Psychopathologies de la croyance
Approche psychanalytique des événements de janvier 2015
Au prétendu nom de Dieu ont eu lieu en trois jours dix-sept assassinats et autant de blessés : des journalistes, des policiers, des Juifs. Si ces événements, qu’il faut d’abord réussir à nommer ont frappé tout un chacun dans ses représentations des valeurs démocratiques, ils concernent d’autant plus la psychanalyse qui y a son mot à dire pour au moins trois raisons essentielles. La première parce qu’il y est vraisemblablement question de psychopathologie de la croyance. La seconde parce que la liberté d’expression est au fondement même de la psychanalyse. La troisième parce que la psychanalyse est la seule à pouvoir prendre en charge le réel comme catégorie. Autour du réel indicible contre lequel s’est cognée l’angoisse, nous devons nous risquer à tisser du symbolique pour relancer une dialectique.
Une psychopathologie de la croyance en masse
Au singulier, la psychopathologie de la croyance esquisse la volonté d’unité de la masse. Des crimes en masse ont eu lieu de part et d’autre des victimes et des bourreaux. À la suite de Gustave Le Bon [1], Freud [2] entend comprendre comment des individus disparates peuvent former une seule foule. S’appuyant sur les concepts d’identification et de narcissisme, il explique que l’individu s’identifie à un chef en tant que ce chef se substitue à son idéal du moi. Affaibli, le moi individuel cherche son étayage dans un moi collectif pouvant aller jusqu’à un sentiment de toute puissance et de retour pulsionnel à des instincts destructeurs. Dans notre affaire, le chef auquel les sujets s’étaient identifiés était rien moins que Dieu lui-même.
Une telle identification repose sur l’attrait du Un. Divisé par le langage, le parlêtre est tenté de vouloir faire Un : Un avec Dieu, avec lui-même ou un autre, Un avec n’importe qui ou même n’importe quoi, pourvu que l’opération fusionnelle permette un accès à l’illusion d’une identité sans faille. C’est dire que la croyance est du côté phallique. Le tout religieux à la fois phallicise et déresponsabilise le moi qui peut être amené à tuer au nom d’un faux Autre identique. Le Un abolit donc aussi bien le moi que l’autre. Et dans sa disparition, l’altérité emporte la compassion. Dès lors, toute la place est faite à l’ignorance, qui n’est jamais que l’ignorance de cette altérité. Même et surtout l’accusation de blasphème, qui en droit français n’existe pas, a ici trahi une autoréférence pour autant que ne pourrait blasphémer que celui qui croirait en un dieu.
Pour Freud [3], le sentiment religieux pérennise une névrose infantile née au sein de la famille. Le monothéisme, surtout, serait essentiellement une religion du père. En proie au désir coupable du retour du père mort, tué parce que jalousé, le sujet s’en remet à Dieu comme à ce père retrouvé. Mal occis, Dieu le père aurait d’ailleurs aussi tous les traits de la mère non castrée. S’appuyant en effet sur le déni de la castration et de la différence des sexes, le croyant renoncerait à sa liberté contre un surplus d’obéissance. Préférant rester à la merci d’un gentil papamaman indifférencié, il s’adonnerait à une servitude toute volontaire. Obéir à un père maternant plutôt qu’à rien ni personne, tel serait son contrat inconscient passé avec son dieu.
Croire en l’Un, c’est succomber à la psychopathologie du tout-croire. Dans RSI [4], Lacan insiste sur cette différence entre LE croire tout entier et Y croire un peu quand même. Dans LE croire, le sujet s’abolit dans son acte de croyance, il est aspiré sans limite dans cette jouissance. Alors que dans Y croire, qui désigne un lieu (le lieu de l’Autre plutôt que l’Autre comme être), il y a la possibilité d’un décollement et donc d’un regard critique. Ainsi, dans la psychopathologie de la croyance, ce ne serait pas tant la croyance qui ferait question que son degré. Entre le psychotique, qui à trop savoir n’y croit absolument pas, et le fanatique religieux qui Le croit pleinement, il y aurait un équilibre à trouver. En effet, le névrosé non de pathologie mais de structure, pour autant qu’il s’adresse à l’Autre, ne peut pas ne pas y croire du tout.
Trop croire, c’est croire trop sérieusement. Entre le sérieux de la dupe, et aussi bien du non dupe, s’échelonnent tous les rires. En l’occurrence, s’en prendre à Charlie Hebdo, c’était vouloir assassiner la liberté de rire et avec elle la possibilité de se détacher du discours d’un maître. C’était donc aussi attaquer la liberté de jouir. Forts du Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient [5], qui revêt ici son manteau politique, nous savons en effet que le witz est à la fois du côté du Réel, qu’il capte en un éclair, et du côté du désir et de la jouissance interdite. Ainsi les jihadistes auraient-ils succombé à leur redoutable jalouissance[6], néologisme de Lacan pour décrire la jalousie de la jouissance supposée de l’autre, et qui révèle surtout une propre incapacité à jouir soi-même.
