Prise de Terre
« La parole soulève plus de terre que le fossoyeur ne le peut » René Char Le capitalisme est-il une « prise de Terre » ? Le mouvement « les Soulèvements de la Terre » rappelle qu’il y a « un autre monde possible » sous le béton des cités outrancièrement artificialisées et ultraconnectées. Et une autre vie possible pour les populations que la dépossession par une infime minorité prédatrice. Pour peu que l’on prenne la peine de reconsidérer la réalité à sa racine pour faire vivre des alternatives viables.
« Nous sommes la nature qui se défend » scandaient les militants du mouvement « les Soulèvements de la Terre », lancé en janvier 2021 « contre l’accaparement et l’empoisonnement de la terre et de l’eau par le complexe agro-industriel » qui fait de notre monde un « grand corps malade ».
Pour ses promoteurs, ces biens communs (l’eau et la terre, donc...) « appartiennent à tous et non à quelques-uns ». Aussi ont-ils composé dans l’urgence un éclairant abécédaire, dédié aux blessés de Sainte-Soline, où une rassemblement de 30 000 personnes pacifiques contre les mégabassines, emblématique de la « lutte politique pour l’eau », s’acheva sur un terrifiant « bilan » de plus de deux cents blessés (26 mars 2023).
L’ouvrage commence par la notion d’ « Accaparement », précisée par l’anthropologue Philippe Descola, et s’achève sur « ZAD » (Martine Luterre). Trente-huit notices rappellent, en un entrelacement de voix révoltées, qu’on ne dissout pas le vivant dans une flaque d’abstraction marchande et de nihilisme prédateur.
Philippe Descola souligne que « le développement du capitalisme a été facilité par un mouvement croissant d’accaparement des biens communs par une minorité de possédants ». Cette accumulation au seul profit de quelques uns avait commencé dès le Moyen Age par le mouvement des enclosures en Grande Bretagne qui « soustrait à l’usage collectif des communautés paysannes des champs et des pâtures pour les réserver à des propriétaires locaux, avec pour conséquence une éviction des travailleurs de la terre devenus des occupants sans titre sur les fonds qu’ils avaient mis en valeur ». Ce que Marx (1818-1883) avait analysé comme « l’accumulation primitive du capital » se poursuit avec la spoliation des landes de Gascogne ou le pillage des terres des populations autochtones dans les Amériques...
Aujourd’hui, « les Soulèvements de la Terre » luttent contre la spoliation des biens communs par les bénéficiaires d’un système d’exploitation dévastateur de la planète et pour la « reconnaissance d’un commun planétaire » (Jérôme Baschet). Si le combat pour la préservation de l’eau et de la terre est « vieux comme le monde », il se meurt d’un aveuglement et d’une surdité généralisées dans une dissolvante hallucination collective : ce manifeste fera-t-il fonction de guide de désenvoûtement ?
« Tirer le frein d’urgence »
Dans la rubrique « Foncier », Tanguy Martin relève que, « dans un monde dirigé par la prédation de certaines classes sur d’autres, la relation des humains à la terre se distend » jusqu’à la rupture des équilibres vitaux : « Le capitalisme transmute le foncier en marchandise, jusqu’à sa métamorphose ultime en actif financier, au seul profit des classes oppressives. » Aussi, « remmailler nos relations à la terre, déliées par ces accaparements, passe aujourd’hui par des occupations libératrices ». Si l’on reconsidère le droit foncier comme un « champ de lutte à de multiples niveaux »... Eduardo Viveiros de Castro rappelle (rubrique « Indigène ») que les peuples indigènes sont « l’un des derniers remparts à la transformation du monde entier en une immense plantation biopolitique, une monoculture planétaire au sens tant anthropologique qu’agro-industriel du terme ». Comprendre que nous pourrions bien être tous « indigènes » et spoliés, c’est « rejoindre la lutte pour une reprise de la Terre par la terre, parcelle par parcelle, lieu par lieu, zone par zone »...
Gaïa Marx et Terra Zassou distinguent (rubrique « Kapitalocène ») « d’un côté ceux qui s’accrochent au privilège exorbitant du capital » et entendent « continuer à dérégler la planète » et de l’autre, « celle et ceux qui se soulèvent pour défendre lieux et milieux, et persister à habiter la Terre ». Après avoir fait l’expérience douloureuse de l’absurde jusqu’au vertige, ces derniers sauront-ils exercer leur droit à la vie pour ne pas « perdre les assises du monde » (Hannah Arendt) ?
François Jarrique, dans « Luddisme », rappelle que « les Soulèvements de la Terre » sont « nés d’une révolte légitime contre des infrastructures et des industries toxiques pour le vivant "- celle des Luddites (1812-1816) qui se référaient à la figure mythique de Ned Ludd, « celle du « justicier » et du Grand Exécuteur, chargé de défendre des droits solidement établis contre le nouvel ordre des entrepreneurs de l’industrie ». Un mouvement néoluddite assumera-t-il l’héritage de ces premiers « briseurs de machines » pour une désescalade technologique en mode soft landing pendant qu’il en est encore temps ?
