour moi Charles Dupont-White, dont vous trouverez une sélection de citations à la fin d'un article médiocre que j'ai publié jadis sur Agoravox.
« Il faut pourtant ouvrir les yeux. Une chose nouvelle et énorme, comme le suffrage universel, doit tout renouveler autour de soi. Cette force du nombre, érigé en souverain, si vous la considérez en elle-même, si vous la livrez à elle seule, est une force vaine, sans malfaisance pratique et sérieuse. Le nombre ignore absolument la besogne officielle qu'on lui propose. Où l'aurait-il apprise ? Comment pourrait-il la deviner ?
En cet état, le nombre ne saura pas prendre et exercer la souveraineté qui lui est offerte par le suffrage universel. Les classes supérieures demeureront maîtresses du gouvernement, directrices de la société »
Charles Dupont-White
De nouveaux médias apparurent au début du XXe siècle, la radio et le cinéma. C'est un saut qualitatif majeur dans la capacité à transmettre l'information, au sens le plus large, et donc aussi un saut dans les méthodes de façonnage de l'opinion publique. La radio permet pour la première fois la diffusion instantanée et en tous lieux de l'information, c'est l'apparition du « direct ». Il faut noter, qu'en plus de toucher des masses considérablement plus larges qu'un titre de presse papier, elle renforce également l'effet de « crédibilité » de ceux, très peu nombreux, qui ont le privilège de s'y exprimer. C'est le média qui fait la crédibilité perçue du discours. La radio concentre un pouvoir immense dans un tout petit nombre de mains.
Mais il y a un autre aspect qualitatif nouveau à prendre en compte, qui concerne également le cinéma. Le lecteur d'un journal papier peut sélectionner les articles qu'il désire lire, les lire et les relire, au rythme qui lui convient. L'instantanéité et l'irréversibilité du discours oral et de l'image qui défilent changent radicalement les mécanismes d’intériorisation de l'information. La lecture s'adresse à l'esprit, tandis que le son et l'image s'adressent à la fois à l'esprit mais aussi à « l'instinct ». Ces médias permettent d'agir par « impression », sensations, quasi directement sur le corps et l'inconscient, avec une efficacité dépassant largement celle de la prose du littérateur le plus doué.
Radio et cinéma ouvrent les portes de la manipulation des émotions du public le plus large. Ils décuplent la capacité à susciter empathie, fierté, colère, dégoût, peur, horreur, indignation, etc, et ces sentiments s'imprègnent plus profondément dans la conscience, sans effort et sans « prérequis intellectuel » pour le spectateur. Les techniques de suggestion, euphémisme pour « manipulation », furent, et son toujours, étudiées et appliquées scientifiquement, dès l'apparition des médias de masse. L'emprise sur les individus ira croissant avec les « progrès » de la psychologie et de la biologie, nous l'illustrerons plus loin.
Tout le monde a en tête l'extraordinaire accélération du développement de la technologie durant la seconde guerre mondiale, l'avion à réaction, les missiles balistiques, les radars, l'arme atomique, etc. Il en fût de même pour la propagande, les techniques de manipulation des masses. Les britanniques furent sans doute les plus avancés sur ce sujet. Il faut garder à l'esprit que la propagande n'est pas diffusée exclusivement par la presse « d'actualité », et à vrai dire, son effet fût certainement mineur. La propagande efficace est dans la fiction, le cinéma de divertissement, qui fût une priorité de l'effort de guerre du Royaume-Uni, au même titre que l'armement militaire.
L'analyse minutieuse des excellents « Sherlock Holmes » de Basil Rathbone par exemple, est un indicateur très précis des préoccupations du pouvoir. En l’occurrence, en percevant les messages subtilement glissés dans chaque épisode, derrière une façade, un prétexte d'espions allemands et de sabotage, on comprend que le pouvoir craint avant tout les grèves, la lassitude voire l'hostilité du prolétariat. J'ai toujours soutenu que le « 1984 » d'Orwell, qui a vécu directement ces événements, n'est pas un roman d'anticipation, ni une critique du stalinisme, mais bien plutôt une description de la Grande-Bretagne durant la guerre... Il est documenté que la CIA a dépensé beaucoup pour dénaturer l'interprétation des romans de l'auteur.
On ne s'étonnera pas des clauses du plan Marshall obligeant les nations d'Europe occidentale, sous tutelle, d'importer et de diffuser le cinéma américain. Il existe des piles de documents déclassifiés de la CIA montrant comment l'agence a irrigué toute la vie intellectuelle, politique, artistique, dans tout le « monde libre », en Europe et aux Etats-Unis surtout. Le rapport de la très officielle « commission Church », publié dans les années 1970, nous apprend de la bouche des sénateurs américains mêmes, que les différentes agences gouvernementales infiltrent, manipulent et parfois contrôlent intégralement tous les secteurs de la société. Partis politiques, presse, cinéma, éditeurs, mais aussi associations féministes, mouvements « contestataires », groupes d'étudiants... Le rapport résume l'activité fondamentale des agences de renseignement : « Empêcher la libre circulation des idées ».
Après la radio et le cinéma, un nouveau saut qualitatif dans les moyens de manipulation a été fait avec la télévision. Il y aurait une méta-étude intéressante à entreprendre, en cherchant, pour chaque pays, les corrélations entre une grande variété de phénomènes socio-économiques et le nombre de foyers équipés d'un téléviseur. Cette étude existe probablement d'ailleurs, noyée dans la masse infinie des publications. Disons-le brutalement, la télévision, telle qu'utilisée par nos régimes, est un poison pour le cerveau, pire que l'alcool ou le cannabis. Je ne vais pas élaborer sur ce sujet, car d'autres l'ont fait mieux que je ne pourrais le faire. Je vous invite à visionner les conférences de Michel Desmurget, par exemple, dont je tire l'image qui suit, et qui illustre très bien mon assertion.
