Professionnels de la Dissidence
Le 22 mars dernier, Johann Hari, une des personnalités les plus influentes de la gauche britannique, faisait paraître dans The Nation un article intitulé The Wrong Kind of Green – La mauvaise sorte de verre, où elle dénonçait les liens tissés entre les grandes associations de protection de la nature et le monde industriels. Alors que dans les années 80, les associations de défense de l’environnement ne dépendaient que des cotisations de leurs membres et de dons individuels, elles ont, à la fin du siècle dernier, commencé à accepter des subsides venant de groupes industriels. Le résultat, selon Johann Hari, c’est que nombre d’entre elles ont défendu au Sommet de Copenhague des positions très en deçà de ce qu’exigerait la situation.
Alors bien sûr, Johann Hari est loin d’être objective et The Nation est, c’est le moins que l’on puisse dire, très à gauche. Il n’en reste pas moins que la gauche, radicale ou non, au pouvoir ou non, a fait preuve d’une remarquable inefficacité à changer le monde au cours des trente dernières années. Il y a des raisons objectives à cela. Nos sociétés sont tellement complexes, le pouvoir y est tellement diffus et fragmenté qu’il est très difficile de faire autre chose que des réformes superficielles ou d’accompagner le mouvement. Par ailleurs, nous sommes au début du processus d’effondrement prévu par le Club de Rome au début des années 70. Il mettra du temps à arriver à son terme mais il limite déjà sérieusement les ressources à notre disposition. Ajoutez à cela la faillite intellectuelle, morale et matérielle du marxisme et il semble presque normal que la gauche se réfugie dans l’incantation et le symbole creux quand ce n’est pas dans la réaction pure et simple comme chez les chevènementistes ou à Riposte Laïque, média dont on se demande d’ailleurs ce qu’il a encore à voire avec la gauche.
Il y a cependant une raison plus profonde. Les systèmes politiques ont deux manières de « gérer » leurs opposants. Ils peuvent les réprimer – c’est une méthode qui a été extrêmement populaire, et efficace, dans le passé mais qui semble aujourd’hui trouver ses limites. Ils peuvent aussi les coopter, les intégrer à leur fonctionnement et leur donner un rôle, parfois, d’ailleurs très important. Cette méthode a parfois échoué de manière spectaculaire, comme en Allemagne entre 1933 et 1945 mais elle a puissamment contribué à neutraliser la menace communiste dans les sociétés occidentale.
Il est facile de crier à la trahison ou la corruption. Cela existe, c’est certain, mais c’est marginal. Le processus est beaucoup plus subtil. Pour promouvoir des idées et mettre en place des politiques il faut des moyens, des élus, un appareil, or toutes ces choses vous possèdent autant que vous les possédez. Sans elles votre capacité à agir se réduit à peu de choses mais en même temps la peur de les perdre oriente vos actions, et ce d’autant plus que vous êtes faible, donc dépendant.
Ce problème est exacerbé pour les individus. Au-delà d’un certain niveau, l’action politique ou associative est une activité à plein temps qu’on ne peut mener à bien que si on en vit – c’est l’une des raisons pour lesquelles les élus sont « indemnisés », les deux autres étant la volonté de limiter la corruption et celle de donner accès aux fonctions électives à ceux qui n’ont pas de fortune personnelle. Le problème c’est qu’une fois qu’on s’est installé dans une carrière de ce genre il devient très difficile de la quitter – sauf pour le haut du panier et les fonctionnaires, ce qui explique pourquoi ils sont si nombreux dans les assemblées – et très vite on doit faire un arbitrage entre l’attachement à des idées ou un projet et la nécessité de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille.
C’est évidemment particulièrement flagrant avec les associations écologistes que dénonce Johann Hari, mais aussi, au niveau français avec Europe-Ecologie. Notre situation vis-à-vis de la biosphère et de nos ressources est à ce point dégradée qu’il est probablement impossible d’éviter une forme ou une autre d’effondrement, pourtant, ceux-là même qui devraient en être le plus conscients s’accrochent à des chimères telles que la « croissance verte ». Il y a bien sûr une part de psychologie et d’idéologie dans cette illusion collective, mais fondamentalement, le problème vient du fait que même ses contempteurs sont profondément insérés dans la société de consommation et pour la plupart d’entre eux ne pourraient pas vivre en dehors d’elle. Même s’ils représentent sans doute le moins mauvais choix électoralement parlant, les Verts restent des représentants des classes moyennes supérieures, or une société vraiment soutenable n’a pas besoin de consultants en environnement ou de psychothérapeutes et n’auraient certainement pas les moyens de les entretenir en nombre. Ce dilemme est insoluble et c’est en partie à cause de cela que même au pouvoir les écologistes ne pourraient empêcher la crise de continuer et de s’approfondir. Alors qu’elle vient de ce que notre civilisation soit devenue trop complexe pour sa base de ressources, les solutions proposées – et pas seulement par les écologistes – consistent toujours à rajouter de la complexité à un édifice social déjà chancelant, diminuant encore plus notre capacité à faire face à la crise mais créant de nombreux postes de consultants et de bureaucrates – privés ou publics, d’ailleurs, ce n’est pas le problème.
Cette tentation, souvent inconsciente, d’ailleurs, n’est pas réservée aux partis de gestion. En fait, elle est encore plus marquée dans les groupes extrémistes, du moins ceux qui ont atteint une taille critique et acquis un minimum de structure. On l’oublie souvent mais la dissidence, l’opposition au « système », permet de s’insérer dans un contre-système, avec ses enjeux de pouvoir, ses niches sociales et parfois ses logiques d’argent. Les bureaucraties syndicales et partisanes existent aussi aux marges et ceux qui s’y installent en deviennent vite aussi prisonniers que leurs cousins des grands appareils. La caricature en est le groupuscule trotskiste dirigé par ses permanents et qui n’a plus d’autre objectif que de s’auto-perpétuer en exploitant au maximum la petite portion du marché de la dissidence qu’il se trouve contrôler – les lambertistes sont souvent très bon dans ce rôle mais les communistes, ou du moins ce qu’il en reste, ne sont pas loin derrière. A l’extrême-droite on a la nébuleuse Larouchiste, représentée en France par Solidarité et Progrès, dont l’UNADFI dénonce les méthodes sectaires mais qui offre un espace social et une certaine forme de reconnaissance à ses membres, même si c’est au prix de l’adoption d’un rapport très particulier avec la réalité.
Le résultat c’est que ces groupes participent en fait au bon fonctionnement du système qu’ils prétendent renverser. Que l’on ne se trompe pas, une France dirigée par le POI ou Solidarité et Progrès serait un enfer totalitaire. Les chances pour que ces groupes, ou d’autres de la même extraction, arrivent au pouvoir est extrêmement faibles, cependant, et tant qu’ils demeurent faibles et impuissants, ils offrent une fausse alternative, légitimant l’idéologie dominante en en reprenant, tout en les distordant, les thèmes les plus fondamentaux – la notion de progrès par exemple. Dans le même temps ils servent de repoussoir et canalisent les aspirations au changement en les menant dans des impasses. Les conspirationnistes ont, soit dit en passant, le même rôle stérilisant.
Et pendant ce temps-là, les véritables réponses attendent dans les limbes
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