Comble du blasphème supposé, à l’humour s’est ajoutée l’image. Or l’islam - tout du moins un certain islam, c’est-à-dire déjà l’une de ses interprétations - interdit toute forme de représentation. Mais représenter, c’est interpréter. L’interprétation de l’actualité en relance sans cesse le débat. C’est dire plus fondamentalement que la puissance interprétative déploie le symbolique. Par ailleurs, à l’ère du règne de l’image, certes parfois de manière excessive, on voit mal comment l’islam pourrait encore y échapper. De même que le christianisme a dû faire évoluer sa doctrine pour survivre à la démocratie, l’islam gagnerait assurément pour lui-même à s’adapter à la modernité. Sans forcément y apporter de réponse, l’essentiel reste d’en laisser la question ouverte.
Thanatos, par ailleurs, n’est jamais loin d’Eros. Réprimé dans l’hystérie ou soumis aux rituels purificateurs dans l’obsession, le désir sexuel est souvent tenté de faire retour dans le religieux. Ainsi, la demande de commerce sexuel que ces soldats de la mort n’ont cessé de refouler n’a que plus littéralement explosé au grand jour. Pour l’amour de Dieu, la religion semble surtout n’avoir été qu’un prétexte pour céder aux plaisirs de l’interdit ou encore pour s’aimer eux-mêmes en Lui. Il n’y a donc plus qu’à espérer que les soixante-douze vierges du paradis jihadiste ne leur aient pas fait faux bond, même s’il est laïquement permis d’en douter.
Des psychopathologies individuelles de la croyance
Une approche de la psychopathologie de la croyance donne certes un aperçu de ce qui a pu se jouer lors de ces attentats. Mais le véritable risque interprétatif consisterait en une étude approfondie des psychopathologies de chacun de ses acteurs. Car ce n’est qu’en les raccrochant à leurs biographies individuelles que ces êtres incompréhensibles, redevenus humains trop humains, récupèreraient leur part de responsabilité, même et surtout inconsciente, sur laquelle Lacan exhortait à ne pas céder [7]. Les arracher à l’anonymat djihadiste, les défusionner de la masse impersonnelle du « nous » en les faisant exister un par un : tel serait un authentique droit de réponse, car littéralement l’un des plus singuliers.
L’opération de singularisation des tueurs consisterait d’abord à les soustraire à la foule pour les ramener à un duo. Nicolas Dissez [8] rappelle que Lacan [9] est l’un des derniers cliniciens à s’intéresser à la folie à deux telle que l’ont décrite les aliénistes au XIXème siècle. Atome de la contagion sociale hystérique, le phénomène décrit deux sujets qui malgré leur différence de structures psychiques se retrouvent pris dans « un seul délire [9] ». Le premier sujet, psychotique, contamine le second qui ne l’est pas. Ce tableau, véritablement refoulé des manuels diagnostiques de la psychiatrie actuelle, attrape précisément ce qu’il y a de plus intime dans la névrose : le désir jusqu’au délire de fuir sa division de sujet en se perdant dangereusement dans l’autre.
Rien ne peut remplacer la parole du sujet sur sa propre souffrance psychique. Aussi ne pourra-t-on jamais savoir ce qui s’est véritablement noué pour chacun des auteurs de ces attentats. L’expérience clinique peut seulement proposer des pistes de réflexion. On peut notamment supposer qu’entre les frères Kouachi se serait produit le même accolement dans l’amour que chez les sœurs Papin, l’essentiel ayant consisté à boucher l’un par l’autre la béance orpheline. On pourrait de même s’interroger sur leurs structures psychiques respectives et se demander si la psychose de l’un n’aurait pas entraîné dans un délire la névrose de l’autre. L’influence de Chérif sur son aîné Saïd semble aller dans ce sens. N’est-ce pas d’ailleurs ce dernier qui a oublié en chemin sa carte d’identité, un peu comme si lui seul avait encore quelque chose d’identitaire à perdre ?
