Pulvérisé comme un obus
L'APRES 14/18 CES MILLIERS DE VOIX QUE NOUS N'AVONS PAS ENTENDUS.... PULVERISES COMME UN OBUS.
Comment expliquer un traumatisme psychique ? Comment aborder un état sous-jacent à sa conscience ? Pourquoi oser évoquer une douleur diffuse difficilement compréhensible par soi-même à d'autres, étrangers à de telles situations ?
Côtoyant au fil des années différentes personnes anciens soldats de plusieurs guerres et entourage de ces derniers, il m'est apparu nécessaire d'évoquer, pour employer une expression à la mode mais combien choquante et effrayante d'abstraction, « les dommages collatéraux ». Cette expression laconique permet de gommer tout approfondissement, étude, analyse, comptabilité.
Pour planter d'une façon abrupte, impersonnelle un « décor », ma grand- mère devint veuve de guerre en 1915. Après un conseil de famille et une injonction à se remarier, elle épousa après-guerre mon grand- père, soldat de 1914 à 1918 au 27ème RI. Je suis, comme tant d'autres, le petit fils d'un combattant croisant des moments sombres de l'humanité.
Petit fils unique, je passais mes vacances et mes week-ends dans la petite ferme de mes grands- parents. Au fil des années, telle une éponge, je m'imprégnais des récits obsessionnels de ce grand père, qui bien qu’inconsciemment, involontairement effectua sur moi un véritable transfert.
Il est vrai que son besoin d'extérioriser cette obsession, ne trouvait comme auditoire que moi. Ma grand-mère, veuve de cette guerre, ne voulait plus en entendre parler, résultat d'une déchirure qui perdurera toute sa vie créant dans mon esprit un non-dit que seulement très longtemps après, je compris.
A table, en fin de repas ou en aparté, lors des travaux où je l'aidais, inlassablement il revivait son vécu dans les tranchées, tout heureux de posséder cet interlocuteur attentif et réceptif.
Dans mes moments de jeux, invariablement, je prenais le fusil d'un mitrailleur allemand (que mon grand-père avait ramené du front) et mon imaginaire d'enfant, puis d'adolescent reconstituait les combats écoutés. Je bondissais avec le casque de mon aïeul, sa musette, son bidon, son masque à gaz et, ainsi accoutré, je jaillissais hors d'hypothétiques tranchées ! La chienne terrée dans sa niche (devenue une cagna de tranchées pour moi) recevait une pluie « d'obus » (des mottes de terre), puis je la visais avec le fusil dans différentes positions de combat...
Au début de mon adolescence nous sommes allés à Dijon à la caserne Vaillant, lieu de son incorporation, tout en écoutant ses explications. Mais jamais nous ne retournâmes sur les lieux de ses combats, ma famille craignant pour lui un choc émotionnel (mon grand- père, au sortir de la guerre avait dû subir des séances d'électrochocs).
Parallèlement, ma grand- mère s'isolait toujours dans sa chambre, assise sur une petite chaise devant son armoire, lisant et relisant inlassablement les lettres que son premier mari lui avait envoyées du front, laissant dans mon esprit un immense point d'interrogation. Ma mère intervenait en me demandant, sans plus d'explications, de ne pas la déranger.
Certaines nuits mon grand- père se réveillait en hurlant. Ma grand-mère me réconfortait par un laconique « Ce n'est rien, c'est la guerre ».
Mon grand-père accapara ma curiosité et mon attention. J’en oubliais de demander à mon père ses souvenirs sur ses deux années comme militaire et sur ses cinq années en tant que prisonnier dans un stalag en Allemagne. Lorsque j’essayais d’évoquer la seconde guerre mondiale, mon grand-père (ou d’autres poilus) me coupaient la parole en lançant « En 40 c’était l’armée de Bourbaki ! » ou en reprenant la célèbre phrase « A Verdun on ne passe pas ! », ceci signifiant : si nous poilus avions été là, les allemands ne seraient pas passés.