Christophe Bonneuil (rubrique « Prises de terres » ) rappelle que la prise de terre par les acteurs agro-industriels a exclu du territoire des millions de paysans : « Confié à une minorité d’exploitants qui dominent la terre par les machines, le pétrole et la chimie, l’espace rural est déserté pour devenir un centre de production de « biomasse ». La prise de terre agro-industrielle s’approprie l’eau et dégrade sa qualité (nitrates, pesticides). Elle élimine les vivants jugés improductifs (races et variétés diverses remplacés par des organismes standartisés). Et elle décime les vivants comptés pour rien : millions d’abeilles chassées dès les années 1950 des zones de grandes cultures pesticidées, oiseaux en chute de 30% depuis 1989 ; bactéries et microfaune réduite des sols appauvris, et tout un cortège d’espèces victimes du recul des zones humides et d’une polyculture-élevage paysanne propice à la biodiversité ». Le constat ne s’arrête pas là, car « à ces prises de terres du capitalisme industriel, s’en ajoutent à présent de nouvelles : celles de l’agriculture numérisée et robotisée ; celles du capitalisme numérique avec ses mines et ses infrastructures ; celles de l’ « économie verte », ses mécanismes de « compensation » biodiversité et ses « marchés du carbone ». Tous les éléments vitaux en sont affectés : « l’eau, avec les accaparements (pompages et mégabassines), l’air avec la carbonation de l’atmosphère, le ciel avec les satellites »..
. Kassim Niamanouch développe la notion de résistance, comprise non seulement comme opposition à une force, mais aussi comme force d’opposition, « c’est-à-dire puissance de construction immédiate d’autres mondes, dans et contre ce monde ».
Une « guerre à la subsistance » ?
Sophie Gosselin et David gé Bartoli , constatent (rubrique « Soin ») le dévoiement de l’acte de soigner en geste technique d’optimisation : « Le vivant est objectivé et transformé en matière première d’un capitalisme globalisé. Les énergies physiques et psychiques sont capturées pour alimenter les infrastructures d’un corps artificiel qui réitère quotidiennement la coupure entre les humains et leurs milieux de vie ».
Or, la Terre, bien loin d’être une « machine mise au travail », est « la trame vivante et enchevêtrée d’une multiplicité de formes de vie liées les unes autres par des relations d’interdépendance et de coaffection ». Elle ne réduit pas les vivants à des « moyens sacrifiables » mais leur assure leur subsistance. Alors, qui se livre à une « guerre contre la subsistance » des populations, qui attente à la « capacité des personnes et des communautés à pourvoir à leurs besoins » ? interrogent Geneviève Pruvost et Aurélien Berlan. Qui mène cette rageuse « politique de la terre brûlée » ?
Il y a tout à la fois un étau mental et matériel à desserrer pour renouer avec des capacités d’imaginer et d’agir contre le pire... Quand bien même nous aurions « perdu le contact avec la fabrique concrète de ce qui nous permet de vivre, les pratiques de subsistance et les savoir-faire correspondants n’ont pas pour autant totalement disparu – et encore moins la conscience de leur importance ». Ces pratiques sont justes irréductibles à la planification bureaucratique ou aux logiciels d’un système industriel qui fait mine de nourrir « tout en sapant à terme les conditions de notre subsistance ». Elles passent par la réinvention de collectifs de vie pour réenclencher des cycles de subsistance. Qui en douterait ?
Marcelle et Marcel témoignent pour l’Atelier Paysan (« Technologie ») des ravages d’un machinisme agricole écologiquement insoutenable, en une énumération non exhaustive : « ethnocide paysan, endettement systémique, perte massive de la biodiversité et stress hydrique, artificialisation et érosion des sols, accaparement de la terre, à tel point qu’aujourd’hui elle n’a plus d’autre choix que de se soulever »... La solution ? Répondre à l’intensification du modèle agro-industriel par une « agriculture intensive en travail humain »...
Geneviève Azam rappelle qu’à mesure que la Terre dément la fiction de la maîtrise capitaliste, « il ne reste plus à l’ordre industriel et capitaliste qu’à accélérer la captation des ressources raréfiées, jusqu’à l’usage de la force brutale comme à Sainte-Soline, et à laisser miroiter l’invention d’outils techniques capables de juguler les forces telluriques qu’il a déchaînées, voire de terra-former d’autres planètes »...
C’est ainsi que la postmodernité techno-industrielle, « qui promettait de libérer les humains de leurs attaches terrestres, s’abîme dans une affolante dystopie et sème la désolation ». Aux antipodes de « l’épouvantail médiatique construit autour du « militant d’ultra-gauche violent » ou d’une « dichotomie fossilisée entre violence et non-violence, Isabelle Cambourakis en appelle à « une pratique contre-violente créatrice, efficace et non oppressive » à préciser... Celia Izoard (www.toxique-village-global.com) souligne que la « transition écologique et numérique est une contradiction dans les termes, une monumentale escroquerie intellectuelle du XXIe siècle. Bien loin de « sauver la planète », le numérique « accélère les ravages du capitalisme, engloutit l’eau et l’énergie, décuple les addictions, robotise et défigure le travail et soumet le quotidien à l’arbitraire de l’intelligence artificielle ». Pour elle, il reste à « inventer les formes d’un désarmement général du capitalisme numérique ».
L’infrastructure des télécommunications dévore l’énergie, les matériaux, l’eau, l’air pollué par les ondes électromagnétiques – et précipite le monde entier vers son autodestruction. La reconquête des besoins vitaux et des territoires, des savoirs et des savoirs-faire en perdition passe, à l’évidence, par une désescalade numérique. La désactivation de cette addiction au numérique ne couperait pas nécessairement le courant qui permet de produire du réel comme de l’irréel, de l’utile comme du futile ou du mortifère. Mais elle sonne l’urgence de reprendre les commandes des salles de machines (et de « marchés »...) au seuil d’un implacable hiver nucléaire du « projet humain ».
On ne dissout pas un soulèvement – 40 voix pour les Soulèvements de la Terre (collectif), Seuil, 180 pages, 11,50 euros.
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