Derrière le troisième acteur des drames se cacherait peut-être une autre folie à deux : celle des époux Coulibaly, mariés non devant l’Etat mais religieusement. Ici encore flotte le fantôme abandonnique d’une Hayat Boumeddiene placée en foyer par son père après le décès de sa mère et que le délire d’un Amedy Coulibaly aurait pu leurrer. Cependant, une sexualité réelle n’aurait pas été à la hauteur de la sexualité non génitale à l’œuvre chez les sœurs Papin et sans doute aussi chez les frères Kouachi. Le réel de la sexualité, qui n’est jamais ça [10], n’aurait pas pu rivaliser avec l’idéal imaginaire de l’extase religieuse…
À la racine de la folie à deux logeraient donc deux folies toutes seules. Si en l’occurrence un sujet a pu être endoctriné, c’est d’abord qu’il était endoctrinable. Encourageant la liberté subjective, la psychanalyse ne saurait pas même se contenter d’un déterminisme social. Notamment, les enfants ou petits-enfants d’immigrés de culture musulmane en situation d’exclusion sociale n’ont pas tous basculé dans l’intégrisme islamiste. De même qu’au sein de leurs propres familles, les autres frères et sœurs des trois responsables des attentats n’ont pas fait les mêmes choix. À nouveau, seule une investigation particulière des signifiants-maîtres de chacun aurait pu nous éclairer sur leurs vérités intimes.
Alors qui était isolément Chérif Kouachi, ou en termes plus analytiques, quel parlêtre était-il ? Même si encore une fois nous ne le saurons jamais, il demeure essentiel de se poser la question. C’est ce qu’à l’écart des accusateurs en masse n’a pas hésité à faire la journaliste Eloïse Lebourg qui relate avec force détails son enfance [11] : un garçon turbulent habitant avec son frère et sa mère célibataire dans un logement social de quartier de banlieue défavorisé ; un ou des père(s) inconnu(s) ; deux autres frère et sœur placés ailleurs ; une mère qui ne peut pas payer la cantine et qui aurait eu recours à la prostitution pour boucler ses fins de mois, morte par surdose de médicaments, enceinte d’un sixième enfant et dont le cadavre est trouvé par les deux frères alors âgés de dix et douze ans.
Quant à Amedy Coulibaly, on dispose d’assez peu d’éléments biographiques. Parmi eux, on retient toutefois çà et là des faits qui parlent : la mort de son meilleur ami tué au cours d’un vol par un policier qui n’a pas été poursuivi par le parquet, et dont la relaxe de Charlie Hebdo par le tribunal en 2008 a sans doute ravivé la déception du jugement des hommes ; son pseudonyme en prison de « Hugo la masse » avec tout ce que peut comporter ce signifiant identitaire ; son affirmation de s'être « synchronisé » avec les frères Kouachi, comme on fusionne avec l’Autre ; dernier fait, probablement le plus troublant : Amedy Coulibaly a eu beau clamer avoir agi au nom de l’Etat islamiste, aucune organisation de ce type n’a à ce jour revendiqué son acte. Plus encore, le financement estimé des attentats correspond à la même somme que le crédit à la consommation contracté par l’homme quelques jours auparavant. L’enquête sur sa singularité est ainsi devenue celle sur sa plus extrême solitude.
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Par un choc national sans précédent, la psychopathologie de la croyance religieuse semble s’être doublée, au moins un temps, d’une psychopathologie de la croyance laïque. Scandé dans l’Un, le « Je suis Charlie » a cru devoir écraser voire récupérer politiquement les vécus individuels. Mais si la psychanalyse partage sa liberté d’expression avec la démocratie, elle garde la spécificité de s’en exprimer dans la sphère privée. C’est dire qu’elle peut, le cas échéant : encourager à se décoller de la cité, s’autoriser à nouveau d’elle-même et de quelques autres, réussir à redire un « je » qui ne soit pas exclusivement Charlie. Pour ma part donc, après ce double coup de massue, c’est bien le cas de le dire, j’ose enfin écrire sans provocation ni sans plus de développement institutionnel que je ne suis pas-tout Charlie, tant du côté de l’être que du suivre.
Sandra Meshreky, février 2015
[1] G. LE BON, Psychologie des foules - 1895
[2] S. FREUD, Psychologie des foules et analyse du moi - 1921
[3] S. FREUD, L’avenir d’une illusion - 1927
[4] J. LACAN, Le séminaire livre XXII, R.S.I. – non paru – 21 janvier 1975
[5] S. FREUD, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient - 1905
[6] J. LACAN, Le séminaire livre XX, Encore, 1972-1973 – Paris, Seuil, Points Essais, 1975 – p.127
[7] « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables » : J. LACAN, Écrits - Paris, Seuil, 1966 - p. 858
[8] N. DISSEZ, La folie à deux, un épisode délirant expérimental ? - Les épisodes délirants - JFP n°22, Eres, 2004
[9] J. LACAN, Le séminaire livre III, Les psychoses, 1955-1956 – Paris, Seuil, 1981
[10] « Ce n’est pas ça – voilà le cri par où se distingue la jouissance obtenue, de celle attendue » , J. LACAN, S20, Encore – p. 142
[11] E. LEBOURG, L’enfance misérable des frères Kouachi
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