Les dommages causés durant l'enfance sont à peu près irréversibles. Mais tout le monde s'en fout...
Ce n'est pas la technologie en elle-même qui est a blâmer, évidemment, mais bien l'usage qui en est fait. L'arrivée massive de la télévision dans les foyers, d'abord aux Etats-Unis, plus tardivement en France, marque un changement radical dans le mode d'exploitation des masses. Il y a coïncidence entre la fin du seul argument, fallacieux par ailleurs, du capitalisme, les trente glorieuses, et l'apparition de « l'étrange lucarne ».
Il y a un changement de cap radical durant la décennie 1970. C'est l'époque du rapport du club de Rome, « les limites de la croissance ». Les classes dominantes imposent le régime du « Tittytainment », c'est-à-dire de l'abrutissement des masses, obligatoire et encouragé. La télévision est un instrument de premier ordre pour y parvenir.
En France, la télévision a connu une trajectoire assez similaire à la presse écrite : d'abord exclusivité de l'état, elle s'est ouverte au « marché », c'est-à-dire aux intérêts privés, dans les années 1980, sous l'impulsion de Mitterrand. Contrairement à une idée reçue, Internet n'a pas diminué sa part de « temps de cerveau disponible ». Internet s'est surajouté au « temps d'écran » consommé par les masses, et dans cet esprit de « crédibilité par le média » et non par le contenu, la télévision reste la référence. L'étiquette « VU A LA TELE » reste pleinement performative.
Jadis, l'âtre de la cheminée, qui a donné son nom au foyer, était le centre de la vie familiale. Le « cyclope bavard », la télévision, l'a remplacé, et a permis à la propagande, la manipulation, de s'installer au cœur de l'intimité du foyer. On entend encore souvent des enseignants, ruminant leur désolation de la ruine de l'école, nous sortir des formules comme : « L'école qui transmet les valeurs » de ceci ou de cela, c'est un beau discours. Théorique. Dès les années 1990, le principal « transmetteur de valeurs » aux enfants, c'est la télévision, et son cortège de publicités, feuilletons, quasi intégralement américains, et autres émissions de variété.
Saut qualitatif, disais-je, car la télévision profite des « progrès » en psychologie et en biologie. Il existe une littérature scientifique considérable sur les effets d'hypnose que certaines techniques permettent d'obtenir. Elles sont de diverses natures, citons la plus flagrantes, largement en usage, vous pouvez le vérifier simplement. La saturation extrême des couleurs, de préférence les violets et roses, ont des effets directs sur le cerveau et la physiologie. Mais surtout, les clignotements de lumière à des fréquences particulières, opérés par les changements de plans de caméras incessants, que vous observez dans les émissions les plus crasses, ou dans les feuilletons. Ces clignotements de lumière induisent le spectateur dans un état d'hypnose. Ceci est surtout utilisé dans les programmes de divertissement.
Le Dr Freda Morris, du département de psychologie médicale de l'UCLA [Université de Californie, Los Angeles], explique que les images télévisées se déplacent plus vite que le cerveau ne peut les traiter, ce qui oblige l'esprit à leur courir après. Il n'y a donc aucun moyen de rompre le contact avec ces images. Par conséquent, il n'y a aucun moyen de critiquer complètement l'information au fur et à mesure qu'elle passe. La télévision arrête les processus critiques du cerveau. [...] C'est un fait scientifique que les êtres humains s'habituent aux stimuli lumineux répétitifs. La télévision est la source parfaite pour de tels stimuli. En cas d'accoutumance, le cerveau décide qu'il ne se passe rien d'intéressant et cesse pratiquement de traiter les données. Cela s'apparente à la rêverie ou au somnambulisme. Le cortex gauche (zone 39) est mis en veilleuse. C'est le centre de la logique, de la communication et de l'analyse ; il est impliqué dans l'intégration des données sensorielles, la mémoire, la conscience et la détermination. Tous ces éléments sont suspendus pendant que nous regardons la télévision. Cela crée une dépendance, un peu comme la prise d'un sédatif.
Four Arguments for Eliminating Television, Jerry Mander
Il est très simple de voir ce principe en oeuvre. La nuit, observez la façade d'un immeuble d'habitation. On voit les flashs de lumière aux fenêtres. Clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic... Pourquoi les programmes sont si nuls, et que tant de gens les regardent ? Simplement parce qu'ils ne sont pas en capacité d'en apprécier le contenu lorsqu'ils y sont exposés. Les sens de l'odorat, du toucher, sont atténués dans ces états hypnotiques, enfermant plus encore le spectateur dans une bulle, le scotchant littéralement à l'écran. Le son renforce également l'isolement mental et la déconnexion des facultés de réflexion.
L'exposition à la lumière bleue, perturbateur endocrinien, empêche le sommeil, ce qui permet d'augmenter encore le temps d'écran du spectateur, en le tenant éveillé. Je rappelle que les écrans ne diffusent que trois couleurs, le vert, le bleu et le rouge. D'où une préférence pour les mélanges rouge-bleu, c'est-à-dire les roses et violets que j'évoquais plus haut.
Ainsi, plus et mieux que le cinéma et la radio, la télévision permet un contrôle des corps et des esprits. Bien évidemment, ce média profite aussi de toutes les techniques déjà développées par la presse écrite et le cinéma, manipulation de la langue, des images...
A suivre...
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