A l'adolescence, pendant des années je dessinais sur des morceaux de papier une île avec des petits carrés pour une capitale et des points pour des villes. Une ligne biscornue matérialisait une frontière partageant l'île en deux pays, que mon imaginaire s'acharnait à rectifier en fonction d'avancées ou de reculs d'éventuelles troupes...Je ne fis la relation et découvris les effets de ce traumatisme seulement des dizaines d'années plus tard, lors du suivi des traces de mon grand- père sur ses lieux de combat.
Militaire au service de santé à Marseille et rentrant d’une permission, ma grand-mère me demanda une photographie en habit de soldat. Je lui répondis d’un ton péremptoire « l’uniforme militaire, c’est l’uniforme de la mort ! ».Un silence, pesant s’installa et, compte tenu du contexte familial, se fit plus cinglant qu’une paire de claques ! Peu de temps après, en visite à Paris j’allais aux Invalides pour rapporter à mon grand-père le descriptif des présentations de la guerre 14/18 et je lui adressais un petit « poème » à la gloire des poilus !
Vers 1972 à l’aide de mon premier magnétophone à bandes, autour de la table de la cuisine, en l’absence de toute autre présence, je le questionnai sur ses souvenirs de guerre qu’il m’avait tant racontés. J’enregistrais pour conserver sa voix et sa mémoire.
Toujours au début des années soixante- dix, un ami de la famille nous prévint qu’il viendrait avec un copain et sa femme allemande à la ferme familiale. Nous étions inquiets de la réaction et du comportement du grand-père. Le séjour se passa très bien, aucun souvenir de 14/18 ne fut évoqué. Bien plus le grand-père et l’allemande, bons blagueurs tous deux, partagèrent de grands moments de plaisanterie.
C’est à cette époque qu’un copain venant chez mes grands-parents me raconta un événement dont je ne me souvenais pas et qu’il me remit en mémoire. Mon grand-père évoqua (ce fut la seule fois) d’une façon cruelle un de ses souvenirs « j’étais assis de garde dans ma tranchée à surveiller lorsque je vis sortir un allemand de la sienne pour aller faire ses besoins vraisemblablement. Lorsqu’il est revenu, je l’ai visé puis tiré dessus ». Le grand-père ajouta « Celui-là sera mort avec les boyaux propres ». Le copain fut glacé, avec ce récit encore conservé dans sa mémoire, d’entendre quelqu’un raconter sans état d’âme la mort qu’il avait infligé à un autre homme.
Ces mots imprimés dans ma tête…cagna…le 75…boches…shrapnel…fridolins…
Ces murmures…comme des cris terrifiants de vie détruite… « vivement qu’on me mette dans le trou »…
Ma mère qui trainera toute sa vie une dépression… et moi de son vivant, incapable d’imaginer la relation, la cause…
La mort toujours en toile de fond d’une vie…
En 2013 je décidais d’aller sur les traces de mon grand-père, particulièrement à deux endroits dont il parlait souvent : le Bois Fumin et la Croix Saint Jean à Marbotte. Et là mon traumatisme remonta d’une façon particulièrement intense, inouïe. Des dizaines de kilomètres avant, je ne pus conduire ma voiture tant l’appréhension me submergeait. Arrivé au Bois Fumin et découvrant la densité des impacts d’obus encore visible, ma douleur fut à son paroxysme. J’en voulais à la condition inhumaine dans laquelle ces hommes avaient vécu leur jeunesse ! La personne m’accompagnant comprit la situation pathétique dans laquelle je me trouvais. Situation qui entrainait pour elle une impossibilité à intervenir, pour moi à communiquer. Elle me proposa la solution opportune de me laisser seul, et ainsi j’errais dans ce bois avec mes fantômes… que l’on ne peut partager !
A FAIRE CIRCULER.....APRES
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